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EAN : 9782714303332
253 pages
José Corti (01/08/1989)
  Existe en édition audio
4.22/5   473 notes
Résumé :
1939, ce sont les premiers mois de ce que l'on appellera la drôle de guerre.

Période de suspens, d'attente particulièrement dans les Ardennes où l'aspirant Grange a pour mission d'arrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants.
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Critiques, Analyses et Avis (51) Voir plus Ajouter une critique
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sur 473 notes
La lecture d'«Un balcon en forêt » permet de s'imprégner de cette étrange ambiance qui prévalait pendant « La drôle de Guerre » dans laquelle évolue les troupes françaises de septembre 39 à mai 40 . Julien Gracq a puisé dans ses souvenirs et son expérience. On peut y déceler déjà l'annonce d'une défaite « avant même le premier coup de canon, la rouille, les ronces de la guerre » … « Une foutue armée (…) qui m'a tout l'air de vouloir faire avant peu une armée foutue » .
Automne 1939 - L'aspirant Grange qui fait l'objet d'une surveillance par la sécurité militaire (Gracq l'était aussi de par son adhésion à la CGT et son engagement auprès du parti communiste , il fut également affecté en Flandre ) présente au colonel son ordre de mission . Il est cantonné à la maison forte des Hautes Alizes , près du bourg de Moriarmé (il faut y voir Morialmé, entre Sambre et Meuse, en Belgique).Cette maison forte, en surplomb ( d'où le titre ) où il prend ses quartiers, n'est pas une maison d'arrêt militaire comme il l'a craint quelques instants, c'est un blockhaus, construit au coeur de la forêt « pour interdire aux blindés l'accès des pénétrant descendant de l'Ardenne belge vers la ligne de la Meuse ». (Pour un lieutenant de passage c'est même un "piège à cons") . Un souterrain a été creusé permettant d'évacuer, en cas de siège le fortin et de se réfugier dans les bois. Il partage les lieux avec Hervouët, Gourcuff, Olivon.
Dans cette guerre qui « brasille » chacun vaque librement à ses occupations : coupe de bois et braconnage dans la forêt giboyeuse, pour les soldats, Grange, lui le futur officier , s'adonne à de longues errances bucoliques nocturnes. le temps suspend son cours, devient une parenthèse heureuse mais cotonneuse, des « journées blanches ».
C'est dans ce contexte que Grange va rencontrer une très jeune femme Mona (Nora Mitrani ? la future compagne de Gracq ) à la fois petite- fille, femme-fleur , fée mutine qui réside au village. Ils deviennent amants. Mais ce calme pernicieux, cette attente interminable va prendre fin quand les Allemands lancent leur offensive dans les Ardennes, le village est évacué et Mona s'éloigne.
Lors de l'attaque Grange est blessé. L'intensité dramatique s'accentue, devient pathétique quand il décide d'aller se coucher sur le lit de Mona, le tragique s'invite. Quelle sera la destinée de Grange : Mourir de sa blessure (septicémie,) se faire tuer par l'ennemi (Les Allemands « liquidaient » les soldats isolés,) être fait prisonnier, s'échapper et survivre ?
Au-delà de cette histoire étrange c'est le style de Gracq qu'il faut découvrir, ses descriptions poétiques. Nos sens sont sollicités par cette lecture.
- La vue surtout : les couleurs sont très présentes, couleurs basiques qui reviennent souvent le gris, le rouge… des couleurs composées : blanc de sucre argenté, le bleu récurrent (peut-être par réminiscence à la « ligne bleue des Vosges ») qui se nuance en cru, cendré, de guerre, froid, violent…
- L'ouie : « le bruit très calme de l'eau », « le cri des chevêches » « le silence des bois sans oiseaux « « le foisonnement grave, « la nuit sonore »...
- L'odorat : « l'odeur obsédante des pommes sûres », « le fumet de la sauvagine »…
On peut lire un livre, ce livre précisément, pour ce qu'il détient encore de part inconnue à découvrir (première publication 1958), pour aller à la rencontre d'un auteur jamais lu, Louis Poirier , alias Julien Gracq, découvrir dans le récit les éléments biographiques qu'il recèle , pour cheminer dans l'Histoire (curieuse, j'ai cherché, par exemple, à savoir qui était le traître de Stuttgart (1), pour s'amuser à identifier les lieux, découvrir leur toponymie, pour faire une étude stylistique, lexicologique, morphosyntaxique… (cette oeuvre fut inscrite, en 2008, au concours de l'agrégation de Lettres), pour trouver trace d'autres écrivains( 2 ) … C'est tout ce que j'ai fait, avec un dilettantisme amusé et appliqué ! Mais je sais que je reprendrai la lecture, fragment après fragment pour y travailler sur l'un ou l'autre de ces sujets avec plus de sérieux, mais toujours avec plaisir et sans contrainte !
(1) « (…) ils écoutaient à la radio le traître de Stuttgart, qui avait parlé une fois de leur régiment. » Paul Ferdonnet, journaliste d'extrême droite, agent de propagande du III è Reich, à l'issue de la guerre il fut arrêté, jugé et condamné à mort.
(2)
Gaston Bachelard – (L'eau et les rêves) « C'était les eaux printanières, toutes pleines de terre et de feuilles ».
Albert Camus – (La Peste) « C'était une ville qui couvait la peste ».(L’Etranger) « Le monde lui paraissait soudain inexprimablement étranger, indifférent, séparé de lui par des lieues. »
Charles Perrault – (Le Petit Chaperon Rouge, La belle au Bois Dormant) « Cette maisonnette de Mère Grand » « au fond du capuchon, comme au fond d'une crèche , on voyait une paille douce de cheveux blonds »… « C'était étrange, improbable, un peu magique : une allée du château de la Belle au Bois Dormant)
Edgard A.Poe – (Le Domaine d'Arnheim et non D Arnhem comme cela est écrit page 10) « C'est un train pour le Domaine dArnhem pensa l'aspirant, grand lecteur d'Edgar Poe »…
Arthur Rimbaud – (Le dormeur du Val, le bateau ivre ) « Comme un dormer sur l'herbe dans son somme »… « Il y avait un charme trouble, puissant, à se vautrer dans ce bateau ivre… »
George Sand (La Petite Fadette) « C'est une fille de pluie(…) une fadette… »

