J'avais il y a longtemps vu le film de
François Truffaut, qui avait mis en scène Isabelle Adjani pour relater la fuite éperdue d'Adèle H à l'autre bout du monde, pour retrouver un officier anglais dont elle se croit amoureuse ; le souvenir que j'en gardais avait un goût de trop peu, « Qu'y avait-il derrière tout ça ? Qui était cette Adèle ?» et je m'étais promis d'en savoir un peu plus sur son histoire, puis avais repéré ce livre de Gourdin.
L'histoire d'Adèle telle qu'il tente de nous la restituer est peu banale, sinon tragique. Dernière enfant du couple
Victor Hugo avec Adèle Foucher, elle naît au moment où le couple se délite et où sa mère se réfugie dans les bras de l'ami
Sainte-Beuve qui, pour comble, est choisi comme parrain de la petite, choix en réalité opportuniste car
Sainte-Beuve était rédacteur au Globe et soutenait la cause romantique de Hugo d'une part et d'autre part cela coupait court aux mauvaises langues du Tout-
Paris.
Quand la mère se décide à rompre avec l'amant (platonique ?), indécise entre une pseudo liberté retrouvée et la fidélité à un mari qui l'étouffe, ce sont les maîtresses qui entrent dans la vie de son père. Tel est le désastreux schéma familial, pour commencer, dans lequel Dédé va passer son adolescence. Heureusement il y a Léopoldine, sa soeur aînée dont elle est très proche et à laquelle le père Hugo vouera une affection privilégiée. Hélas Léopoldine meurt noyée à 19 ans juste après son mariage et c'est le drame, Adèle ne se remettra jamais de la perte de sa Didine. « Pourquoi est-ce elle que Dieu rappelle, se demandait-elle, elle notre soleil à tous, au lieu de moi qui ne suis utile à rien ni à personne ? »
Adèle va néanmoins cahin-caha son petit bonhomme de chemin et devient une belle jeune femme qui ne manque pas de prétendants,
Balzac ne la considèrera-t-il pas comme la plus grande beauté qu'il ait pu voir ? Elle-même se laisse submerger ici et là par ses sentiments,
Eugène Delacroix,
Auguste Vacquerie son beau-frère, l'amant transi, le sculpteur Clésinger ….
Puis Hugo, ayant accusé
Napoléon III de trahison, est proscrit, c'est l'exil : le tombeau pour Adèle. C'est Jersey, puis Hauteville House à Guernesey, une maison surplombant un océan agité où Hugo entouré des siens y gagnera la tranquillité pour la composition de chefs d'oeuvre.
Adèle ne passe pas inaperçue dans l'île, mais, « tout juste éprise » comme elle se dit, refuse de s'engager… jusqu'à la rencontre funeste de ce jeune officier anglais, Albert Pinson.
Le patriarche par ailleurs exige de tous un dévouement complet au clan familial, le « goum » comme il l'appelle : l'exil dans l'exil. Adèle l'épouse soumise s'insurgera bien ici et là des conditions néfastes de ce régime sur sa fille, sans grand succès.
« L'abnégation et l'isolement, en vérité, n'indisposaient que ses proches. Il commençait à s'en apercevoir, mais il lui semblait naturel de sacrifier un peu de leur bonheur à la vocation rédemptrice que Dieu lui assignait. …Du reste, n'était-il pas attentif à adoucir les rigueurs de l'exil, à valoriser chacun dans ses petits talents ? … »
Pour s'occuper et tromper son accablement, Adèle lit et joue du piano, compose et met en musique des
poèmes de son père et réalise des portraits vendu lors de ventes de charité… et sans doute nourrit sa folle passion pour son officier. Elle se voit attribuée la tâche de tenir le journal de Guernesey, des discussions qui s'y tiennent et des allers et venue des visiteurs de son illustre père. Et cela dure plus de 10 ans, sa mère qui la chaperonne en permanence, tentera bien de faire fléchir le patriarche pour la distraire par l'organisation de voyages à
Paris, mais sauf à de rares exceptions, il s'y oppose par crainte d'y sacrifier sa cause personnelle.
Alors c'est la fuite !
« Cette chose incroyable, confiait-elle quelques jours plus tôt à son journal, de faire qu'une jeune fille, esclave au point de ne pouvoir aller chercher du papier, aille sur la mer, passe de l'ancien monde au nouveau monde pour rejoindre son amant, cette chose-là, je la ferai».
Elle l'a faite !
Seulement les choses ne se passèrent pas comme Adèle le prévoyait et malgré toute la ténacité qu'elle y mit à poursuivre son officier pendant de longues années de Halifax au Canada, à La Barbade aux Antilles, elle dût essuyer déception sur déception, aller de chagrins en désespoir, en perdit peu à peu la raison.
