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Citations sur Manuscrits de guerre (11)

Demain? Et pourtant il reste un espoir tenace, nourri de la fantasmagorie même de cette déroute, de ces pérégrinations somnambuliques - espoir quand même de traverser la vague, de trouver une fissure dans ce mur qui avance vers nous Espoir et conviction crispée, furieuse, de surnager quand même au milieu de cette chienlit.
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[FAC-SIMILE de l'article de Daniel MORVAN mis en ligne le 26 septembre 2013 par le Quotidien "Ouest-France"]

Titre : " JULIEN GRACQ, REPORTER DE GUERRE INEDIT "

Sous-titre : "Les éditions Corti publient un inédit de l'auteur du Maine-et-Loire au coeur de la débâcle française de 1940."

Texte : " Un cahier d'écolier rouge, de marque Conquérant, avec mention à la plume : Louis Poirier, souvenirs de guerre. Sur 77 pages, Poirier (c'est le nom de Gracq pour l'état-civil) raconte trois semaines de campagne en Flandre. Une débâcle sous la mitraille qui se termine le 2 juin 1940, jour où le lieutenant Poirier tombe, avec sa section, aux mains de l'ennemi.

Gracq est « en état d'ahurissement », mais toute son écriture est là : distance, raffinement, précision, intensité. Les historiens y trouveront un document unique. Les autres liront un génial reportage de guerre où ne manque pas un bouton de guêtre.

L'auteur de ce texte n'est pas un bleu. Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil, sur les bords de la Loire, mort à Angers en 2007, Gracq a publié Au château d'Argol en 1939, un premier livre dont le mystère et l'érotisme fascinent les surréalistes. Retoqué par Gallimard, ce roman fut publié par un petit éditeur, José Corti. Aujourd'hui, c'est toujours Corti qui, quatre ans après la mort de l'écrivain, publie ce journal de guerre, rédigé au retour de captivité, en 1942. Et il publiera, bientôt, une correspondance qui s'annonce fastueuse. « Bernild Boie (éditrice de Gracq à la Pléiade) a découvert ces deux cahiers à la Bibliothèque nationale de France », explique Bertrand Fillaudeau, directeur des éditions Corti.

Drôle de guerre assez poilante.

Avec ce livre, on pouvait craindre de découvrir un aspect « sergent-major » à la plume du Gracq militaire. Il n'en est rien. Ici, on retrouve le Gracq qu'on aime. L'auteur subtil et vibrant des Carnets du grand chemin. Celui qui prend ses distances avec le choc des armes. Sa « drôle de guerre » porte bien son nom. On sent la trouille, la faim, parfois l'irréalité des combats, et le comique qu'elle sait provoquer.

La tête pleine de Stendhal, le lieutenant Poirier ne tient pas ses hommes : « Je pousse devant moi une cohue minable ». Traversant un champ, ils bifurquent vers une distillerie, pour en revenir ivres morts : « Ces Bretons, si sympathiques, sont devant l'alcool comme des sauvages ».

L'officier sent la débâcle à de petits signes. Il admire la rage des Allemands, « précédés de la nuée éclatante et presque enthousiasmante de leurs victoires ».

Plus étonnant encore, il confesse une sottise d'orgueil : son refus de se replier sans ordre écrit face à l'ennemi. « C'est pour le plaisir de faire la mauvaise tête que j'ai manqué de peu d'amener la perte de ma section. »

Un fabuleux cadeau de Gracq à ses lecteurs. "
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Tout à coup un soldat, sorti on ne sait d'où, passa derrière la section en courant à toutes jambes, et en criant, de cet accent de la panique qui fait brusquement froidir la peau : " On se replie : Vlà les Allemands ! Le lieutenant G. n'avait pas encore eu le temps de se retourner qu'une demi-douzaine d'hommes de son groupe le plus éloigné, emboîtaient le pas au fuyard d'un seul élan et disparaissaient derrière la haie.

- Ça commence bien, gronda entre ses dents le lieutenant G., extrêmement nerveux. Il fit comme par réflexe trois pas pour courir arrêter la débandade, mais sentit brusquement que s'il se mettait à galoper, il n'allait pas galoper seul : Dieu sait où ça s'arrêterait. Il se mit à crier après ses hommes d'une voix sèche et rageuse, qui ne portait pas - mais le groupe avait déjà fondu dans la verdure : on n'avait pas chance de le revoir de sitôt. Le reste des hommes, nerveux, silencieux, sortait de ses trous comme un diable de sa boîte, comme on sort de sa maison quand on sent trembler le sol, venait se coller contre lui, la mine blême, jetant de tous côtés des regards en dessous, avec ce souffle des narines qui reprenait maintenant plus fort. Le lieutenant G. eut grand'peine à les disperser un peu.

