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EAN : 9782714312495
176 pages
José Corti (07/01/2021)
3.87/5   43 notes
Résumé :
En 1980, au moment de la parution de "En lisant en écrivant", Angelo Rinaldi, dans « L’express », souligna que Julien Gracq figurait parmi les contrebandiers habiles à faire passer les « frontières séparant les époques ». Plus de 40 ans après, ce constat reste d’actualité, comme si le temps avait eu peu de prise sur ses fragments, toujours devant nous.

Ce qui est frappant avec les textes inédits de Julien Gracq, rassemblés ici, par Bernhild Boie, son ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Un recueil de textes inédits de Julien GRACQ (1910-2007), à la fois phénoménal et passionnant, d'une grande richesse et d'une saine complexité. L'achèvement de cette lecture nous laisse perplexe face à la tiédeur de trois des quatre critiques qui ont devancé la nôtre... Survols un rien blasés et passablement inattentifs : pareil recueil jugé en quelques paragraphes lapidaires... Prenons le TEMPS, bon sang ! prenons le temps pour appréhender un rien plus finement les choses que nous nous donnons pour mission de LIRE, et pas seulement de "parcourir" : car nos avis de "petits-procureurs-toujours-si-pressés" [Oh, pardon ! :-)] seront toujours si peu de choses face à l'exigence (ici réelle) et la profondeur instructive et intuitive des (parfois si nobles) créations d'Autrui... Puisque selon nous, "Noeuds de vie" VAUT l'attention réelle et prolongée de son lecteur.

Parmi les inédits du natif de St-Florent, autant "Les Terres du Couchant" (rédigé en 1953, postérieur à son fameux joyau "Le Rivage des Syrtes") aura été – pour nous, très subjectivement et ce malgré la magie atmosphérique dégagée par un univers "à la Tolkien", entre Mythes et Histoire – le simple "brouillon" d'un roman n'ayant jamais abouti, souffrant d'un côté indécis, trop indéterminé, voire sous-vertébré et peu abouti dans son style (et dont la publication n'a jamais souhaitée par J. G.)... autant le premier des "Manuscrits de guerre" de l'appelé Louis Poirier intitulé "Journal" (rédigé sur l'un de ses grands cahiers "Le Conquérant" qu'on retrouvera bien après la disparition physique de son auteur) deviendra – bien involontairement sans doute – le noyau fondateur du superbe roman d'imagination ("Un balcon en forêt") tout en étant, par sa sécheresse clinique, lui aussi un grand moment de littérature.

Signalons ici que ces longues "notations" gracquiennes manuscrites réunies ici en 167 pages imprimées sous ce titre de "Noeuds de vie" (titre-citation d'une production de l'imagerie mentale de Gracq) par Bernhild Boie et présentées par elle en un court "Avant-propos" sont scindées (non arbitrairement) en quatre parties : "Chemins et rues" (pages 13 à 47) ; "Instants" (pages 49 à 89) ; "Lire" (pages 91 à 129) ; "Ecrire" (pages 131 à 164).

Nous approcherons bien souvent la beauté, la pertinence, l'insatiable curiosité et la grande culture littéraire (même, plus généralement, artistique) d'un esprit sans cesse en éveil, dont ont déjà témoigné "Lettrines" 1 & 2 [1967 ; 1974], "Les Eaux étroites" [1976], "En lisant en écrivant" [1980], "Carnets du grand chemin" [1992] et les formidables "Entretiens" [2002] précédemment et excellemment publiés – là, du vivant et avec le consentement entier de son auteur– par la "Librairie José Corti" (aux pages à ouvrir à l'Antique, c'est-à-dire au coupe-papier) devenue depuis "Editions Corti"... publiant aujourd'hui également quelques ouvrages du "Domaine français" [???] finement intitulés "Je m'oralise" ou "Paupière philosophale" [ha ! ha !] :-) ... )

Mais trêve de plaisanteries et venons-en aux "détails" de l'ouvrage...