Jacques de Voragine – (La légende dorée) « le soir elle faisait ses prières comme une couventine sage, et lisait avec Julia des passages de la Légende dorée »…
Jules Verne – ( le pays des Fourrures) « Cette île flottante que le dégel un jour après l'autre rapetissait ».

H.G. Wells – (La Guerre des Mondes) « Un souvenir remontait alors à lui du fond de ses lectures d'enfance : celui des géants martiens malades de Wells… »
Par ailleurs, Grange lit du Shakespeare, du Gide (Le Journal) du Swedenborg (Mémorables) en anglais !

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Fin 1939, Début de l'année 1940, dans les Ardennes, à la frontière belge.

Une maison forte, un point de résistance en prévision d'une invasion allemande supposée, une construction renforcée posée là comme une dissuasion bien fragile...
Un lieutenant et ses quelques hommes dans un quotidien d'attente qu'ils peuplent d'habitudes et d'obligations… Des hommes qui apprennent la patience, qui vivent dans l'inaction, avec la conscience de l'incohérence de leur situation, se mêlant tout doucement à la vie humaine et civile des alentours, se créant une autre existence en marge de leur précédente vie, pour habiter cette attente, toujours.

La forêt qui entoure la maison fortifiée est une présence : cette "armée d'arbres" qui entoure les hommes, qui les englobe, qui les étouffe presque, parfois. Ces layons qui pourraient les emmener loin, mais qui sont comme des yeux aveugles de n'avoir été explorés, des chemins comme des échappatoires au coeur desquels il sera bientôt trop tard de se faufiler.
La forêt et ses saisons, qui sont finalement ses humeurs, ses émotions ou peut-être celles des hommes là cantonnés. La forêt qui, sans qu'ils la comprennent, leur parle, leur prédit ce qui va advenir, la forêt qui les met en garde contre cette routine qu'ils acceptent et construisent. Les bois qui leur ressembleraient presque, qui s'agitent, deviennent immobiles sous le gel, se dissimulant dans les brumes givrantes, la forêt comme un fantassin dans l'attente...

Qu'importe la teneur du récit, c'est l'écriture qui emporte ici. Ces mots qui tourbillonnent comme les feuilles à l'automne, avant de se poser dans l'esprit et d'y exalter les perceptions. Cette étendue gris-verte, ces feuilles qui bruissent, ce sol gelé qui craque sous les pas, ce vent glacial qui bouscule, ce brouillard qui enlace.
Le fauteuil, dans lequel le lecteur s'enfonce, s'oublie, la lumière qui éclaire la lecture s'estompe et le voilà cheminant dans une muraille végétale et brillante, aux prémices de l'aube ou dans les premiers halos du crépuscule. Il est entré dans les pages du livre, plus rien n'existe que le vent qui agite la ramure ou les yeux qui se lèvent vers la canopée…Les cliquetis des armes dans la marche et les pas qui s'approchent sont encore lointains, les chenilles des blindés n'ont pas encore laissé d'empreintes dans ces sols plein de vie qui s'assoupissent pour cette saison de dormance, ils sont juste les échos et murmures perçus d'un conflit qui va aller crescendo. Sont siennes les pensées du lieutenant, ses émotions, ses perceptions, d'une façon si vive.
Et ces hommes demeurés là ne parviennent pas à entrevoir dans les gestes l'avenir révélé, comme si ces terres boisées, secrètes, dans lesquelles ils s'immergent plus qu'ils n'y déambulent, ne leur racontaient déjà la bataille soudaine, inattendue dans sa forme, et meurtrière qui va s'y dérouler.
Tout est aboli de la réalité, le lecteur vit l'attente, vit cette atmosphère du conflit et le récit l'a envoûté…

