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EAN : 9782714303592
321 pages
José Corti (01/08/1989)
  Existe en édition audio
4.19/5   963 notes
Résumé :
À la suite d'un chagrin d'amour, Aldo se fait affecter par le gouvernement de la principauté d'Orsenna dans une forteresse sur le front des Syrtes. Il est là pour observer l'ennemi de toujours, replié sur le rivage d'en face, le Farghestan. Aldo rêve de franchir la frontière, y parvient, aidé par une patricienne, Vanessa Aldobrandi dont la famille est liée au pays ennemi. Cette aide inattendue provoquera les hostilités... Dans ce paysage de torpeur, fin d'un monde o... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (98) Voir plus Ajouter une critique
4,19

sur 963 notes
Comme il est difficile, parfois, d'avoir un avis et un seul concernant une oeuvre. Mais il serait tout aussi ridicule d'avoir ¾ d'avis sur cette partie-ci et ¼ sur celle-là quand l'ouvrage est clairement identifiable comme un tout. Ô magie et difficulté de la nuance ! Si aisée en théorie, si difficile en pratique.

Le Rivage Des Syrtes de Julien Gracq figurait depuis longtemps sur mon road book. Il était écrit que nous nous rencontrerions tôt ou tard à un carrefour, lui et moi. Je ne vous cacherai pas que j'avais placé en lui quelques attentes et que les belles et généreuses critiques que j'avais pu en lire y avaient passablement contribué.

Eh bien…

Pendant trois bons quarts du roman, je m'y suis ennuyée, et pas qu'un peu, oh oui, particulièrement ennuyée ! J'avais pourtant l'espoir au ventre à chaque nouveau chapitre — La Littérature À L'Estomac, pourrait-on dire — j'aurais souhaité m'enflammer ; j'aurais voulu vous en parler avec palpitation, mais de ceci : point.

Grosse déception ou plutôt, pour être plus précise avec mon ressenti, grosse incompréhension. Vous savez, un peu comme à ces soirées où l'on rencontre des gens dont on a longuement entendu parler, dont on connaît par coeur les mérites, et avec qui, pourtant, l'on n'a rien à se dire. Eh bien c'est un peu ça pendant les 200 premières pages ; le Rivage Des Syrtes et moi, on n'a rien à se dire. Pourquoi ?

Parce que le Rivage Des Syrtes m'a fait faire le Virage Des Trystes, le virage de celles qui avaient commencé enthousiastes et qui peu à peu deviennent mornes et lasses, hélas. Une vulgaire resucée du Désert des Tartares de Dino Buzzati, en moins bien partout. Buzzati avait placé son désert au nord d'une vague Italie, dans les montagnes ; Gracq, avec une originalité exceptionnelle place lui son machin au sud, au bord de la mer. Quelle imagination !

Pour le reste, chlluuuup ! repompage intégral mais… en moins bon, moins talentueux, moins maîtrisé, moins bien senti. Même s'il n'est pas le premier à le faire, au moins Choderlos de Laclos ou Corneille avaient-il réussi à faire mieux que le modèle en plagiant Richardson et Guillén de Castro respectivement.

Car ici, sur les trois premiers quarts du bouquin, le moment qui m'a semblé le plus divertissant, c'est certainement quand vous vous amusez à découper les pages que l'éditeur Corti ne juge pas bon de désolidariser dans ses livres. Mais passé ce déCORTIcage de l'ouvrage, je vous conseille d'avoir sur vous des allumettes pour étayer vos paupières et les maintenir ouvertes car ce n'est pas cette lecture qui va vous y aider, bien au contraire.

(À ce titre, il faudrait d'ailleurs sérieusement songer à inscrire ce livre sur la liste des remèdes faisant l'objet d'un remboursement sécu car il est régulièrement prescrit par les médecins pour soigner les incurables insomnies et, j'en atteste, il m'a permis de bien m'endormir pendant plus de deux mois malgré un nombre de pages que l'on peut qualifier de raisonnable et aucun effet secondaire constaté d'accoutumance. Donc, à vous, ministère de la santé et l'ordre national des médecins de voir ce que vous pouvez faire mais n'oubliez pas d'exiger l'inscription en quatrième de couverture du petit pictogramme spécifiant les risques d'endormissement liés à la prise de ce principe actif.)

