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"Le sublime et le ridicule sont si proches qu'on ne saurait les séparer."
(T. Payne, "L'âge de raison")

Un beau jour de l'année 1937, l'Absurdité est sortie se promener, et en chemin elle a rencontré Witold Gombrowicz. Ces deux-là s'entendaient à merveille. Ils ont fait un bout de chemin ensemble, et ils ont conçu "Ferdydurke", un livre qui donnerait à Platon des convulsions de volupté dans sa tombe.
Ah, cet unique, inclassable et déconcertant Gombrowicz ! Son "Ferdydurke" est un dialogue (souvent même une violente bagarre) entre la maturité et l'immaturité, le sérieux et le ridicule, le moderne et le ringard, le fond et la forme... et il est difficile d'y choisir son camp avec certitude.

Pourtant, avec ma copine HordeduContrevent on s'est épistolairement surpassé afin de trouver un semblant de sens à l'absurdité de cette histoire. Mais même en dialoguant avec entrain, en analysant, synthétisant, déduisant, et en tombant d'accord sur tous les points, l'impression finale était que la seule chose dont on peut être absolument sûr, c'est qu'on n'est sûr de rien. Sauf, peut-être, que malgré son pessimisme, le livre de Gombrowicz reste terriblement drôle (sachant encore une fois que n'importe qui peut me contredire). Et que quoi qu'on fasse, le monde sera à jamais dominé par le gigantesque et monstrueux "cucul", suspendu comme l'épée de Damoclès au-dessus de nos pauvres têtes et risquant de tomber n'importe quand sur n'importe qui, malgré toutes les "gueules" sérieuses que l'on peut se composer en tant que bouclier contre le ridicule.

"Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais dans une forêt sombre. Cette forêt, qui pis est, était verte !"

Le cauchemar de Joseph, un trentenaire immature, devient réalité : il se fait rabaisser et infantiliser par le professeur Pimko, un pédant suprême, et celui-ci, comme par enchantement, le fera revenir au lycée, au milieu d'autres adolescents. L'âge incertain où on essaie de jouer aux adultes, souvent en nous composant une improbable "gueule", une forme qui dénature le fond, ce qui est démontré à merveille dans le mémorable passage sur le concours de grimaces.
Mais à quoi ressemble donc la "gueule" de l'authentique maturité ? Est-ce l'innocence représentée ici par un simple "valet de ferme", la "modernité" de la famille Lejeune, ou un idéal impossible à atteindre, une sorte de "non-gueule" ? Tous les personnages du roman, peu importe leur âge et leur position, changent de "gueule" au besoin et se font "cuculiser" à leur tour par les autres.
Joseph (désormais Jojo), succombe aux charmes d'une "lycéenne moderne", à son apathie moderne et à ses mollets modernes, et même sa propre contre-magie - mouche morte, mendiant avec une branche verte dans la bouche et fausses lettres d'amour - ne peuvent rien y faire. Il s'échappe vers l'innocente pureté de la campagne, avec le même résultat. le "cucul" que lui a collé Pimko le suit partout, jusqu'au férocement pathétique ultime paragraphe.
Il est impossible de ne pas apprécier le héros principal : son slalom entre les clichés de l'immaturité est vraiment déprimant, mais ses réflexions et ses incertitudes vous malmènent le diaphragme. Les livres drôles se font aussi rares que le précieux safran, et Gombrowicz ne lésine pas sur la quantité ni la qualité de ses épices.
En prime, il nous met au plein milieu du roman deux préfaces et deux autres histoires sans aucun rapport évident avec le récit principal, et ça ne le gêne même pas. le lecteur non plus, d'ailleurs, car ces ajouts sont excellents. Dans la foulée, il lui pardonne aussi le titre qui ne veut absolument rien dire.