- Les vlà ! Les vlà, cria tout à coup un soldat qui regardait du côté de la prairie.

Le soleil maintenant bas sur l'horizon mettait partout déjà des ombres allongées derrière les arbres, mais à gauche l'immense prairie était une seule nappe unie de lumière dorée jusqu'à Bourbourg, où le bombardement semblait aussi avoir cessé. Sur la prairie tout à l'heure vide, à six, sept cents mètres, du pas peu pressé en effet des travailleurs qui rentrent de l'ouvrage, on voyait maintenant nettement s'avancer de petites silhouettes noires, sept ou huit, pas plus, très dispersées - on n'avait pas du tout l'impression d'une troupe, plutôt des gens en train de vaquer séparément à leurs affaires - qui progressaient à partir de la berge du canal. Des Français ou des Allemands ? Le lieutenant G. se sentait perplexe. Il était invraisemblable, incroyable, que des Allemands eussent passé là sans qu'on eût entendu la moindre fusillade - d'un autre côté, la tranquillité presque paysanne de ces promeneurs en cet instant n'était pas rassurante outre mesure...

Si seulement il avait eu des jumelles ! Sur ce qu'il avait à sa gauche, à sa droite, en face, personne ne s'était jamais chargé de le renseigner : faire ouvrir le feu sur ces silhouettes suspectes était plus qu'angoissant : l'instinct avait beau lui persuader le contraire, ce devait être, ce ne pouvait être que des Français qui commençaient à se replier. Tout à coup on entendit des cris d'appel lointains : derrière une haie, à deux cents mètres, l'agent de transmission reparu se mit à gesticuler frénétiquement, comme s'il faisait signe de revenir en hâte. Puis prit ses jambes à son cou sans plus attendre, et disparut...



Le lieutenant G. traversait vraiment un vilain moment. Il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence, et tout le reste de son corps creux et mou, flasque, soudain vidé de tout influx nerveux : un accumulateur qui tout d'un coup avait fini de se décharger. Ce qu'il aurait voulu, c'était dormir, ne fut-ce qu'un quart d'heure, s'arracher à ces trognes qui suintaient la catastrophe, à cette mare, à ce sous-bois de piège à loups où il se sentait tombé comme au fond d'une trappe. Il se maudissait amèrement. Bien sûr, il aurait fallu se replier. Tout de même, c'était sûr , on lui avait fait signe. Des idées brusquement commençaient à tourner dans sa tête qui lui donnaient le vertige. " Le lieutenant G. , porté disparu ce soir avec toute sa section - c'est tout de même bizarre, vous ne trouvez pas ? Est-ce qu'il aurait eu une idée de derrière la tête en restant tout seul sur le canal ? " Les gens qui commencent à hocher la tête : " Il était fiché comme P.R*. vous vous souvenez. C'est à se demander si c'est tout à fait un hasard." La cinquième colonne... Les fuyards de tout à l'heure, qui allaient faire les malins au bataillon : " Nous, on a compris tout de suite où il voulait en venir." Personne pour expliquer. Ses hommes à lui - ces drôles de tête qu'ils commençaient à faire en le regardant. Presque de complicité, aurait-on dit - cela devenait suffocant. Personne à qui parler. Et c'est vrai que les voilà maintenant perdus. Perdus. Les Allemands qui devaient déjà grouiller tout autour du bois.



Mais que faire, Bon Dieu, que faire ? est-ce qu'il n'y avait vraiment plus un moyen de passer l'éponge sur tout ça : " On s'est trompé. Il y a maldonne - on recommence." Les premiers casques gris qui vont pointer entre les arbres tout à l'heure, et alors qu'est-ce qui va se passer ? Ce qui va se passer - mais cela crève les yeux : tout le monde va lever les mains en silence, sans même essayer de bouger - et alors ? - alors, c'est là qu'on commence à refuser tout à fait de penser - c'est là que ça n'est plus possible : est-ce que le lieutenant G. va se lever et braquer son pistolet sur le premier qui va lever les bras ? Il a beau s'efforcer, il ne se voit pas en train de le faire : tout est de sa faute, c'est trop injuste. Pourtant c'est sûr, tout de même, on ne peut pas se replier comme ça. Pour un isolé pris de panique... un affolé qui fait des gestes avec les bras... Ce n'est pas possible, grand Dieu - pas possible. Pas possible que des choses vous arrivent comme ça - il doit y avoir un moyen de se décoller l'esprit de ce gibier pris dans la trappe, de prendre de l'altitude, de se mettre à planer au-dessus de ce carnaval. Pendant que la tête lui tournait un peu de ses réflexions plutôt démâtantes, il était assis, assez nonchalamment adossé au rebord du talus, fumant des cigarettes sans rien dire, et la chose qui n'était pas la moins surprenante, c'est qu'il voyait à leur tête que l'impression qu'il devait donner en ce moment à ses hommes, c'était une certaine impression de tranquillité.