Blague à part. Pourquoi ce livre me tombe-t-il des mains au sens propre ? Une écriture très sophistiquée, très travaillée, mais également très ampoulée et parfois absconse. Je ne compte plus les fois où je suis retournée voir le début de la phrase à rallonges pour en mieux saisir la fin, si tant est que j'en ai réellement saisi la fin et sans garantie non plus quant au milieu. C'était tellement stylistiquement élégant et abouti chez Buzzati !

Julien Gracq est un écrivain peintre, pas du tout un écrivain musicien. C'est de la littérature en 2D, vous ne pénétrez jamais dedans. Pourtant, il y a du style, c'est indéniable, il y a des qualités d'écriture, mais cela m'a semblé totalement désincarné, totalement hermétique, totalement sans vibration, totalement hors moi.

— Mais, où est-elle donc cette nuance dont tu nous parles si fort au départ ?
— J'y viens, j'y viens. Juste le temps pour moi de préciser que comme je suis têtue et batailleuse, au lieu d'abandonner ma lecture comme l'aurait fait n'importe quelle personne sensée et saine d'esprit en regard du ressenti sur les trois premiers quarts, j'ai poussé la lutte au maximum, je me suis accrochée bec et ongles pour aller au bout coûte que coûte.

Bien souvent, cette attitude est bête et infructueuse ; or ici, pour une fois, je ne l'ai pas regrettée. Je n'irai pas jusqu'à prétexter que cela a remboursé toutes mes longues heures d'ennui et de lecture végétative mais j'y ai trouvé un authentique intérêt. le dernier quart de l'ouvrage est construit et écrit exactement comme tout ce qui précède ; il n'y a donc pas de changement fondamental page à page, mais un changement d'envergure qualitative.

Je m'explique : si vous observez un champ qui vient d'être labouré, l'intérêt est moindre. Si vous y fixez votre attention et patientez résolument jusqu'à voir poindre les minces plantules après germination, là encore l'intérêt est limité. Si vous poursuivez attentivement l'examen lorsque chaque pied de colza débutera sa lente ascension vers les cieux, il est encore probable que vous vous y ennuierez. Mais il existe un moment magique, celui où tout le champ de colza est fleuri et projette un jaune phosphorescent qui fait des merveilles s'il a le bon goût d'être associé à un ciel d'orage. Eh bien, c'est un peu ça le Rivage Des Syrtes : il faut patienter longtemps et s'accrocher dru pour jouir d'un petit moment de grâce.

En fait, il n'y a quasiment pas de mouvement dans ce roman, mais ce n'est pas du tout ce qui me dérange en soi (bien entendu, si vous êtes fan des polars qui remuent bien, je vous déconseille cette lecture). On y voit un personnage, Aldo, qui est aussi notre narrateur. Il est jeune et il suffoque à l'étroit entre les murs de sa ville d'Orsenna.

L'auteur crée une chimère d'État ou de cité-état mais on y reconnaît plus ou moins Venise pour Orsenna et la longue péninsule dont l'extrémité sud semble si éloignée de sa capitale. Cette extrémité sud, ce sont les Syrtes, présentés comme de vastes platitudes semi désertiques, à mi chemin entre les steppes et les marécages infréquentables, manière de Camargue au Kazakhstan. (Dans les faits, les Syrtes, évoqués par Virgile, existent et correspondent à la zone située entre le Golfe de Gabès en Tunisie et le Golfe de Syrte en Libye.)

Depuis des temps immémoriaux, Orsenna est en guerre avec le Farghestan situé de l'autre côté de la mer des Syrtes, pays tout aussi énigmatique mais qui pourrait avoir quelques ressemblances avec la Libye ou la Palestine. La guerre active est abolie depuis des lustres, c'est juste que les deux puissances n'ont pas signé de paix, si bien qu'il faut toujours continuer à faire semblant de surveiller les côtes alors qu'il y a des siècles et des siècles qu'on n'a pas vu une escarmouche.

C'est à ce poste « avancé » qu'est envoyé Aldo, fils d'un haut dignitaire d'Orsenna, pour lui faire passer sa fougue et son désir de mouvement. Il y fait la rencontre d'un vieux capitaine, Marino, qui assure depuis des années la direction de la forteresse située en bord de mer. Rencontre de la sagesse et de la fougue, de l'inconscience et de l'immobilisme, ces deux personnages qui se respectent et s'estiment symbolisent pourtant deux axes majeurs de la pensée humaine.