Quoi qu'il en soit, cette lecture en duo nous a permis de discuter sur le "message" du roman, que Chrystèle vous dévoile en détail dans sa critique. Je dirais aussi que comme d'habitude, Gombrowicz met toute morale en boule quelque part au fond de son tiroir à chaussettes. Il n'y a que la petite dédicace ironique, enfantine et formidablement "immature" adressée à la fin comme un pied-de-nez au lecteur (dans la version originale le traitant carrément de "nigaud") qui m'a fait changer d'avis. Avec son "Zut à celui qui le lira", Gombrowicz se moque en même temps du lecteur et de ses critiques qui lui ont autrefois reproché le manque de maturité, et il revendique l'immaturité assumée comme l'arme ultime contre l'omniprésent "cucul".
La morale de son roman serait donc qu'on devrait peut-être arrêter de tout prendre au sérieux, ce roman y compris. Gombrowicz se compose la "gueule" d'un grand écrivain, nous sert une histoire absurde au titre improbable, et les nigauds que nous sommes vont lui coller en souriant presque 5 étoiles ! C'est drôle. C'est triste... Au final, j'en sais toujours rien, mais j'ai quand-même envie d'applaudir.

Car quel voyage, mes amis ! Professeur Pimko, Mientus, Kopyrda, la lycéenne moderne, la famille Lejeune, tantine, bonbons, tonton, mollets, mollets, mollets, oreilles, gueules, chiens, valets... La tête et le cucul m'en tournent encore !
Grand merci à Chrystèle pour monter avec moi dans cette voiture polonaise : l'auteur conduit vite mais bien, alors on n'avait même pas besoin de sortir nos sachets en papier... que ce serait ridicule ! Tout juste bon pour les enfants...

"Koniec i bomba, a kto czytał ten trąba!"
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Contrairement à Suz (@Bobby_The_Rasta_Lama), je découvrais Witold Gombrowicz, lorsque nous avons décidé de faire cette lecture en duo. Elle savait plus ou moins ce qui l'attendait, moi pas du tout…j'ai ouvert ce livre, très curieuse de découvrir un grand auteur de la littérature polonaise dont j'avais entendu parler (qui aurait même influencé Milan Kundera parait-il) et là…

…Et là je fus tourneboulée, secouée, par ce grand n'importe, cette dinguerie. Je l'avoue, je me suis demandée, au tout début du livre, dans quoi je m'étais embarquée…il m'a fallu quelques pages pour entrer dedans, pour ne pas rester bouche bée mi imbécile, mi dubitative, pour accepter de me laisser guider sans résistance, pour apprécier, sourire, voire rire. Un peu de temps pour enfin être toute excitée rien qu'à l'idée de l'ouvrir…ce livre et sa gueule. Car oui c'est une gueule qui nous parle à travers ce livre, qui meugle, une voix à nulle autre pareille, déjantée, divagante sans aucune prise sur le réel et l'ordre établi, l'ordre étant une autre forme de désordre, une voix qui nous raconte de façon insolite « une philosophie présentée ici sous la forme pétillante d'un feuilleton sans gravité ». Une gueule qui l'ouvre grand pour nous faire la gueule. Une gueule qui clame son mal-être et son pessimisme avec humour et cynisme. Je rejoins totalement Suz lorsqu'elle m'écrit que « Il n'est pas impossible que les plus grands pessimistes ont le plus grand don pour faire rire, quand ils se lancent dans l'absurde ! ».

Puis je me suis demandée : est-ce un rêve qui nous est offert? Est-ce la folie, son processus et son enfermement, qui nous est expliquée, du point de vue du fou ? Est-ce une fable qui nous est racontée ? Dur de savoir vu que ce livre ne ressemble à rien de ce que j'ai déjà lu, (mais vraiment à rien), et vu sa complexité, j'opte cependant pour la fable, une fable cynique, pleine d'humour, de méchanceté, d'inventivité, à double lecture selon moi, où l'auteur met à l'honneur un combat opposant la maturité et l'immaturité, la modernité contre la ringardise d'une part, le pouvoir de la société pour infantiliser (nous « cuculiser » comme le répète à l'envi l'auteur).

Joseph (Jojo) se réveille un matin et ressent un grand malaise : il ressent un profond décalage entre l'âge qu'il a (autour de trente ans) et comment il doit donc être dans la société, celle-ci nous imposant d'avoir les comportements correspondant à notre âge, et l'enfant qu'il se sent encore être à l'intérieur de soi. La maturité imposée à cet âge et l'immaturité intérieure ressentie, ce qui cherche en lui à atteindre l'état d'adulte et ce qui refuse cet état, se livrent un combat violent très imagée, métamorphosant même l'image de Joseph qu'a de lui-même : « Ses défauts et ses tâches ressortaient à la lumière du jour tandis qu'il restait recroquevillé, semblable aux créatures nocturnes traquées par le jour. Il était comme un rat attrapé au milieu de la pièce. Et ses détails se dévoilaient, toujours plus nets, toujours plus affreux, de partout se montraient ses parties du corps, l'une après l'autre, chacune bien définie, bien concrète…jusqu'à la limite de la décence…jusqu'à l'indécence ».