Au bonheurs du jour, voici donc quelques purs cristaux nés au sein d'un si riche minerai :

(1°). Extraits du filon aurifère de "Chemins et rues" :

[AMIENS, 1941]

" Amiens. A cent kilomètres à peine de Paris, l'empreinte du Nord était partout sur cette cité de briques où j'écrivais en 1941, morfondu dans une époque sinistre (l'Occupation), dans un environnement sans joie, et sans doute en réaction contre eux, un texte qui s'appelait "Pour galvaniser l'urbanisme". J'ai toujours eu en aversion les villes-carrefours, trop proches encore de Paris, qui commandent un large éventail de branchements secondaires et qui, plutôt que tirer à elles pour s'en nourrir tous les sucs d'une province, semblent avoir grandi autour des dépendances d'une gare : je n'aime ni le Mans, ni Vierzon, villes sans vrai point d'ancrage, qui me donnent l'impression, même si c'est à tort, de s'être logées au hasard d'un calcul abstrait dans un espace indifférencié. " [pages 34-35]

[SENSATION D'ENFANCE]

" Il y a une sensation d'enfance que je ne retrouve plus que fugitivement, et à des intervalles éloignés : non pas l'odeur légère, enivrante, du foin coupé, mais l'odeur déjà ligneuse des hautes herbes de juin chauffées par le soleil au long des sentiers de l'après-midi : odeur âcre, odeur poisseuse, poivrée et amère, presque sexuelle, entêtant comme aucune. Chaque fois qu'elle reparaît, elle ressuscite instantanément pour moi le souvenir des promenades du lycée dans la banlieue nantaise, en lisière de la campagne, par les après-midi de juin déjà étouffantes : le sentiment de l'exil de la vie qui me possédait alors reflambe durement, impitoyablement. " [pages 37-38]

[ST-FLORENT]

" A Saint-Florent. Je regarde le paysage sur lequel donne ma fenêtre, et qui est bien ce que j'ai le plus souvent regardé au monde. Il me semble que j'entends encore passer sur lui le son des cloches des vêpres de mon enfance, le dimanche, son pulpeux, mûri et comme ambré, au travers duquel la journée de luxe et de loisir entamait son automne. Je regarde la colline Du Mesnil, la courbe de la Loire, la muraille verte des peupliers de l'île, derrière laquelle montent et débordent avec lenteur les cumulus cotonneux de ce premier après-midi d'octobre. Il ne m'en vient pas de tranquillité, ni même le sentiment rassurant d'une permanence, mais plutôt le malaise soucieux qui nous gagne devant un massif d'arbres marqué pour la coupe, une bâtisse familière qu'on va démolir ; la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde refait de sa main "à son idée" — et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne. " [pages 46-47]

(2°). Extrait du filon aurifère de "Instants" :

[SOMNAMBULISME AU GRAND SOLEIL]

"Aux Invalides : petite exposition sur la « drôle de guerre ». Ce qui surprend, c'est la pauvreté, l'insignifiance des pièces exposées : croquis, tracts, affiches, journaux, photographies, lettres. rien ne passe, dans ces médiocres pièces à conviction, du somnambulisme au grand soleil qui s'était emparé pour huit mois d'une nation entière". [page 69]

(3°). Extraits du filon aurifère de "Lire" :

["LA CHARTREUSE DE PARME" & "LE GRAND MEAULNES"]

« Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire. Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne où elle descendit vers les huit heures du soir... ». Il n'y a rien dans toute "La Chartreuse" qui respire mieux la joie de vivre que le vagabondage de Fabrice entre le lac Majeur et le lac de Côme, quand il visite l'abbé Blanès. La mousqueterie des "mortaretti", souvenir d'Italie qui touche visiblement Stendhal à l'égal d'un souvenir d'enfance, rythme les festivités de ce dimanche de la vie. le charme unique du livre, charme tout épidermique, et qui ne participe en rien de la solidité interne du "Rouge", profondément enroché dans L Histoire, est d'être à la fois, par l'invention, les "Mille et une Nuits" de l'Italie de la Sainte-Alliance, et, par la tendresse souriante et «regrettante», le "Grand Meaulnes" De Stendhal, un Stendhal dont les vrais souvenirs d'enfance commencent en fait à la dix-septième année. " [page 103]

[STENDHAL ET SON LECTEUR]

" Pourquoi Stendhal est-il le moins physiquement mort de tous les écrivains du passé ? Une espèce de carburant social immatériel fait brûler et pétiller de part en part cette prose qui est comme un mouvement d'amitié adressé dans le vide : on dirait que l' "ami lecteur" des préfaces, au lieu de rester confiné décorativement de l'autre côté de la vitre, a par exception sauté à pieds joints dans le laboratoire central, pour y jouer auprès de l'écrivain le rôle de partenaire et de faire-valoir direct. " [page 116]