- Qu'est-ce qu'on va faire, mon lieutenant ?

- On va attendre la nuit...
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Vjoûoû ! Ca recommence. Nous nous bousculons dans l'escalier. Mais cette fois c'est très court. Nous fumons, vaguement somnolents dans l'accalmie, le dos voûté, pas du tout conscients de ce qui va suivre. Plus de soleil aujourd'hui, il fait gris et terne.
UIn remue-ménage dans la salle à manger, puis le chargeur P. dégringole nos marches, hors de lui, en hurlant : " Les vlà ! Vlà les Boches ! " Un choc au coeur.

[Julien GRACQ, "Manuscrits de guerre", première partie : "Souvenirs de guerre", page 142, José Corti, 2011]
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il n'y avait rien à répondre, que de serrer en soi dans un froid noir ce qui pouvait rester du courage imbécile que tout abandonne), au-devant d'un rouleau compresseur dont rien ne grippait les engrenages, et qui après vingt-cinq ans qu'on en avait tant ri s'était mis en devoir d'écraser, cette fois d'une bonne allure de galop de course et vraiment du coeur à l'ouvrage, l'asphalte enfondu de sueur des routes nationales. L'asphalte, et un peu de ce qui circulait dessus, le coeur mal à l'aise comme sur une glace pas trop solide (on avait vu comme elle se mettait à frire sous les rafales des mitrailleuses), un oeil sur les mouches brillantes et l'autre sur le fossé proche, comme les fourmis collées à la raie du plancher.
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Le soleil se levait dans un ciel magnifiquement pur, et le lieutenant G., troublé quand même et fort nerveux, s'étonnait que la fusillade assombrit si peu le paysage de matin d'été ; le feu d'infanterie derrière les masses de feuillage n'était pas déchirant, ni brutal - plutôt mat, comme un promeneur qui frotte du bout de sa canne en marchant vite les barreaux d'une grille de square.
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Ce qui frappe dans toutes ces actions, c'est la complète incohérence. Du moins du petit coin où nous sommes. Ces allemands qui passent, sur qui nous ouvrons un feu d'enfer, et qui ne répondent pas d'un seul coup de fusil. Puis rien. Puis cette attention soudaine du canon anti-char. Puis on nous oublie, on nous délaisse, comme le pinceau aveugle d'un projecteur qui sautille sur une étendue de campagne.
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Tout est faux, chacun le sent, tout est simulacre, - chacun fait "comme si". Imite les gestes, les ordres qu'il est décent de faire d'après la tradition dans une "défense héroïque". Donne l'ordre de se faire tuer sur place, d'exécuter telle mission impossible (elles le sont presque toutes, maintenant) - avec le même gonflement d'âme qu'il éprouverait à signer des paperasses dans son bureau de caserne. Puis se rendra gentiment aux Allemands dans Dunkerque, quand tous les gestes de la "défense héroïque" auront été exécutés, dans l'ordre le plus académique.
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Moment d'angoisse pure, de passivité absolue. De seconde en mortelle seconde, j'attends la prochaine rafale dans le crâne - trois, quatre minutes. J'ai tout le temps d'y penser. Impuissance absolue - rigoureusement rien à faire - qu'une subtilité dans l'immobilité qui me fait pénétrer le génie des cailloux, des minéraux.
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Une espèce de flou apparaissait là où tout eut dû être taillé à arrêtes vives : ordres approximatifs, destinés peut-être à sa couvrir, qui demandaient beaucoup en s’attendant à obtenir un peu moins – directions mal précisées : " par là " – " un kilomètre plus loin " – compte rendus jamais demandés, pas plus qu’on demande à un pion sur un échiquier comment il passe sont temps – missions des plus vagues, parfois complètement passées sous silence, comme s’il s’était agi avant tout de faire acte de présence pour la bonne règle dans une espèce de champ de bataille abstrait, pour " compléter le dispositif ", sans qu’on en attendit vraiment quelque résultat que ce fût.
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