Joseph, infantilisé, va être conduit par un certain M.Pimpko, professeur ô combien mature et pédant, dans une école, pour essayer de résoudre ces dilemmes. Il va trouver dans le lycée les mêmes conflits portés cette fois à leur paroxysme, avec d'un côté l'insolence des « gaillards » et de l'autre la défense des idéaux adultes des « adolescents ». Des bagarres éclatent jusqu'au duel qui prend un tour surprenant (scène superbe que ce duel) : un concours de grimaces, d'un côté les grimaces les plus vilaines, de l'autres les plus belles et pures. Ensuite, amoureux d'une lycéenne « moderne », alors qu'il est vu comme un ringard, jojo comprendra qu'il a atteint l'infantilisation ultime : l'enfermement dans le sentiment amoureux. Les scènes au sein de la famille de cette fameuse lycéenne, les Lejeune (le comble cette famille représentant la modernité) sont excellentes. L'opposition qui se joue alors est en effet entre les modernes et les anciens. C'est truculent, cassant, drôle et cynique. Au fur et à mesure de ma lecture, je prenais vraiment un plaisir de lecture croissant.

Voilà pour le premier niveau de lecture. le second niveau de lecture que j'y vois est celui de la volonté du pouvoir (représenté par M.Pimpko) d'endormir, d'asservir, d'infantiliser le peuple (l'auteur emploie le terme de « cuculiser » à maintes reprises, répétition voulue pour élever sa préoccupation au rang de mythe et pour souligner le côté cynique et ridicule de cet état de fait). En échangeant avec Suz à ce sujet, elle soulignait que finalement, au-delà du pouvoir, ce sont aussi toutes sortes de choses, comme par exemple les petites vidéos « marrantes » de chat, les séries télés, je rajouterai les médias, bref la société dans son ensemble, qui tendent à nous asservir et à nous rapetisser. A nous infantiliser.

Notons que dans certains chapitres Witold Grombrowicz parle directement au lecteur, de façon intime et touchante, donne son point de vue, sur sa façon de lui faire passer son message, et sur la façon dont le lecteur va comprendre ce message, en se moquant ou en exprimant un certain malaise : « Ce qui a été enfanté dans une totale douleur est accueilli de la façon la plus partielle, entre un coup de téléphone et une côtelette. D'un côté l'écrivain donne son âme, son coeur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l'autre le lecteur n'en veut pas, ou s'il le veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu'au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d'un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d'appartement ». L'auteur d'ailleurs laisse ses lecteurs libres de le suivre ou pas, comme l'évoque la toute fin du livre, sous forme de pied de nez ou de langue tirée : « contre le cucul, il n'y a pas de refuge. Courez après moi si vous voulez. Je m'enfuis la gueule entre les mains. Et voilà, tralala. Zut à celui qui le lira ! ».

En traitant une dualité classique, celle des « pour » et des « contre », dualité manichéenne, qui se traduit ici avec ce combat de la maturité contre l'immaturité, celui de la modernité contre la ringardise, ce livre souligne l'absence de vainqueur : tous les protagonistes se « cuculisent », tous s'infantilisent quel que soit le côté duquel on se place.
Au final Ferdydurke nous livre un message fort, du moins quelques clés auxquelles tenter se raccrocher, certes pessimiste et teintées de mal-être (tous les personnages ont du mal à trouver leur place dans la société) mais aussi de liberté : l'homme n'agit pas, mais est agi, l'homme ne pense pas mais est pensé, il ne parle pas, mais est parlé : « au lieu de meugler : Voilà ce que je crois, voilà ce que je sens, voilà ce que je suis, voilà ce que je soutiens, nous dirons avec humilité : quelque chose en moi a parlé, agi, pensé… ». Nous sommes agis, pensés, parlés par l'enfant qui est en nous et qu'il nous faut accepter au lieu de vouloir le nier et par la société dans laquelle nous sommes baignés. Nous sommes « cousus d'enfant », d'où nos contradictions que l'on retrouve dans certains personnages ou scènes du livre : l'humanité, malgré ses grands airs, ne cesse de se battre, les maitres d'école sont terrifiés par l'inspecteur, la mère de la lycéenne est pathétique lorsqu'elle essaie de convaincre sa fille d'avoir un enfant naturel…Savoir cela nous rend-il plus libre ? La société ne nous condamne-t-elle pas en nous imposant raisonnablement d'être adulte tout en faisant tout pour nous infantiliser ? Ces contradictions ne conduisent-elles pas précisément au non-sens, à l'absurde, forme qu'a choisie l'auteur pour nous parler de ça ?

