Je me suis vraiment régalée à la lecture de cette épopée divertissante, souvent drôle, pleine de bruit et de fureur, de ruses guerrières, jonchée d'ossements et de cadavres - fiers, car ce sont des Cosaques, ou méprisables, car ce sont des ennemis.
Le moins que l'on puisse dire est que, pour
Tarass Boulba, chef d'une tribu de Cosaques, le monde est simple : avant tout faire la guerre aux ennemis de la "vraie religion" (entendez l'Eglise chrétienne orthodoxe), massacrer et piller toutes sortes de gens, les ennemis ne manquent pas, puis dépenser tout en festoyant, et en faisant un sort au tonneau d'eau-de-vie. Voilà qui s'appelle vivre ! Les femmes ? Que nenni ! Un bon Cosaque vit entre compagnons de guerre, à la setch, campement provisoire de plusieurs groupes dirigés par un ataman, chef élu démocratiquement par l'Assemblée.
Voilà que justement, Tarass compte former ses fils, qui reviennent frais émoulus de leurs études à Kiew (Kiev, nous sommes en Ukraine, dans le peuple des Cosaques zaporogues), en les emmenant directement faire la guerre (rien de tel pour former des hommes), en passant par la découverte de la setch. S'il n'est pas encore question de guerre, en manoeuvrant quelque peu, Tarass parviendra bien à en lancer une. Il est belliqueux, n'aime pas l'oisiveté et sait parler aux hommes. Qu'à cela ne tienne ! On trouvera bien un motif en route.
Effectivement, on trouve. Ces sauvages de Polonais et de Tatars écument les rives du Dniepr, il faut leur apprendre à vivre. Au passage, on se fera la main sur les Juifs - de fait, l'antisémitisme longtemps de mise en Russie est bien représenté dans l'idéologie cosaque ! D'assemblée en assemblée, Tarass parviendra à déclencher le siège de Doubno, ville ukrainienne dirigée par des seigneurs polonais. Enfin, ses fils vont pouvoir se dégourdir les armes sur un bon et solide cheval cosaque, et tailler les Polonais en pièces en poussant des cris barbares ! Celui des deux du moins qui ne se laissera pas attendrir bêtement par une belle Polonaise, non mais !
Cette folle équipée, si elle se mène dans la truculence et la violence des épopées médiévales - ceux qui ont lu
Homère,
Chrétien de Troyes ou des chansons de geste comprendront - sèmera la mort dans son sillage, et bien des mères et épouses éplorées pourront pleurer en se griffant la poitrine, et
les joueurs de bandoura chanter les exploits des Braves cosaques jusqu'à la fin des temps, pour la plus grande gloire de la terre ukrainienne et de l'église orthodoxe... Bref ! Cela donne passablement l'impression d'entendre un bon vieux morceau d'Arkona, groupe russe de hard rock "pagan folk" un chouïa nationaliste et nostalgique de la Grande Russie.
Il me paraît évident qu'il est difficile d'adhérer à un tel récit aujourd'hui : la dimension haineuse, et plus encore, les clichés sur les Juifs voleurs, les expéditions punitives contre eux, les Polonais, les Tatars, ainsi que le mépris des femmes et la glorification des hommes, des vrais - on choisira aussi bien d'en rire, mais cela reste pesant pour un lecteur ou une lectrice d'aujourd'hui. Pourtant, le style incroyable et puissant de
Gogol magnifie cette épopée brutale, nous livrant des scènes de vie, des morceaux choisis, criants de vérité, ou encore des évocations de lieux naturels, la steppe, le fleuve, aux accents poignants comme le cri lointain des cygnes sauvages, dont le vol s'éloigne au-dessus de nos têtes. Que de beauté, de force, concentrées dans cette petite centaine de pages !
Tarass Boulba est une oeuvre inoubliable, c'est aussi l'épopée de la terre et de l'âme russe.