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Critique de VincentGloeckler


« On les a sur le bout de la langue, là où fourmillent les papilles. Les mots nous emplissent la bouche, sollicitent la mâchoire. Les mots sont des mets que l'on mastique. Nourriture que l'on concasse des molaires pour en faire des gru-mots. Mâcher ses mots. Simplement, ils sortendu corps plutôt que d'y entrer. La langue qu'on apprend, c'est comme la nourriture qu'on absorbe, il faut le temps de la métaboliser, de la digérer. La langue nous nourrit et chacune a sa saveur, yiddish compris. On dit le français plat pour son absence d'accent tonique, on le dit monocorde - fade? Si l'on peut accuser sa cuisine de l'être, le yiddish, lui, est loin d'être insipide. Il a l'accent ironique. Et puis, sentez toutes ces diphtongues dont il assaisonne allègrement sa base germanique, réveillant l'appétit. »
(pp.81-82)
Un régal, et presque au sens propre, puisqu'il est question, dès le titre et presque à chaque page de ce livre (là encore, pas tout à fait « un roman »… Cette rentrée pullule, décidément, de textes aux limites du genre !), de goût et de cuisine. Mais pas seulement, puisque la narratrice y parle aussi d'une langue presque disparue, le yiddish – glissant, avec délectation, dans ses phrases les quelques mots qu'elle connaît, comme on égrène les perles d'un collier -, et de la culture juive ashkénaze, évoquant, avec drôlerie ou gravité, l'histoire de sa famille.
le grand-père d'Élise est mort, laissant derrière lui un frigo, que sa petite-fille récupère pour l'installer dans sa cuisine. Et voici ce frigo, comme un coffre magique, qui s'ouvre pour délivrer ses secrets, les ingrédients et les recettes des plats de la cuisine ashkénaze. Ici, le temps d'un ou deux paragraphes, la narratrice disserte des longueurs comparées du cornichon et du concombre, décidant finalement, pour clore le débat, d'appeler tous les légumes de ces espèces des « cornichombres » ! Là, c'est la meilleure recette de « gefilte fish », la fameuse carpe farcie, plat traditionnel des Juifs d'Europe centrale, qui devient l'enjeu d'un débat sur plusieurs pages. Et, dans le même temps, un mystérieux « Groupe Facebook des éplucheurs de boulbès (des oignons, si l'on comprend bien) » s'interroge sur internet pour savoir s'il existe encore à Paris des restaurants ashkénazes dignes de ce titre… Bientôt, pourtant, la cuisine devient prétexte à évoquer d'autres aspects de la culture juive, les rites et les rythmes du quotidien, les cérémonies qui réunissent parents et amis, mais aussi quelques héros de l'imaginaire familial, comme l'inspecteur Columbo ou l'acteur Pierre Richard, admirés pour leur gaucherie et leur tendresse. Et puis, toujours, le retour des expressions yiddish, de ces mots qui collent comme des gants à cette culture et à ses traditions, comme si Élise Goldberg souhaitait les exposer, les mâcher et remâcher, pour mieux les sauver de la disparition.
le plus étonnant dans ce récit sont les allusions fréquentes à une autre culture et à sa littérature, celles du Japon, dont on sent qu'elles fascinent aussi l'auteure-narratrice, donnant l'idée que ce détour par une autre civilisation et sa puissante mythologie permet de mieux évoquer l'univers ashkénaze. La pratique du kintsugi, cet art nippon du recollage des fragments d'un vase, laissant apparaître les sutures en les soulignant à la poudre d'or, devient ainsi la métaphore même de son travail d'écriture, de ce « ressoudage » des morceaux du monde juif, dans un texte-puzzle dont l'originalité et l'humour ne sont pas sans rappeler (même si les deux récits ont des sources d'inspiration très différentes) ceux du roman autobiographique d'Anne Pauly, Avant que j'oublie, publié également par Verdier, en 2019… Quand on sait le succès qu'a connu ce dernier livre, jusqu'à l'obtention du prix du Livre Inter, doit-on y voir promesse d'un bel avenir pour l'oeuvre d'Élise Goldberg ?
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