Et c'est là que le roman de Julien Gracq prend tout son intérêt à mes yeux. Sans qu'il s'y passe jamais rien, seulement par le sourd travail de la rumeur, une sorte d'angoisse latente, indéfinie, sournoise — probablement née de l'ennui et du désir d'action subséquent —, on va voir s'opérer, peu à peu, des changements de paradigme.

Le thème de ce roman me semble être, tout bien considéré, l'édification d'une construction mentale collective, née de rien, sauf peut-être de quelques obscurs qui tirent des ficelles en coulisse, mais dont les conséquences sont majeures.

Dans la petite ville de Maremma qui jouxte la forteresse des Syrtes, tout d'abord, Aldo apprend qu'il y aurait des bruits. Quels bruits ? Nul ne sait le dire. Mais cela concerne le Farghestan. Ce faisant, une manière de fébrilité, d'excitation envahit progressivement tout et chacun. La rumeur court et s'enfle tout à la fois. En retour, elle appelle des réactions de la part des autorités d'Orsenna.

De sorte qu'Aldo, en charge un moment du commandement de la forteresse tandis que Marino a été convoqué à la capitale, entreprend une expédition de reconnaissance — de curiosité serait le terme exact — dans les eaux territoriales du Farghestan. Je n'en dis pas davantage mais cette thématique dernière me semble réellement très intéressante.

Comment forge-t-on l'opinion publique pour lui laisser entendre l'inévitabilité d'une guerre ? Marino me paraît symboliser la paix et Aldo, l'aiguillon de la guerre. Aldo est lui-même tout à fait manipulé, sans qu'il en soit conscient, car ce n'est pas, par nature, un farouche belliqueux.

Bref, exactement à l'instar du cinéaste Wong Kar-wai qui a signé un très beau film sur l'étrange alchimie qui conduit ou non à l'amour sous le titre In The Mood For Love, on peut considérer que Julien Gracq a écrit une manière de In The Mood For War, que je trouve particulièrement d'actualité par les temps qui courent. Bien entendu, ce n'est que mon avis, c'est-à-dire vraiment pas grand-chose de ce côté-ci de la mer des Syrtes.
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Comme il est difficile de parler de ce livre. Lire le « Rivage des Syrtes », c'est comme pénétrer dans une cathédrale. On est ébloui par la majesté de ces lieux chargés d'histoire ; on avance dans un silence recueilli ; on se sent humble ; on est hors du temps.
C'est un roman intemporel qui évoque la chute irrémédiable de la principauté d'Orsenna, pays imaginé par l'auteur. Un « pays de légende », un vieux pays, ankylosé, boursouflé, dont l'élite végète dans des palais déserts et moisis. Un peuple harassé, mais pétri de bonnes manières ; un peuple qui n'a plus de rêves, plus d'Histoire, qui a peur de son ombre et des soubresauts inquiétants qui agitent le Farghestan, son ennemi héréditaire. Un « pays de légende » si proche du notre !
C'est un roman minéral où les roches battues par tous les vents, les ruines ancestrales pénétrées de vieilles légendes, les palais inhabités et sans âme, les pas qui résonnent sur les dalles usées par les ans tiennent plus de place que les Hommes qui se contentent de passer, ombres éphémères et inquiètes.
C'est un roman désespéré avec comme seule issue la débâcle. Dès les premiers mots, ont la sent, on la voit venir, puis on l'espère car, à tout prendre, mieux vaut le désastre, cet écroulement soudain plutôt que de crever ensablé.
C'est un roman où l'on s'égare facilement, tant le chemin est étroit et tortueux, tant la brume qui nous enveloppe est épaisse.
Beautés figées et style baroque. Lecture difficile et exigeante. J'ai eu cette impression fugace, car tout est entouré de voiles et de brumailles, d'avoir frôlé du doigt quelque-chose d'essentiel liée à mon histoire, à mes vies antérieures, que sais-je, et d'être à certains moments touché par la grâce.




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Ce livre est difficile, lent, énigmatique. Si peu actuel en fait. M'est venue l'idée désespérante et nostalgique que les hommes ne pourront peut-être plus le lire dans l'avenir. Sa langue et sa musique vont disparaître, devenir hiéroglyphes puis murmures. Tout à l'heure, je regardais les critiques du livre. Déjà, quelqu'uns cèdent, ne font plus l'effort des mots, trouvent confus et lourd ce que seul pourtant leur esprit devient peut-être.

