Avec
Alexandre Pouchkine,
Nicolas Gogol (1809-1852) est l'un des pères fondateurs de la littérature russe. Il est l'auteur d'une oeuvre importante, pas tant par sa quantité que par sa qualité, et son influence :
Dostoïevski aurait déclaré : « Nous sommes tous sortis du « Manteau » de
Gogol ». A son actif, quelques
poésies ; deux romans : «
Tarass Boulba » (1835-1839) et « Les Ames mortes » (1842) ; et plusieurs recueils de
nouvelles : « Les Soirées du hameau » (1831-1832), «
Mirgorod » (1835), «
Nouvelles de Petersbourg » (1835-1836), «
le Portrait » (1842), «
le Manteau » (1843) ; enfin une oeuvre théâtrale qui constitue un des piliers du
théâtre russe (toujours avec
Pouchkine) : «
le Revizor » (1836) et «
Les Joueurs » (1836)
Ce rapide tour d'horizon de l'oeuvre de
Gogol met en évidence que l'essentiel a été écrit entre 1832 et 1842, alors que les deux romans lui ont pris plusieurs années, voire toute sa vie.
C'est particulièrement vrai avec « Les Ames mortes » : commencé en 1835 sur une idée de
Pouchkine, il est constamment repris, amendé, amélioré : la première partie est éditée en 1842, il commence une deuxième partie qui ne sera éditée qu'à titre posthume.
« Les Ames mortes » est assez inclassable : c'est un roman en complète évolution : à travers
le portrait d'un petit escroc, Tchitchitov, toujours encadré par Sélifane, son ivrogne de cocher, et Petrouchka, qui se signale par une odeur corporelle particulièrement puissante,
Gogol trace
le portrait de la société de son temps, et finalement un portrait de lui-même. Conçu au départ comme une farce, le roman évolue peu à peu vers une étude de moeurs, et même un essai moral sur la médiocrité des êtres humains, indépendamment de la classe sociale, de l'âge, du sexe, etc.
Pour un non-russe, le titre peut sembler confus, ou du moins ambigu : les âmes ne sont pas ici des principes vitaux et spirituels, moteurs, avec le coeur et l'esprit de nos existences corporelles. En russe, les « âmes » sont des serfs (esclaves, pas dix-cors) mâles, qui sont comptabilisés pour déterminer la valeur des domaines et aussi, ce qui est plus sujet à caution, l'impôt sur les propriétés. le système russe étant à l'évidence aussi clair et aussi juste que les systèmes occidentaux, toutes les arnaques sont possibles, vu la lenteur des procédures. Notre ami Tchitchitov flaire la bonne affaire, et monte une escroquerie d'envergure. Il entreprend une tournée de propriétaires en leur proposant d'acheter des « morts », ce qui dans un premier temps, ne lasse pas de les surprendre. Mais Tchitchitov, patiemment les ramène au sens précis du mot « âmes mortes » et l'accord se fait. Mais bien entendu, la vérité un jour se fait jour et notre héros doit fuir…
L'originalité de ce roman, c'est que, s'il affiche une linéarité d'intrigue (le déroulement de l'escroquerie, illustré par la diversité (très divertissante) des portraits et des situations), il marque également plusieurs ruptures de ton qui font évoluer le roman, de façon pas toujours très claire pour le lecteur : c'est ainsi que partant d'une farce paysanne, on évolue au fil du roman vers des considérations plus pessimistes, qui suivent plus ou moins le parcours de l'auteur : par exemple quand
Pouchkine, son ami et mentor, meurt tragiquement,
Gogol marque le coup et le côté comique du roman s'infléchit quelque peu ; idem quand la censure russe commence à s'intéresser un peu à lui. Pour écrire la seconde partie, la gageure est encore plus difficile : déprimé, paranoïaque et de plus hypocondriaque,
Gogol s'enfonce un peu plus, l'inspiration ne vient pas et il met au feu une bonne partie de ses manuscrits…
Voilà pourquoi « Les Ames mortes » a un goût d'inachevé. On pense que Tchtchitov et ses deux comparses vont continuer à écumer la Russie tsariste, mais à quel prix ?
En attendant,
Gogol, dans ce chef-d'oeuvre d'humour et d'observation, aura créé un type, celui de l'escroc, attachant sans être particulièrement sympathique, mais typiquement russe, à l'avant-garde des portraits que feront Tolstoï,
Dostoïevski et
Tchékhov, et plus près de nous
Boulgakov, Pasternak et
Soljénitsyne (entre autres).