Je ne sais si ce sont ces questions que Witold Gombrowicz a voulu faire émerger, ce sont elles en tout cas que je ressens après ma lecture. Je sens confusément qu'il me manque quelques clés de lecture, d'où mon 4 étoiles, ce fut une lecture pour moi assez complexe. Découvrant cet auteur, peut-être, sans doute, suis-je passée à côté d'un sens plus profond. Lire d'autres livres de lui m'apparait important pour mieux cerner son univers.

Apparemment Ferydurke (titre qui ne veut rien dire du tout, cerise sur le gâteau de l'absurde) se place dans la même veine que les livres écrits à sa suite (Trans-Atlantique, Pornographie et Cosmos – pour ce dernier, voir la dernière critique de Croquignol, croquignolesque à souhait comme il se doit -), avec notamment ce même goût du burlesque, de l'absurde, de la dérision. Un style direct, sans volonté de plaire. Un auteur, enfant terrible des lettres polonaises, qui se moque de nous, qui se rit de lui-même, qui n‘en fait qu'à sa tête en posant ses vérités, en étant complètement à contrecourant, une gueule, loin d'être cucul, à l'haleine âcre beckettienne teintée d'un rude bouquet d'âme slave…

Un grand merci à Suz pour cette lecture en duo qui m'a permis d'éclairer ma lanterne durant cette étonnante lecture où, parfois, j'avais l'impression d'être dans un brouillard épais. Elle a su me guider et me faire grandement apprécier cette oeuvre ! Ce fut une véritable expérience de lecture !
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Voilà bien une oeuvre unique, un livre déroutant et inclassable, considéré par certains comme un chef-d'oeuvre de la littérature du 20ème siècle.
Jojo Kowalski, le narrateur, a trente ans mais se voit reprocher par son entourage son immaturité. Et ce n'est pas le livre qu'il a écrit sur le sujet qui l'a fait admettre dans le monde des adultes, bien au contraire. Alors qu'il ressasse ses réflexions débarque Pimko, professeur cultivé et pédant, qui le traite en enfant et l'enjoint de le suivre à l'école. Incapable de s'opposer, Jojo se retrouve au milieu d'écoliers dont aucun ne semble remarquer son âge véritable.
Commence alors pour lui une expérience absurde pour un homme de trente ans, celle de l'infantilisation, que Gombrowicz appelle également « rapetissement », ou « rétrécissement ». L'adulte, c'est l'être qui a un contour social et psychologique net, qui possède une forme précise. Or Jojo, qui reconnaît son immaturité et l'accepte, refuse de se laisser imposer de l'extérieur une forme quelconque. Alors que les adultes n'ont de cesse de le renvoyer à sa jeunesse et de chercher à lui imprimer leur style, lui lutte constamment pour se défaire de leur emprise. Se dessine d'ailleurs au passage une critique acerbe de l'enseignement, de la culture, des moeurs et des rapports sociaux, tous moyens par lesquels les adultes conforment la jeunesse.
Le corps tient une grande place dans « Ferdydurke ». En témoignent ces deux concepts inventés par Gombrowicz, et répétés tout au long du récit : la « gueule » (« faire une gueule » à quelqu'un, c'est l'influencer, lui imposer sa forme), et le « cucul » (notre côté puéril). Ainsi que le concours de grimaces des écoliers, ou les mollets de la jeune Zuta (signes de sa modernité). le corps est à la fois cette matière malléable par laquelle se manifeste notre intellect, et le moyen par lequel se forme notre intellect.
Avec « Ferdydurke », Gombrowicz a voulu rompre avec la forme traditionnelle du roman : pas de progression logique, juste trois épisodes entrecoupés de deux digressions n'ayant apparemment pas de lien avec le reste, mais qui permettent d'éclairer son propos. Autre signe de cette rupture : le titre, qui ne renvoie à rien dans le texte et ne signifie rien. Je vois dans cette construction le signe de l'immaturité revendiquée de Gombrowicz.
Il m'a fallu du temps pour rentrer dans ce livre, tant il bouleverse les codes. Mais l'humour omniprésent, le grotesque des situations et la réflexion sous-jacente ont fini par m'accrocher. Je ne peux m'empêcher de le rapprocher, sans trop me l'expliquer, de « Voyage au bout de la nuit » ou de « Don Quichotte ».
Avec cet anti-« roman d'initiation », Gombrowicz cherche à nous montrer que les hommes ne sont en fait que de grands enfants, et que la maturité n'est qu'une posture, donc une imposture. Les adultes eux-mêmes, dans « Ferdydurke », ne finissent-ils pas par tomber le masque (lors de ces bouffonnes scènes de bagarre qui ponctuent chaque épisode)? Finalement, peut-être la vraie maturité consisterait-elle à admettre la part d'immaturité qui existe en chacun de nous : « Il faudra de grandes inventions, des coups puissants assénés sur la cuirasse de la Forme par des mains nues, il faudra une ruse inouïe et une réelle honnêteté de pensée, et un extrême affinement de l'intelligence, pour que l'homme, débarrassé de sa raideur, puisse concilier en lui la forme et l'absence de forme, la loi et l'anarchie, la maturité et la sainte immaturité ». Un grand livre.