[MORT DU ROMAN]

" La pensée tue tout ce qu'elle touche : quoi d'étonnant que le roman en meure, à son tour. " [page 101]

(4°). Extraits du filon aurifère de "Ecrire" :

[ROMAN & ECOLE BUISSONNIERE]

" [...] de ce qui « fait vivre » un roman (comme on dit), il n'y a jamais trace dans le plan préalable de son auteur. [...] C'est de l'école buissonnière de l'écriture, et non de l'impeccable programme scolaire de sa construction, que le roman tirera seulement son charme et sa saveur. " [page 147]

[CE QUI N'A JAMAIS ETE DIT AINSI...]

« Ce qui n'a jamais été dit "ainsi" n'a jamais été dit » : c'est l'axiome secret auquel se réfère sans discussion le vrai littérateur. L'enclenchement décisif de la pensée dans la forme a pour lui seul le même claquement que le verrouillage d'une arme à feu ; les plus riches possibilités expansives restent pour lui inertes en dehors de cet enfermement libérateur. " [page 136]

[SIMENON & LE ROMAN]

« Les gens sont vrais, l'histoire est vraie... ou plutôt chaque détail est vrai, mais l'ensemble est faux... Non ! ce n'est pas ce que je veux dire : c'est un roman, voilà ! et j'aime mieux l'écrire que l'expliquer. » (Simenon sur le roman) " [page 137]

Bref, "RIEN DE COMMUN" ici, tout comme l'annonçait fièrement (et sans mentir sur le contenu) ce bon José Corti, éditeur au 11 rue de Médicis à PARIS 6e arr., depuis son échoppe "ouverte en 1935" face au Jardin du Luxembourg, et découvreur de l'auteur Gracq signant avec lui son "contrat à compte d'auteur" en 1938 pour la publication de "Au château d'Argol" (aussitôt remarqué par le poète prosateur André Breton)... On sait que longtemps après la disparition physique de Corti en 1984, la librairie José Corti dût fermer ses portes le 23 décembre 2016... mais ouf ! pour les rouvrir « en février 2017 sous l'enseigne “Librairie des éditeurs associés”, laquelle accueille toujours le fonds des éditions Corti, ainsi que d'autres éditeurs indépendants. »

Et DECOUVREZ bien vite ici les nombreuses, talentueuses et merveilleuses citations de cet opus (accessible au prix mérité de 18 €) dues à nos Amies & Amis "babéliotes" coco4649, Dunadan, Gehenne, deuxquatredeux, ninamarijo, karamzin, VincentGloekler et steka ! :-)

[Julien GRACQ, "Noeuds de vie", éditions Corti (Paris), coll. "Domaine français", 167 pages, 2021]

Lien : http://fleuvlitterature.cana..
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J'écris cette courte critique pour donner un son de cloche un peu différent de ceux que l'on peut entendre un peu plus bas.
Ce recueil est magnifique, d'un style et d'une profondeur inouïs. Julien Gracq fait preuve d'une qualité d'observation et de description hors norme dans des domaines très divers, de la description des paysages de Loire-Atlantique à celle des milieux de l'édition en passant par des souvenirs de guerre. L'hétérogénéité de ces thèmes, que certains jugeront disparate, en font pour moi le charme, stimulant à chaque page mon plaisir de lecture.
Je finirais par cette citation d'un des textes (sur Paul Valéry) qui résume assez bien la grandeur littéraire et spirituelle de Julien Gracq :
"j'en viens à estimer de plus en plus haut, chez tout être, l'étendue de la surface de contact qu'il développe avec le monde et la vie."
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La phrase toujours longue chez Julien Gracq développe une pensée portée par la mémoire de l'enfance, ou les souvenirs de voyages. le choix des mots est pertinent. Les textes séduisent par le charme désuet de leur poésie. Ils sont issus de carnets de l'auteur et assemblés de façon assez libre mais organisée. Ils s'attachent d'abord aux lieux visités et fréquentés par l'écrivain géographe.