Et puis, il y a Mona, "cet elfe ou cette fée de la forêt", apparue comme l'éclaircie au milieu de l'orage. Mona qui par son innocence et sa simplicité rive le lieutenant aux paysages et les lui donne en appartenance. Mona ou le soleil qui éclabousse les paysages et le quotidien, qui tel le pinceau du peintre colore la monotonie de l'attente…. Mona ou la permission d'un regard autre posé sur les paysages boisés et leurs secrets à peine dévoilés. Mona, l'oiseau qui ne fait pourtant que frôler et traverser la vie du lieutenant. Et c'est cette appartenance nouvelle, consentie, qui habite soudain celui-ci, le liant à ces bois, à cette terre, l'enjoignant à y demeurer...



Un récit tout en perceptions, un récit qui prend vie dans le coeur du lecteur. Rares sont les livres qui engloutissent autant celui qui les tient, rares sont les écrits qui pénètrent si profondément les recoins de l'esprit qu'ils effacent la réalité pour ne laisser ici que l'atmosphère de l'attente, sans que l'on ne sache réellement ce que l'on attend ou que l'on espère un instant que la maison forte deviendra cette "île" qui éloignerait vers un imaginaire rêvé, loin de la guerre et de ses combats.
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Après le superbe "Rivage des Syrtes", c'est ici un autre roman d'attente dans un contexte de guerre, où Gracq renouvelle sa prose poétique avec les aventures d'un soldat sur la frontière franco-belge en 1939.

En attendant une hypothétique invasion allemande par les Ardennes, la France y prépare une défense minimale puisque, normalement, les Allemands ne devraient pas à nouveau envahir la Belgique et traverser un terrain si difficile pour arriver en territoire français.

C'est dans ces conditions que l'aspirant Grange prend ses fonctions dans une petite maison forte mal conçue, on dirait aujourd'hui un blockhaus délabré, qui abrite, tout de même, un canon antichar au coeur de la forêt.
Avec trois autres soldats sous ses ordres ,il glisse progressivement vers des activités qui sortent du cadre de la préparation de cette guerre dont la menace, il est vrai, plusieurs mois après la déclaration de guerre, semble s'éloigner de l'endroit où ils sont.

Alors Grange se régénère dans cette forêt à perte de vue, qui devient une seconde maison et qu'il appelle le Toit, où serpente la Meuse.

Le style de Gracq fait encore des merveilles. Un style poétique qui transmet si bien les émotions du héros dans un environnement naturel qui l'inspire. Mais une fois installé ce cadre, le savoir faire de Gracq est d'insuffler imperceptiblement la menace avec les changements qui s'opèrent dans cette nature jusque-là sereine. En commençant avec des sons qui modifient cet équilibre: un bruit de moteur d'un avion de reconnaissance jusqu'au martellement des bombes qui déchirent le silence au loin et dont l'onde se propage jusqu'aux pieds.

L'Histoire montrera que cette liberté a un prix.
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Que vient faire ‘Un balcon en forêt' dans l'oeuvre de Gracq ? Loin des endroits fantastiques, voir fantasmagoriques, qu'il affectionne, nous voici plongé dans la plus prosaïque des réalités : la drôle de guerre pour cadre ; au lieu d'une ville millénaire à l'architecture illustre, un village français comme il y en a des milliers ; pour château, un bunker mal conçu ; pour amante, une jeune paysanne en vélo, bien loin des comtesses alanguies dans des tissus d'orient ! Nous voici dans un texte autobiographique, dans la réalité la plus crue et la plus banale.