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Un jour récent, où je gémissais de douter de mes opinions dès que je les avais formulées et de n'avoir de toute façon que des opinions qui m'avaient été imposées ou enseignées, un ami m'a mis Ferdydurke dans les mains en guise de consolation (et peut-être aussi pour avoir la paix).

La dimension fabulaire du roman invite à interprétation. Je lis ici qu'il peut s'agir du destin de l'individu face au régime totalitaire qui lui impose ce qu'il doit dire ou penser, en l'infantilisant ; c'est tout à fait possible aussi. J'ai quant à moi tout envisagé comme un asservissement volontaire à l'opinion sociale, comme cela peut être décrit chez Goffman - que je révère : nous nous efforçons sans cesse de correspondre à ce que l'autre attend de nous, non pour lui faire plaisir, mais pour conserver l'image sociale qui nous est initialement octroyée. Goffman, en réalité, ne s'intéresse jamais à la « vraie » personnalité de quelqu'un ; à la limite, pour lui, elle n'existe pas, de même que je me plaignais à mon ami de ne pas penser « vraiment ».

Ainsi, le héros de Ferdydurke n'agit qu'en relation avec la façon dont les autres l'envisagent. Devant un vieux professeur, il devient un jeune étudiant ; considéré comme un classique, il le devient instantanément ; devant une jeune fille, il devient amoureux. En réalité, il ne le devient pas « vraiment » mais - malgré tous ses efforts - il ne peut pas faire autrement que d'agir en ce sens. Cette sorte d'emprisonnement dans un masque - appelé « gueule » dans le texte - se manifeste de façon très physique. Par exemple, présenté de loin à une dame comme un poseur, le héros se rend compte que quoi qu'il fasse de son corps, cela sera interprété comme une pose ; plus loin, quatre personnages se rencontrent dans le noir et restent totalement immobiles, comme statufiés jusqu'à ce qu'ils puissent reconnaître la personne qui, face à eux, leur permettra de savoir comment agir.