Que sont les noeuds de vie ? Ce sont les fils emmêlés qui tissent le rapport de l'homme au monde. Lorsque Julien Gracq évoque l'avenir, le tableau s'assombrit. le travail de l'homme sur le monde manque de considération pour le futur, à son goût. Gracq, dans les années 80 – 90, s'en inquiète. Il a raison, bien sûr, même si par exemple, quand il déplore que les jardins ne sont plus cultivés, on peut constater aujourd'hui un retour aux pratiques de cultures potagères même dans le milieu urbain. Une prise de conscience tardive a opéré.
Julien Gracq se souvient de changements réjouissants apportés par l'occupation allemande : routes désertes, villes nocturnes sans éclairages. Il aurait sans doute trouvé du charme à notre période Covid. le confinement lui aurait convenu.
Il flâne, et ses flâneries sont aussi littéraires. Il y a de la sensualité dans son regard sur la nature, dans quelques instants de paresse au lever dont il est coutumier. Il livre aussi des considérations plus politiques ou religieuses. Elles semblent bien clairvoyantes au lecteur d'aujourd'hui. Il y a de la malice dans le paragraphe qui traite de Freud. Julien Gracq appartient à la génération qui a vécu l'essor de la psychanalyse.
Les lectures de Gracq et les critiques acerbes parfois des écrivains qui les accompagnent font l'objet de la troisième partie de l'ouvrage : Lire. le grand Victor Hugo y est comparé à une trompette ! Il y mentionne – qui l'aurait imaginé ? - le seigneur des Anneaux de Tolkien. Il semble conquis par le genre. Il fait preuve là d'une ouverture d'esprit étonnante.
La dernière partie, Ecrire, est particulièrement intéressante. Les réflexions de l'auteur sur sa motivation et sa place dans le milieu des écrivains convergent vers un point fondamental : la liberté. Gracq revendique une indépendance totale, et aussi une certaine distance par rapport à l'écriture. Il peut se passer d'écrire, dit-il, pendant des années. Mais c'est peut être sans compter ces notes et ces carnets, qui, bien que sans objectif précis et loin du romanesque, témoignent aussi d'une forme d'écriture quotidienne. Il évoque aussi l'écriture de rêves qui n'est pas éloignée du surréalisme. Gracq n'a pas été imperméable aux influences de son époque.

Noeuds de vie forment un recueil de réflexions d'un Julien Gracq vieillissant. Il porte un regard sur la littérature en général, mais surtout sur la place singulière qu'il occupe lui-même. Les première et deuxième parties, Chemins et rues et Instants sont les plus poétiques. La suite se fait plus intellectuelle et plus difficile d'accès. L'ouvrage donne évidemment envie de lire et relire les romans de l'auteur.
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Certes l'écriture est magnifique, l'artiste hors pair ; l'enchevêtrement de la phrase procure un immense plaisir.
Mais ce qu'il nous dit, il le dit d'abord à lui-même ; dès lors, le lecteur est est exclu de ses remarques et fort peu a résonné en moi.
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Retrouver la langue de Julien Gracq dans ce livre inédit est un grand plaisir. Plus personne, on le dirait, n'écrit comme cela, avec un tel pouvoir de description qui place les choses comme devant les yeux. La lecture de Gracq entraîne dans une agréable rêverie et réveille mille sensations.
Ce livre n'est pas un fond de tiroir, l'auteur y est pleinement lui-même, celui, par exemple, qu'on admire dans Un balcon en forêt.
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Citations et extraits (42) Voir plus Ajouter une citation
[ST-FLORENT]

A Saint-Florent. Je regarde le paysage sur lequel donne ma fenêtre, et qui est bien ce que j'ai le plus souvent regardé au monde. Il me semble que j'entends encore passer sur lui le son des cloches des vêpres de mon enfance, le dimanche, son pulpeux, mûri et comme ambré, au travers duquel la journée de luxe et de loisir entamait son automne. Je regarde la colline du Mesnil, la courbe de la Loire, la muraille verte des peupliers de l'île, derrière laquelle montent et débordent avec lenteur les cumulus cotonneux de ce premier après-midi d'octobre. Il ne m'en vient pas de tranquillité, ni même le sentiment rassurant d'une permanence, mais plutôt le malaise soucieux qui nous gagne devant un massif d'arbres marqué pour la coupe, une bâtisse familière qu'on va démolir ; la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde refait de sa main "à son idée" — et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.