C'est donc important qu'à travers quelques uns, qu'à travers vous, restent encore ces lecteurs anonymes pour faire vivre dans le secret de leur coeur, cette langue si intime qui nous parle du silence, du mouvement propre des âmes qui errent. Ces âmes qui tentent encore, dans un ultime effort, de s'arrimer à la terre des paradis que d'autres disent perdus.

Le Rivages des Syrtes est un livre initiatique. On ne peut donc le décrire, il faut donc l'écouter. L'écouter encore. Puis murmurer à voix basse, les Correspondances beaudelairiennes.
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L'effacement de la vie privée de Julien Gracq (1910-2007) contraste avec la consécration que ses oeuvres lui valurent, une particularité marquée par son refus d'un prix Goncourt qui lui fut attribué en 1951 pour le Rivage des Syrtes. Je suis aujourd'hui convaincu que la lecture de cet écrivain – et de ce livre en particulier – est réservée aux littéraires les plus éclairés. Je m'en doutais un peu avant de m'y lancer, mais je n'avais pu résister à ma curiosité sans limites. Peut-être m'étais-je aussi laissé aller à une forme de challenge personnel irréfléchi, assez proche, finalement, de l'état d'esprit d'Aldo, le personnage principal du roman, lors de son geste crucial.

Celui-ci, un jeune homme issu d'une grande famille de la Seigneurie d'Orsenna – une cité-Etat à l'ancienne – est envoyé comme observateur dans une forteresse éloignée de la capitale, au bord de la mer des Syrtes. Sur la rive opposée, invisible, l'Etat ennemi héréditaire, le Farghestan. Officiellement, Orsenna et Farghestan sont en guerre, même si cela fait trois siècles qu'aucun acte de belligérance n'a plus été signalé entre eux. Mais la paix n'a jamais été signée, les relations diplomatiques sont au point mort et les populations sont dans l'expectative. Comme sous une chape de léthargie collective.

Cette torpeur nationale prendra fin après l'initiative inattendue d'Aldo, un acte qu'il commet aux commandes d'un petit navire armé, sous le coup de la curiosité, de l'imprudence et d'une envie immature de transgression. Aldo subit aussi l'influence indirecte et maligne de Vanessa, une belle jeune femme issue d'une caste noble, fameuse à Orsenna depuis plusieurs générations pour ses frasques et ses provocations. A la suite de cet acte qui ne reste pas sans réponse, insensiblement, inexorablement, de mauvais instincts se réveillent, de mauvais esprits s'activent, les bonnes consciences se révélant fatalistes. On imagine qu'il en est de même sur l'autre rive, au Farghestan. Personne ne prêche pour un retour en arrière, personne n'appelle au calme. Des provocateurs en rajoutent. Les rumeurs fondées et non fondées circulent et sapent la confiance. La guerre aura lieu.

Le sens profond de l'ouvrage est amené subtilement. A la lecture, la tension augmente insensiblement, enveloppée dans une écriture d'une richesse d'expression incroyable, comportant toutefois une petite tendance à l'emphase. Une sorte d'hermétisme littéraire qui traduit sans doute un certain dédain du lecteur lambda. L'exceptionnel talent de plume de l'auteur révèle un manque de simplicité, peut-être même un manque d'humanité. le lecteur moyen que je suis a eu beaucoup de mal avec le lyrisme froid et statique des cent cinquante premières pages, très difficiles d'accès.

Je ne peux que reprendre textuellement une phrase que l'auteur met dans la bouche d'Aldo, lorsqu'il reçoit une lettre d'instruction en provenance de sa hiérarchie : « Pris dans leur isolement, tous les mots de ce texte m'étaient clairement compréhensibles, et pourtant la signification de l'ensemble me demeurait brouillée ». C'est ce que j'ai souvent ressenti à la lecture de certaines phrases incroyablement longues et complexes, que je m'efforçais de reprendre à leur début dès que j'en perdais le fil, m'y remettant même à plusieurs reprises avant de finir par… m'assoupir.

J'ai cherché de l'aide dans les ouvrages de commentaires patentés. Ce fut encore pire, je suis tombé sur des charabias qui ne sont pas à ma portée.

La fiction prend place en un temps et en un lieu imaginaires, dont les structures sont puisées dans l'Histoire et la Mythologie. Elle est aussi inspirée par l'inertie pusillanime et suicidaire montrée par les démocraties lors de la montée des nationalismes guerriers dans les années trente, puis après la guerre, lors des premiers signes de la guerre froide. On pourrait voir les mêmes mécanismes insidieux face aux propos actuels de chefs d'Etat autoritaires forts en gueule.