Parallèlement, puisque chacun doit être rapidement évalué par les autres, se construit un monde hilarant où les opinions, les sentiments, toute forme d'actions sont rangés selon des cases simples : on est innocent/idéaliste ou gaillard ; cucul (mièvre, enfantin) ou adulte ; moderne ou classique ; maître ou serviteur ; tenant de l'ordre ou contestataire etc. Une fois reconnus comme appartenant à l'une ou l'autre case, les personnages accomplissent toutes les actions correspondantes avec une sorte d'empressement anxieux. Les maîtres par exemple frappent et donnent des ordres sans cesse pour maintenir leur autorité. Dans ces conditions, toute tentative de raisonnement devient une tautologie : pourquoi le maître frappe-t-il ? Parce qu'il est le maître. Pourquoi le grand poète émeut-il ? Parce qu'il est un grand poète. Ce n'est pas exactement un monde dictatorial ; mais ça a à voir avec le monde que nous propose actuellement le marketing appliqué à tout ce que nous sommes.
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Une fois qu'on a réussi à pénétrer cet univers, on est fasciné. Beckett, Ionesco, Kafka avec une férocité qui déconstruit la société, la littérature, le roman. Une impossible fuite des carcans infantilisants et de la violence contre les individus. Roman du désordre, de l'absurde, de la violence de notre monde avec sa gueule abominable et son cucul pédagogique qui réduit la vie à une suite d'automatismes. Top 100 des livres à lire !
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Ce livre est un réel ovni. Il est difficile d'y entrer mais ensuite quelle jubilation. A travers les mésaventures de Jojo que tous cherchent à infantiliser, c'est une véritable critique de l'éducation, l'école, les relations sociales. G. dénonce l'hypocrisie de tous ces groupes qui se croient matures, modernes ou seigneurs.
C'est Jojo (l'immaturité) contre le reste des gens (la maturité).
Ce livre est plein d'humour.
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Vouloir comprendre quelqu'un, cela oblige toujours à se l'imaginer de façon déformée : subjectivité oblige. Je dois donc, selon ses propres termes, me résoudre à « faire une gueule » à Gombrowicz. Je ne suis même pas loin de lui faire « la » gueule, car son style ne m'a pas ménagé, avec ses répétitions, explétifs et pléonasmes qui allongent les phrases abusivement, outrageusement, démesurément. Et que dire de ce titre vide de sens, même en polonais, comme un pied-de-nez adressé au lecteur ? Bien qu'il ait eut plus de 30 ans au moment de publier ce livre, Gombrowicz revendique une part d'immaturité, en nous narguant avec sa prose provocante. Il s'oppose en cela aux pédants, caricaturés dans un corps professoral risible.

Le point de départ de son récit anticipe la riposte des pédants, qui voudraient le réduire à cette seule immaturité. Et donc l'infantiliser : le rendre « culcul », lui et tous ceux qui ne suivent pas une pensée formatée (comme par exemple le fait d'admirer inconditionnellement les grands classiques littéraires, sur le seul fondement de l'argument d'autorité).

Gombrowicz cherche une forme plus véritable que celle du gosse de 17 ans en lequel le transforme littéralement le regard des pédants au début de ce récit à la première personne. Pour affirmer son identité et mieux observer la réalité, il combat les apparences bien rangées (c'est-à-dire les formes) dans lesquelles l'esprit humain veut ordonner la vie. Il se démène pour échapper aux gueules, aux masques fallacieux que les regards des autres nous appliquent chaque jour.

Son livre en devient donc nécessairement difforme : ce n'est pas entièrement un roman, ni un récit linéaire, car il est haché par des digressions théoriques et autres apologues. le rêve de Gombrowicz est de surmonter les formes, toutes les formes, afin d'échapper aux oppositions entre des visions du monde toutes plus lacunaires les unes que les autres. Il souhaite donc concilier « la forme et l'absence de forme, la loi et l'anarchie, la maturité et la sainte immaturité ». « Laissez-moi rêver », nous martèle-t-il. On le suit comme on peut, dans ce méli-mélo littéraire brinquebalant, où son non-conformisme sème une zizanie parfois digne d'Astérix dans la société polonaise des années 1930, depuis le monde écolier jusqu'à la noblesse provinciale en passant par la famille moderne. Les scènes et les personnages s'avèrent toujours grotesques, et caricaturent à l'extrême les rapports sociaux, jusqu'à en révéler la barbarie dans des scènes chaotiques, où les corps finissent paradoxalement par se démantibuler sous la tyrannie des formes qu'ils s'imposent et imposent aux autres.