[Julien GRACQ, "Noeuds de vie", 1ère partie : "Chemins et rues", éditions Corti (Paris), coll. "Domaine français", 2021 — page 46-47]
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Comme on entre dans les rangs de vigne lorsqu’approchent les vendanges, soulevant çà et là le pampre pour découvrir, tâter et goûter les grappes, écraser un grain, plus ou moins poisseux aux doigts, j’ai souvent échantillonné au préalable les livres, surtout les livres un peu gros, rarement trompé sur ce que promet la récolte. Le livre dans sa masse n’a pas encore libéré le courant jaillissant de la lecture, que le grappillage a presque tout dit sur la physionomie du cru, ou du moins sur sa teneur en alcool.
Moments de flânerie absente où on musarde devant sa bibliothèque, atteignant un livre sur l’étagère, l’ouvrant, le grappillant, le replaçant, l’abandonnant pour un autre qui révèle à l’échantillonnage plus d’épice et de montant. Picorant là-dedans comme fait l’Espagnol à l’heure de l’apéritif parmi les tapas, et quelquefois, comme lui, à force de picorer, déjeunant par cœur. Comme les vieux connaisseurs en bourgognes font au moyen de leur tastevin, avec le temps et long usage on en vient à flairer les livres plus souvent qu’à les lire : moins besoin de nourritures consistantes que plutôt d’une espèce de spiritualisation revigorante de l’odorat. On peut déjeuner parfois exquisément de la fumée du rôti, et à qui sait attendre, et vieillir consubstantiellement avec elle, la littérature délivre aussi, assez mystérieusement, sa quintessence.
Cet homme seul, en pantoufles, qui renifle et qui chipote devant ses rayonnages, tout entier devenu, nez au vent, c’est un détecteur et un juge que plus rien n’embrouille. Et cet homme, c’est aussi un croyant, un fidèle de la secte : nul ne communie vraiment avec la littérature qui n’a pas le sentiment du tout présent chez elle dans la plus petite partie. (pp93-94)
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Comme il est curieux, à lire leur correspondance, que deux esprits aussi antagonistes que Breton et Valéry, l'un acharné en toute matière à la réduction au type et à la détection du mécanisme, l'autre obstiné à maintenir battante, à élargir les ouvertures sur l'éventuel, se soient frottes l'un à l'autre sans heurt majeur (malgré le caractère de Breton) pendant des années ! En vérité, y a-t-il des esprits vraiment entiers ? Chacun a beau afficher sans nuances sa couleur, la contradiction qui lui est opposée joue constamment, et richement, en lui-même avec sa couleur complémentaire : à des oppositions thématiques et spectulaires de ce genre la part mutuelle - non négligeable - d'acquiescement caché à l'autre donne tout leur moelleux, leur résonance et leur liant, comme les arriere-pensées fondues se l'orchestre derrière les répliques articulées d'un duo. La connivence des esprits vient doubler et contredire en profondeur l'affrontement des idées, comme font aux courants marins de surface les lentes dérives sous-jacentes dites de compensation.
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Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.
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[LA CHARTREUSE DE PARME, STENDHAL & LE VAGABONDAGE]

« Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire. Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne où elle descendit vers les huit heures du soir... ». Il n'y a rien dans toute "La Chartreuse" qui respire mieux la joie de vivre que le vagabondage de Fabrice entre le lac Majeur et le lac de Côme, quand il visite l'abbé Blanès. La mousqueterie des "mortaretti", souvenir d'Italie qui touche visiblement Stendhal à l'égal d'un souvenir d'enfance, rythme les festivités de ce dimanche de la vie. Le charme unique du livre, charme tout épidermique, et qui ne participe en rien de la solidité interne du "Rouge", profondément enroché dans l'Histoire, est d'être à la fois, par l'invention, les "Mille et une Nuits" de l'Italie de la Sainte-Alliance, et, par la tendresse souriante et «regrettante», le "Grand Meaulnes" de Stendhal, un Stendhal dont les vrais souvenirs d'enfance commencent en fait à la dix-septième année.

[Julien GRACQ, "Noeuds de vie", 3ème partie : "Lire", éditions Corti (Paris), coll. "Domaine français", 2021 — page 103]
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Vidéo de Julien Gracq
À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen. 
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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