Telle est la trame succincte des quarante premières années de la vie d'
Adèle Hugo, elle en vivra encore autant dans un autre tombeau, celui de l'internement auquel son père l'a condamné dès son retour.
Adèle était-elle démente ? Difficile de trancher ; ce qui est certain est qu'elle a grandi puis évolué dans un contexte psychologique très complexe, entre le spectre d'un oncle déprimé profond qui sera interné à Charenton, un père à l'égo démesuré, dévoré d'ambition et accaparé par sa carrière qui prime tout, et de plus nanti d'une libido échevelée, une soeur adulée par son père, des frères complètement inhibés par l'autorité paternelle…. Quant à sa mère, perpétuellement frustrée, ambivalente, déchirée entre amant et mari, balançant continuellement entre désir et devoir, quel modèle féminin pouvait-elle lui donner. C'était un peu beaucoup pour la « petite Adèle », comment pouvait-elle se construire en équilibre, au milieu d'un tel chaos ?
Sans compter le poids de l'éducation des filles à l'époque que le Géant n'entend aucunement remettre en cause…. « Mais il était convenu qu'Adèle voyagerait avec François-Victor et Julie Foucher. Colère de Hugo : il n'est pas convenable que sa fille (trente ans révolus) voyage par elle-même, sans être chaperonnée par un membre de la famille ! »
Mais le plus troublant sinon dérangeant, dans toute cette histoire, c'est de constater à quel point tout ce qui concernait Adèle, semble avoir été consciencieusement effacé, ses
correspondances bien sûr mais pas seulement, tout ce qui pouvait de près ou de loin, pouvait risquer de venir tenir la réputation du grand
Victor Hugo et sa postérité à laquelle il travaillait et qu'il soignait méticuleusement, disparaissait.
Plus tard ce fut elle-même encore qui semblait devenir de trop.
Adèle, l'arrière arrière-petite-fille de Hugo, le souligne d'ailleurs d'entrée, dans la préface à ce livre : «
Les Hugo se sont comportés, pendant trois générations, comme si Adèle n'existait pas.
Victor Hugo l'a fait interner à son retour de la Barbade ; François-Victor n'en parlait à personne ; Charles cachait son existence à son épouse. Mon grand-père Georges et ma grand-tante Jeanne allait parfois la voir dans son pavillon au château de Suresnes, après la mort de
Victor Hugo, mais ils n'en disaient rien. En 1902, Georges emmena ses enfants, mon père Jean et ma tante Marguerite, à une représentation des Burgraves donnée dans le cadre des manifestations du centenaire. Adèle y était également, dissimulée dans une loge, mais les enfants n'en furent pas informés. Ils ne furent autorisés à rencontrer leur grand-tante qu'en 1915 : c'était à
Paris, à l'église Saint-Sulpice, et elle était dans son cercueil ».
Et plus loin : «Entre-temps, nous avions vu également
François Truffaut. Il voulait tourner un film sur l'histoire d'Adèle et son amour obstiné pour le lieutenant Pinson. Je me rappelle très bien cette journée. Papa hésitait. Il se souvenait de l'attitude de son père Georges, de son grand-père Charles, de
Victor Hugo, et se demandait s'il était bien utile de déterrer une aïeule qu'on avait plongée dans l'oubli avec tant d'application. »
Ce livre m'a bouleversé et j'en étais littéralement habitée pendant les journées où je le lisais. Je n'ai pu m'empêcher de faire le parallèle avec lE destin de Camille Claudel, qui elle aussi a terminé sa vie dans un très long internement à une époque où hélas la psychiatrie n'en était qu'à ses débuts.
Un sinistre détail pour finir m'a fait frémir : lors de son retour en France, Adèle est accompagnée de Madame Bâa, une négresse (sic), qui l'a recueillie et protégée, à qui
Victor Hugo a payé le voyage pour l'accompagner, jusque-là tout va bien, mais on apprend ensuite que :
« A partir du 23 février, peut-être par docilité envers le corps médical, il espace ses visites à sa fille et multiplie celles qu'il rend chez le docteur Allix à Mme Céline Alvarez Bâa de la Barbade, noire et pourtant dame dans la colonie ». « La primera negra de mi vida » note-t-il ce soir-là (il continuait, comme au temps de l'exil à noter ses incartades en espagnol de cuisine), et on comprend qu'il en a obtenu au moins un baiser et des attouchements, peut-être beaucoup plus. le 8 mars il remet à la « primera negra » deux bracelets d'or, une broche et des pendants d'oreilles également en or, « en souvenir d'Adèle », une somme de mille cinq cents francs couvrant ses frais de voyage et une « gratification ». Puis la revoit ensuite à plusieurs autres reprises reçoit d'elle un petit portrait ». Etc.
Bien sûr il ne faut pas juger, mais je ne peux néanmoins pas m'empêcher de m'interroger : que vaut la gloire à ce prix ?
Une chose est sûre, mon admiration en a pris un sale coup !