L'ensemble demeure rafraîchissant, même s'il faut s'accrocher pour suivre ce style si particulier. Preuve que Gombrowicz a réussi son pari d'originalité ?
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Je sors mitigée de cette lecture…Les premières pages m'avaient emballée mais au fil de la lecture mon enthousiasme a décru. L'histoire est originale, imaginez un monde où une certaine catégorie d'adultes veulent rendre le monde immature et infantile. Imaginez des écoles où sont scolarisés des hommes de 20 à 30 ans et qui ne semblent pas se rendre compte de leur âge. À travers certains chapitres on suit les péripéties de JoJo qui tente de trouver son équilibre entre maturité et immaturité, modernisme et tradition, en fait il essaye de trouver sa « forme » , sa personnalité , il essaye de « grandir » . D'autre part, des chapitres s'insèrent au milieu avec des histoires qui n'ont à priori pas de relation avec la notre, mais qui donnent des clés pour mieux la comprendre, l'analyser ( J'ai eu du mal !) … Un chapitre sur l'art … Un autre sur le comportement humain en société et ce que engendre chaque comportement sur les autres ( effet papillon)… Mon résumé vous parait désordonné ? sans fil conducteur ? Eh bien c'est l'esprit du livre…Mais ce n'est pas cela qui m'a ennuyée, en fait, je l'ai trouvé long pour ce qu'il contenait même si très intéressant et réflexif. Ce livre sort des sentiers battus… Il a failli plusieurs fois me tomber des mains , mais je ne regrette pas de m'être obstinée car en fermant la dernière page, j'ai eu cette sensation quand a lorsqu'on vient
de finir une lecture et qu'on sais qu'elle laissera quelque chose d'elle en nous …
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(lu il y a 4 mois - Traduction de George Sédir)

P.55 « J'avais la conviction que, si la réalité pouvait en un seul instant recouvrer ses droits, le caractère grotesque de mon incroyable situation deviendrait si manifeste que tous s'écrieraient :

« Qu'est ce que cet homme mûr fait ici ? »

Mais l'étrangeté générale étouffait celle de mon cas particulier. Oh, montrez-moi seulement un visage qui ne soit pas déformé, qui me permette de discerner les grimaces du mien ! Mais on ne voyait à la ronde que des visages disloqués, laminés, retournés, dans lesquels le mien se reflétait comme dans un miroir déformant, et ces reflets savaient bien me retenir ! Rêve ou réalité ? »

Ferdydurke est il capable d'échapper à la forme ? Lui est-il possible de refuser d'imploser de lui-même lorsqu'il est soumis à une très forte caractérisation ? Dans ce cas, toute tentative de l'estampiller, y compris avec la même férocité que l'édition contemporaine, devrait être vaine. C'est ce que nous allons voir !

*** Commençons par flatter lourdement le contenu de l'ouvrage ***

Ce livre est une merveille, et ça casse la baraque !
Gombrowicz rappelle par combien de « gueule » et de « cul-cul » il faut passer, et met le doigt sur une souffrance élémentaire et primordiale de l'humanité. le livre décrit une guerre : celui de l'individu contre la saleté intellectuelle du monde.

Ferdydurke, c'est en somme le récit de l'homme se débattant non pas contre des forces qui le dépassent, mais contre sa propre médiocrité.

*** Réalisons maintenant un petit résumé avec une image choc, quelque chose qui passerait bien à la télévision ***

Il s'agit d'un livre purement humain, original et profondément novateur, qui procède d'une vision du monde que l'on pourrait désigner comme une « absurdité réaliste », dans laquelle les composantes physiques des personnes et de la société se seraient gonflées ou ratatinées selon des dimensions purement intellectuelles. le monde que l'ont voit par Ferdydurke, c'est un peu comme ces dessins de personnages absurdement déformés montrés par les neurochirurgiens représentant les membres humains avec des échelles proportionnelles aux nombres de leurs connexions dans le cerveau.

***Ah ! Comme c'est synthétique ! Un vrai Philidor n'aurait pas fait mieux. Adoptons, pour nous amuser un peu, un point de vue analytique à présent : ***

L'académisme poussiéreux, les critiques littéraires, mais aussi l'élite intellectuelle emprunt de snobisme et de modernisme sont visés par les fantaisies de ce livre. On retrouve également une dénonciation des antagonismes maitre-valet, professeur-élève et moderne-ancien. Ainsi, le maître n'agit en maître uniquement parce que les regards que lui porte son valet lui apparaissent séduisants, le professeur n'enseigne que pour combler une ignorance qu'il a lui-même suggérée par l'effet de son pédantisme, etc…

*** Oh ! Voila notre livre qui se déchire en morceaux, les feuilles éparses s'envolent au vent ! Il est urgent de jouer les pédants, à la manière de T. Pimko, pour le maintenir dans son unité ***

C'est avant tout une dénonciation de la sclérose de l'activité artistique. On comprend que la Pologne soit engoncée dans un académisme bon teint lorsque l'on sait que son ère romantique, qui constitue la période héroïque de sa littérature, a été l'occasion d'une certaine surenchère patriotique et mystique. Citons les noms d'Adam Mickiewicz qui s'est en effet imposé comme le chantre de la destinée de son Pays et Zygmunt Krasinski qui a fait de la Pologne rien moins que le « le Christ parmi les nations ».

