Noir et blanc. Noir comme le passé des personnages, noir comme leurs pensées et leurs projets, noir comme leur avenir. Blanc comme la neige qui tombe pendant des jours et des semaines sur l'hiver du Wisconsin (on pense à Fargo des frères Coen, le film ou la série, à voir et à revoir), sur des paysages plats et nus, silencieux et désolés. Blanc comme la neige qui ensevelit tout, y compris la saleté et la pourriture des personnages qui se laissent prendre à penser qu'ils pourraient repartir de zéro.
« La neige était éternelle, infinie. Elle recouvrait la cour, le toit de la grange, redescendait vers la petite mare ronde au pied du champ le plus éloigné. Pas une empreinte, pas une marque dans toute l'étendue de ce paysage, rien d'autre que le manteau impénétrable et glacé d'argent de la neige. La perfection… Tu vois, se disait Catherine, tôt ou tard tout repart de zéro. »
Un hiver infernal qui rend les gens fous, qui les conduit aux pires extrémités, aux « faits d'hiver » atroces qu'on lit, atterré, dans le journal, fruits effroyables de la misère (économique et affective) qui sévissait dans ces contrées il y a un siècle. L'auteur précise, à la fin du roman, dans un dernier chapitre qu'il intitule « reconnaissance de dette », que ces faits divers sont pour la plupart véridiques et issus d'un livre « qui causa pareil embrasement de mon coeur et de mon cerveau… (et) ouvre la boîte de Pandore de cette vie dans les campagnes et nous en expose l'âme sombre et les ravages. »
« Rien ne dit que l'enfer flambe, pensa Ralph Truitt, planté dans son costume sobre sur le quai de cette gare minuscule, à la gerçure de nulle part. L'enfer peut bien ressembler à cela. Plus sombre de minute en minute. Si froid que la peau se rétracte sur les os. »
Un hiver qui n'a rien à voir avec les nôtres, ceux des climats tempérés. Souvenons-nous, puisque Thanksgiving pour cause de commerce nous est à présent imposé, que cette fête commémore la première récolte d'automne en 1621 de la première colonie débarquée l'année précédente. Ils étaient cent-dix à descendre du Mayflower à Plymouth (aujourd'hui Boston) et le premier hiver en tua la moitié. le froid est un personnage à part entière de ce roman, il symbolise parfaitement la situation des personnages, lui congelé dans son chagrin, elle glacée dans son égoïsme, et l'autre figé dans son ressentiment et sa haine.
Robert Goolrick fait partie de ces écrivains capables de vous faire ressentir réellement les émotions ou les sensations qu'ils décrivent. le premier chapitre (le héros attend sur un quai de gare, le blizzard se lève, la neige va venir, le silence est total, le paysage et les hommes sont figés, déjà gelés) est formidable de suggestion. Lisez ce premier chapitre (en accès libre) si vous hésitez encore.
« Ce qu'il avait voulu, c'était
une femme simple et honnête. Une vie tranquille. Une vie dans laquelle tout pourrait être préservé et où personne ne deviendrait fou. »
Bien sûr,… « Elle n'était ni douce ni romantique, ni simple ni honnête. Elle était à la fois désespérée et pleine d'espoir. »
L'intrigue est poisseuse à souhait et, même si ce n'est pas l'objet principal du roman, le suspens dure, aussi longtemps que l'hiver. L'héroïne rêve de fleurs et de fruits, de senteurs et de couleurs (très belles pages de botanique), mais ce n'est qu'un rêve. Rien ne pousse, rien ne survit à l'hiver, enfin presque rien, parce que… voyez vous-mêmes.
« Chaque jour, l'hiver reculait. L'éteule réapparut dans les champs, les après-midi s'allongèrent. le fleuve noir n'avait pas quitté sa carapace de glace mais les portes de la prison paraissaient s'ouvrir et les gens, attendre le premier jour de douceur, celui ou les filles pourraient enfin apparaître dans leurs robes d'été. Il y avait un avenir. »
Croyez-le ou pas, mais, en refermant ce livre extraordinaire, j'ai ressenti physiquement un dernier frisson. Bien naturel à l'issue de cette lecture glaçante à tous points de vue. Brrrr !