Dans nos antagonismes franco-français, on retrouve le travail de sape des rumeurs, de ce qu'on n'appelait pas fake news du temps de Julien Gracq, et les stratégies sournoises de certains politiques en mal de pouvoir, soufflant sur les braises dans le but de tirer leur épingle du jeu.

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Je ne regrette pas d'avoir lu ce livre mais je reste partagé sur ce que je dois en penser. Et c'est peu de le dire car j'ai tout à la fois aimé et détesté. Est-ce la faute de l'auteur ou du lecteur ?
Un pays imaginaire, une cité impériale languissante qui vit dans le souvenir de son glorieux passé. À la frontière sud, une mer qui sépare l'empire des ennemis barbares que l'on n'a plus rencontrés depuis la suspension des guerres trois siècles auparavant. Sur le rivage, à deux jours de navigation de l'ennemi, des ruines, une forteresse antique et une garnison figée dans ses rituels militaires qui surveille sans plus savoir pourquoi une frontière oubliée. C'est dans cette atmosphère de fin de règne savamment entretenue que l'intrigue se développe lentement. de jeunes gens qui voudraient croire en leur avenir tentent de secouer l'ancien monde au risque de réveiller les démons assoupis.
Autant le dire tout de suite, il ne se passe presque rien dans ce roman, ce qui n'est pas pour me déplaire. Faut-il voir dans ce récit énigmatique un écho de la débâcle française face aux troupes hitlériennes ou bien la guerre froide avec une Union soviétique insaisissable ? Ce qui est certain, c'est que le rivage des Syrtes utilise les mêmes ressorts que le désert des Tartares : une forteresse immobile qui monte la garde devant une étendue désertique, des événements minuscules auxquels le désoeuvrement prête une dimension fantasmatique, la vie qui passe dans l'attente de ce qui peut-être n'adviendra jamais. Mais là où Dino Buzzati décrit la fuite du temps dans un langage sublime de dépouillement, Julien Gracq déploie une luxuriance de style rarement atteinte en littérature.
L'écriture de Gracq et son vocabulaire sophistiqué sont fascinants. On se laisse porter par le rythme de ses phrases parfois si longues qu'on s'y perd. le halo poétique qu'elles suscitent en nous fait beaucoup pour maintenir le mystère des personnages et des lieux : « le chant triste des oiseaux des Syrtes montait avec le jour, ouaté et monotone déjà comme chacune de leurs journées, s'égrenait comme du sable sur ces espaces sans bornes ; le calme des plaines grises, toujours moites de brume au matin, ressemblait à ces aubes d'été languides qui se traînent comme assommées sous une fin d'orage. Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d'une livide couleur d'os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l'horizon une mince ligne noire et dentelée, et dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d'une subtile électricité. »
Seulement voilà, Gracq en fait trop, beaucoup trop. Il écrit pour écrire et la forme déborde sur le fond, on ne parvient jamais à oublier le travail de l'auteur derrière le récit. On ne compte plus les comparaisons affectées qui encombrent le texte en multipliant les ‘comme', ‘pareils à' et ‘on eût dit': « elle s'ébrouait dans une aise sans bornes, comme ces jeux silencieux qu'on surprend la nuit dans les clairières », « Vanessa sous ma main reposait près de moi comme l'accroissement d'une nuit plus lourde et plus close », « elle ressemblait à une reine au pied d'un échafaud », « l'expresssion (...) de l'animal apeuré qui couve au fond de sa nuit chaude l'annonce obscure d'un typhon ou d'un raz de marée », « cette souffrance stupéfiante des bêtes muettes qui semble avoir troué, pour venir jusqu'à nous, les espaces d'un autre monde ». Orgie d'adjectifs, débauche de métaphores et d'hyperboles, l'écriture paraît aussi surchargée qu'une église baroque où tout se voit sacrifié à l'ornementation. Même les personnages, les situations, le discours politique en deviennent factices, disparaissant sous le fard d'un esthétisme post-romantique qui nuit à la crédibilité de l'intrigue. Cela confère au roman cet aspect irréel, hiératique, qui ne peut que plaire à certains et faire horreur à d'autres. Il semble que je fasse partie des deux.
Chez Gracq, chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir… on a l'impression d'entendre du Baudelaire, mais la poésie et le roman sont deux langages différents, ce qui est permis à l'une ne l'est pas à l'autre. le roman a besoin de vie. La poésie versifiée elle-même n'est plus en usage et le style incandescent de la prose de Gracq l'aura bientôt rejointe au pays des langues mortes. le charme du rivage des Syrtes tient pourtant à la beauté académique de cette langue qui restera pour quelque temps encore la source inépuisable d'un français idéal au profit d'enseignants du secondaire en mal de dictée.
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Citations et extraits (144) Voir plus Ajouter une citation
C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l'étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses tours de toile, n'eût été la mince lisière gazonnée qui couvrait la plate-forme, et coulait çà et là dans l'étroite coupure zigzagante des ravins. La réflexion neigeuse de ses falaises blanches tantôt l'argentait, tantôt le dissolvait dans la gaze légère du brouillard de beau temps, et nous voguâmes longtemps encore avant de ne plus voir se lever, sur la mer calme, qu'une sorte de donjon ébréché et ébouleux, d'un gris sale, qui portait ses corniches sourcilleuses au-dessus des vagues à une énorme hauteur. Des nuées compactes d'oiseaux de mer, jaillissaient en flèche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, lui faisaient comme la respiration empanachée d'un geyser ; leurs cris pareils à ceux d'une gorge coupée, aiguisant le vent comme un rasoir et se répercutant longuement dans l'écho dur des falaises, rendaient l'île à une solitude malveillante et hargneuse, la muraient plus encore que ses falaises sans accès.

