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25 décembre 2011
Cet ouvrage n'est pas une histoire du monde mais « une analyse de la manière dont les savants européens l'ont mise en forme ». Je ne discuterais pas de l'appréciation des relations marchandes développées par l'auteur ou de sa conception élastique temporellement du capitalisme.

Pour importants qu'ils soient, les désaccords ne me semblent pas invalider le noyau de ses thèses sur le vol de l'histoire. Autre chose serait de construire sur ces bases une histoire plus englobante !

Jack Goody développe la critique d'une « manière de conceptualiser et de présenter le passé où l'on part des événements qui se sont produits à l'échelle provinciale de l'Europe – occidentale, la plus souvent – pour les imposer au reste du monde. »

L'ouvrage est très riche, les auteurs revisités nombreux (par exemple les historiens Joseph Needham, Fernand Braudel, Perry Anderson, Peter Laslett et Moses Finley, les sociologues Norbert Elias ou Max Weber ). Je ne connais que certains des auteurs cités et rarement une part importante de leurs oeuvres. Ma lecture critique ne saurait donc dépasser les limites de l'appréciation de la cohérence des analyses présentées, de leur pertinence en regard de l'objet même du livre. de ce point de vue, l'apport des analyses se référant à Marx (critique de l'économie-politique), au delà des lectures mécanistes, des thèses sur l'Histoire de Walter Benjamin et des travaux des féministes pour comprendre les organisations hiérarchiques socialement construites me sont plus familières. Quoiqu'il en soit l'histoire enseignée majoritairement n'est, à l'image des constructions bibliques, qu'un recueil de contes et légendes, ce qui n'exclut, évidement pas, ni des apports importants pour la connaissance, ni une certaine rationalité, ni une certain scientificité.

L'auteur met en garde contre « une tendance naturelle à organiser l'expérience en fonction de la place centrale que l'on assigne à celui qui la fait – qu'il soit individu, groupe ou communauté » ou une interprétation téléologique de l'histoire. Il considère aussi qu'il convient d'analyser l'histoire de l'Eurasie (entité géographico-humaine scindée idéologiquement) « en fonction d'un ensemble dynamique de traits et de rapports en constante interaction ».

Dans la première partie du livre « Trois historiens , une même lecture » Jack Goody procède à une relecture critique de « Science et civilisation dans l'Europe renaissante : Joseph Needham », « le vol de la ”civilisation” : Norbert Elias et l'absolutisme européen », « le vol du ”capitalisme” : Braudel et l'histoire comparée universelle »

Si la succession âge du bronze, antiquité, féodalisme, capitalisme ne saurait être considérée comme un chemin obligé et auto-engendré vers le progrès, la lecture de l'auteur « reconnaître l'élément de continuité qui, de l'âge du bronze aux temps modernes, caractérise le marché et l'activité de la bourgeoisie » me semble tout aussi illusoire. Il y a confusion, à mes yeux, entre d'une part une juste critique de ”l'exception européenne”, son partage/échange avec le reste du monde, la place de la science, des techniques, la place des villes, etc. et d'autre part une histoire qui tend à se résumer au développement de la marchandise et du marché comme clé du développement de la civilisation. Alors que l'auteur critiquait à juste titre « la croyance quasi biologique en une continuité culturelle » ou « une conception totalement ahistorique , dans laquelle ni la culture ni la société ne change avec le temps », il me semble naturaliser le marché. Par ailleurs, le concept de ”mode de production” permet de spécifier des organisations sociales différentes. Mais spécifier ne veut pas dire hiérarchiser, ni oublier de « prendre la mesure, sur la longue durée, du renouveau des développements culturels dans toutes les grandes ”civilisations”. »

La seconde et la troisième partie du livre « Une généalogie socioculturelle » et « Trois institutions, trois valeurs » me semblent les plus pertinentes, même si l'accent y est souvent trop mis sur la marchandise.

L'auteur traite premièrement de « Qui a volé quoi ? le temps et l'espace », soit la cartographie imposée avec, entre autres, le découpage Europe Asie. Il cite aussi la manière de présenter le monde dans des représentations graphiques centrées sur ”notre” monde et les déformations induites « … parce qu'il fallait aplatir les orbes pour une page imprimée, la projection constituant une tentative pour réconcilier la sphère et le plan. Mais cette ”distorsion” a pris un tour spécifiquement européen, dont l'influence a marqué durablement la cartographie moderne, et ce partout dans le monde ». Il souligne la « forte empreinte du fondamentalisme religieux et un profond attachement au calendrier de l'Église ». Quel sens peut donc bien avoir, pour mesurer les temps, de la référence à Jésus Christ dans les mondes non chrétiens ou dans les communautés scientifiques ?

Sans oublier la périodisation imposée, reflétant ”notre” conception de la modernité ou du progrès et de façon plus générale « des valeurs propres à notre culture ».

Jack Goody poursuit avec « L'invention de l'antiquité », « le féodalisme : une transition vers le capitalisme ou l'effondrement de l'Europe et la domination de l'Asie ? », « le despotisme asiatique : le chercher en Turquie ou ailleurs ? »,

Dans la troisième partie, l'auteur poursuit la liste des « vols » : « le vol des institutions : les villes et les universités », « L'appropriation des valeurs. Humanisme, démocratie et individualisme » ou « L'amour volé : les émotions comme prérogative européenne ».

Et pour ajouter une touche de « médisance », qui peut penser que la traite des noirs, le colonialisme, les deux guerres mondiales, la destructions des juifs, des tziganes par les nazis, Dresde, Hiroshima, la citoyenneté limitée, etc.. sont les exemples même de la supériorité de notre civilisation ou du capitalisme, sans en rajouter avec les multiples guerres actuelles.

Au delà des critiques que je pourrais faire aux analyses, il reste bien qu'un déplacement de point vue, une vue moins auto-centrée, ferait ressortir à la fois des communautés beaucoup plus partagées et des différences à expliciter, sans recourir à toute idée de supériorité. Juger de l'efficience d'une organisation sociale suppose de dire en regard de quoi. Il s'agit donc d'un choix politique (sans nier les nécessaires études ”scientifiques”) qui ne saurait être réduit à l'efficience économique (pour qui d'ailleurs?). J'ajoute que l'emploi, par l'auteur comme d'autres, d'un vocabulaire, de mots, indépendamment du contexte historique, produit de fait une déformation et renforce les conceptions a-historiques qui président aux écritures apologiques de l'histoire.

Un ouvrage éclairant sur l'écriture de l'histoire par les « vainqueurs », le révisionnisme permanent, non seulement accepté mais défendu, par les savants occidentaux, la non prise en compte des autres, de leur caractère irréductible humain, la hiérarchisation de fait des organisations sociales, la négation, au nom du « progrès », des autres possibles, etc…, mais sans les défauts de multiples analyses relativistes qui écartent l'idée même d'universel ou d'universalisation.

Reste toujours à écrire une histoire des populations humaines et de leurs organisations, en partant du commun, en n'oubliant pas leurs caractères ”universalistes”, en insérant les comparaisons dans une vision plus globale, moins linéaire, permettant aussi d'évoquer les espaces, les bifurcations, les chemins non parcourus.

Contre les visions hiérarchisantes, racialisantes et sexistes, il nous reste à écrire une histoire, plus universelle que les réductions présentées comme histoire de l'humanité, réduite à sa partie masculine, blanche et occidentale.
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