***Maintenant que nous tenons cette masse de feuillets agrafées, tentons d'en tirer monnaie sonante et trébuchante en adoptant un point de vue purement utilitariste : ***

Entamer un argumentaire face à un personne qui puiserait ses répliques dans Ferdydurke, c'est un peu comme s'attaquer à un disciple de Krav Maga, vouloir sculpter de l'eau, réaliser un collier de perles avec des mains savonneuses. Il s'agit du joker affable et souriant dans le paquet de cartes de la littérature.

*** Voici que notre livre est devenu utile ! Comme cela est froid et moderne ! A l'image du mollet de la jeune Zuta. Pour finir, livrons nous, comme tout commentateur contemporain qui se respecte, à une lecture avec une « perspective de grenouille », comme le disait si bien notre philosophe moustachu, en tentant de déformer violement cet ouvrage en cédant à un fiel tout personnel et surtout, ancré dans l'actualité : ***

Et d'ailleurs, combien d'entre nous, vieux ou jeune misanthrope aigris que nous somme, ont vu des argumentaires soigneusement construits démolis par la manifestation d'une ignorance crasse ou par le minable des situations ! Combien de bonnes intentions mises à mal par une puérilité obligatoire, de comportements authentiques neutralisés par l'importance qu'a pu s'octroyer à un moment fatidique une poignée de crétins…

*** Ha ha ! Voici un jeune idéaliste qui mériterait de faire sa crise parmi les élèves de M. le Directeur Piorkowski ! N'est ce pas M. le professeur ? ***

« Ils ne veulent pas être de bonnes petites pommes de terre bien tendres. »

Le traducteur : George Sédir (1927-2005) était diplomate, poète, romancier, essayiste et critique. Il a traduit essentiellement Gombrowicz et Miłosz. Il s'est tout particulièrement intéressé au mysticisme Asiatique. On imagine facilement la difficulté pour lui qu'a constituée la traduction de toutes les facéties de Ferdydurke.
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Il n'est pas facile de parler du style de Gombrowicz car justement il ne veut pas qu'on le range dans un style, et il fait tout pour que ce ne soit pas possible ! Il considère qu'il en est de même avec les individus, son héros, celui de Ferdydurke, fait donc tout pour échapper à la « gueule » et au « cucul », c'est-à-dire en gros qu'on le range dans une classe, une catégorie ou qu'on l'infantilise.

Il ne faut pas vous fier à ces mots et penser que ça doit voler très bas, au contraire ce roman de Gombrowicz est plutôt d'ordre philosophique (ça ne plairait pas à Gombrowicz que je le classe comme ça), il considère qu'il est quasi impossible pour un individu d'en aborder un autre sans lui donner une « forme ». C'est pourtant ce à quoi le personnage principal essaie constamment d'échapper. D'abord à l'école où on tente de l'infantiliser alors qu'il a 30 ans, ensuite dans une famille d'accueil dont il tente de casser l'image de modernité par tous les moyens, et enfin à la campagne où lui et son ami sèment la pagaille dans la relation entre la noblesse rurale et leurs domestiques. Cette histoire (si on peut appeler ça une histoire) est entrecoupée de chapitres n'ayant rien à voir (ou sinon indirectement) avec le reste, manière de rendre ce roman un peu plus inclassable.

Personnellement j'apprécie les idées et théories de Gombrowicz mais ai justement un peu plus de mal avec la forme. Cette volonté d' « immaturité » (Gombrowicz préconise l' « immaturité » pour lutter contre la « forme », en effet dans l' « immaturité » il n'y a pas encore de « forme » établie) donne quelques passages assez drôles et clairement originaux mais à la longue on se lasse un peu, ce n'était peut-être pas fait pour être tout un roman, plusieurs nouvelles auraient, il me semble, fait l'affaire. C'est pourquoi si vous n'accrochez pas je vous conseille de le lire un peu dans le désordre (et je suis sûr que ça plairait à Gombrowicz).
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