Chapitre VII : L'Île de Vezzano.
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Aldobrandi avait maintenant ses coudées franches, régnait un préjugé nouveau, dont il couvrait d'ailleurs ses agissements avec un cynisme consommé : le moindre blâme porté contre le comportement de ses bandes eût passé pour la marque du plus mauvais goût, d'un esprit incurablement "retardataire", condamnation sans appel à un moment où l'opinion à la mode était que maintenant « les temps avaient changé ». Pourquoi ils avaient changé, c'est ce que personne n'eût pu dire au juste, et peut-être fallait-il voir là, plutôt qu'une phrase en l'air, plutôt que le constat précis d'une altération dans l'ordre des choses, la revendication de ce toucher infiniment subtil qui nous lie à l'établissement du vent, à la pesanteur insensiblement accrue de l'air, et en l'absence de toute preuve matérielle nous avertit en effet sans hésitation possible d'un « changement de temps ». Et ce n'était pas seulement cette couleur imperceptiblement plus orageuse — venue assombrir pour chacun son paysage mental comme s'il eût lu l'avenir à travers des verres fumés qui l'enfiévraient — qui paraissait nouvelle : apparemment le rythme même du temps à Orsenna avait changé.

Chapitre XII : Les instances secrètes de la ville.
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— On maintient toujours d'abord sur place, lorsqu'il survient un incident imprévu qui prend mauvaise tournure, l'homme par qui toutes choses ont commencé. Cela ne vous paraît pas étrange ? dit-il en cherchant tout à coup mon regard.
— Il y a peut-être à cela des raisons que j'ignore, fis-je gêné et circonspect.
— J'en vois plusieurs, dit-il d'une voix nette et lente. La paresse d'esprit naturelle aux bons gouvernements. L'instinct de se couvrir vis-à-vis de l'opinion, toujours prête à penser, quand on redresse les rênes trop tôt, que « si l'on avait laissé faire », mais à laquelle, si les choses tournent décidément mal, on aura alors à jeter un bouc émissaire bien noir. Non, je ne songe pas à vous…, sourit-il en voyant que je plissais le front sans agrément.
Il parut réfléchir un instant avec cet air vague et presque absent qui me frappait tellement par instants sur ce visage aux puissantes mâchoires.
— … Peut-être aussi y a-t-il une raison plus trouble, plus difficile à éclaircir. Quand un homme s'est trouvé une fois vraiment " mêlé " à certains actes trop grands pour lui et qui le dépassent, la conviction qu'une part de lui est demeurée méconnue, puisque de telles choses en sont nées — qu'il peut y avoir sacrilège à séparer ce que l'événement a uni. Ne pensez-vous pas, monsieur l'Observateur, qu'il y a des hommes qui appartiennent à certains actes, d'un accès particulièrement difficile et incompréhensible, parce qu'on a retiré " l'échelle ", parce qu'il n'y a plus d'échelle pour passer d'eux à lui.
— Si j'appartiens à cet acte, je ne puis en tout cas lui appartenir seul, dis-je d'une voix blanche. Un mot clair de la Seigneurie eût tout empêché. Je ne crois pas avoir eu jamais l'occasion de le lire.

Chapitre XII : Les instances secrètes de la ville.
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Tu sais, ces nuits d'été qui sont plus chaudes que le jour, où on dirait que les Syrtes macèrent comme un corps dans sa sueur. Je me levais, pieds nus sur les dalles fraîches, dans ce peignoir blanc que tu aimes – elle se tourna vers moi avec une lueur de provocation dans les yeux – je t'ai trompé souvent, Aldo, c'était un rendez-vous d'amour. À cette heure-là, Maremma est comme morte ; ce n'est pas une ville qui dort, c'est une ville dont le coeur a cessé de battre, une ville saccagée – et si on regarde par la baie, la lagune est comme une croûte de sel, et on croit voir une mer de la lune. On dirait que la planète s'est refroidie pendant qu'on dormait, qu'on s'est levé au coeur d'une nuit d'au-delà des âges. On croit voir ce qui sera un jour, continua-t-elle dans une exaltation illuminée, quand il n'y aura plus de Maremma, plus d'Orsenna, plus même leurs ruines, plus rien que la lagune et le sable, et le vent du désert sous les étoiles. On dirait qu'on a traversé les siècles tout seul, et qu'on respire plus largement, plus solennellement, de ce que se sont éteintes des millions d'haleines pourries. Il n'y a jamais eu de nuits, Aldo, où tu as rêvé que la terre tournait soudain pour toi tout seul ? tournait plus vite, et que dans cette course enragée tu laissais sur place les bêtes aux poumons plus faibles ? Ce sont les bêtes qui n'aiment pas l'avenir – mais celui qui sent qu'il est en lui un coeur pour cette vitesse irrespirable, ce qui est crime et perdition à ses yeux et à son instinct, c'est ce qui l'empêche de bondir et rien d'autre. Pour penser que les hommes vivent ensemble parce qu'ils vivent côte à côte, il faut n'avoir jamais regardé à la portée de leur œil. Il y a des villes pour quelques-uns qui sont damnées, par cela seulement qu'elles semblent nées et bâties pour fermer ces lointains qui seuls leur permettraient d'y vivre. Ce sont des villes confortables ; on y voit le monde comme de nulle part, comme l'écureuil de sa roue. Je n'aime que celles où au creux des rues on sent souffler le vent du désert ; et il y a des jours, Aldo, dit Vanessa en se tournant vers moi et en me regardant d'un oeil aigu, où j'ai fait à Orsenna une querelle grave : on n'y sent que le marécage, et j'ai pensé parfois qu'elle empêchait la terre de tourner.
Il y a quelque chose de trouble à dévisager un portrait la nuit, à la lueur d'une bougie. On dirait qu'une figure lisible, du fond du chaos, du fond de l'ombre qui l'a dissoute, se hâte d'affluer, de se recomposer au contact de cette petite vie falote qui sépare une seconde fois la lumière des ténèbres, comme si elle appelait désespérément, comme si elle tenait une suprême fois de se faire reconnaître. Quiconque a vu une vision pareille a vu, comme on dit, au moins une fois l'ombre se peupler – la nuit prendre figure. Celui qui m'appelait là était de mon sang et de ma race, et je sentais qu'au-delà de la honte, au-delà du déshonneur que les hommes distribuent pour le bon ordre avec on ne peut moins de garanties, comme des décorations en temps de guerre, cette façon à lui qu'il avait de sourire m'appelait plus profond à un secret paisible, un secret pour lequel la conscience béate de la ville était sans verdict et sans attendus.
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Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d'un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l'eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets. Quelque chose s'étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes part à notre rencontre et lissèrent les berges d'une chaussée à fleur d'eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c'était le bout de notre voyage, nous arrivions à l'Amirauté. La route mouillée miroita faiblement ; aux côtés d'une silhouette qui balançait un fanal pour guider dans le mur de brouillard les évolutions de la voiture, se montrèrent un ciré de matelot, une vieille casquette d'uniforme, et une dure et courte moustache perlée de gouttes : le capitaine Marino, commandant la base des Syrtes.
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À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen. 
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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