Et pourtant, la chose la plus importante dans les textes de Gracq est toujours là, inchangée, identique à ce qu'elle est dans ‘Le rivage des Syrtes' et les autres : l'attente. On ne sait exactement ce que l'on attend. Tout ce que l'on sait, c'est que ce sera rapide, brutale, et qu'après plus rien ne sera comme avant. Et la douceur de la vie quotidienne, puisqu'il faut bien vivre, installée, construite, autours de cette menace qui plane, mais à laquelle pour le moment on tourne le dos. Puisqu'il faut bien vivre…

Drôle d'époque que la drôle de guerre. Drôle d'écrivain que Gracq, en attente d'il ne sait quoi lui-même. Drôle de livre, qui fait converger imaginaire et réalité !
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La Drôle de guerre du lieutenant Grange et de trois soldats affectés dans un blockhaus de la forêt ardennaise, la maison forte des Hautes Falizes, à l'automne de 1939. L'isolement d'une vie militaire réglée par l'habitude et rythmée de manoeuvres routinières bien rodées donne rapidement l'impression d'un enlisement du temps et d'une succession de saisons identiques. Tout à l'air de se dérouler comme prévu par l'ordre de mission émanant de la hiérarchie. La sérénité apparente, insolite dans le contexte, de cet officier lecteur à ses moments perdus, irait jusqu'à nous contaminer si elle n'était pas contrariée par une inquiétude plus sourde et diffuse. Dans ce climat d'attente et d'incertitude où la solitude de Grange est trompée par l'accomplissement répétitif et quotidien des tâches, sa rencontre fortuite, aussi belle qu'improbable sur une laie forestière, avec une femme donne une autre dimension au récit dont la force mystérieuse est peut-être ailleurs. Est-ce l'omniprésence de la forêt, immense, obscure, dense et secrète, son foisonnement compact et la touffeur de ses sous-bois, son souffle, ses odeurs, ses dépouilles hivernales ou les soubresauts de ses branches qui croulent sous la neige faisant presque tressaillir à la lecture, qui scelle une telle impression ? Par un miracle d'écriture gracquienne on marche dans ses profondeurs, on guette le moindre de ses bruits, on accompagne ses silences on respire un air d'éternité en oubliant la guerre. C'est végétal et métaphysique. Tout finit pourtant dans un fracas terrible, historique. Beau, un peu tragique. On s'en souvient longtemps après avoir refermé ce livre.


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Citations et extraits (83) Voir plus Ajouter une citation
"La forêt était courtaude - c'était des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers - mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l'aine et de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d'arbres, avait fatigué la hache et le sabre d'abatis par le regain de sa toison vorace. De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bête. La solitude était complète, et cependant l'idée d'une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l'éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine : de près, c'était un petit sapin tout noir et carré d'épaules contre le rideau de feuilles claires. La laie devait suivre à peu près la crête du plateau, car on n'entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d'où s'égouttait un mince filet d'eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte." (p. 19)

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Dès qu’on avait dépassé les dernières maisons de Moriarmé, le goudron cessait, tandis qu’on entamait les premiers lacets. On eût dit que la caillasse de la route avait été charruée sur toute sa largeur : c’était une sorte de reg saharien, un fleuve de pierres sans fossé ni banquette entre les deux murs des taillis. Grange consulta sa carte parmi les cahots : on s’engageait dans une laie forestière. À chaque virage en épingle à cheveux, la vallée se creusait, une coulée de brouillard au long de sa rivière qui s’asséchait et glissait vers l’aval, de plus en plus vite, soulevée de remous, comme l’eau d’un bain qui se vide. La matinée était pleine d’un soleil gai, transparente et fraîche, mais Grange était frappé par le silence de ces bois sans oiseaux. Accroché aux ridelles, il tournait le dos à demi au capitaine et se levait parfois dans les virages pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée : ou qu’il fût, comme les enfants qui grimpent aux portières, tout point de vue le magnétisait jusqu’à l’impolitesse. Dans le fond de la camionnette, il y avait deux sacs de biscuits, un quartier de viande roulé dans une toile de jute, un trépied de mitrailleuse, et quelques rouleaux de barbelé..
« Arrêtons-nous une seconde à l’Éclaterie, puisque c’est votre première montée », dit le capitaine Vignaud en souriant. « Le coup d’œil en vaut la peine. »
Presque en haut du versant, au bord de la route, on avait ménagé sur la pente un petit terre-plein garni de deux bancs. De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. À ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’Église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique : ces pays de l’Est sont nés pour la guerre, pensa Grange. Il n’avait manœuvré que dans l’Ouest confus, où même les arbres n’étaient jamais tout à fait en boule, ni tout à fait en pinceau.
« Cela peut s’appeler une très honnête coupure », dit-il pour être aimable : le capitaine était breveté.
Le capitaine secoua sa pipe d’un air écœuré.
« Trente kilomètres de front, mais soixante kilomètres de rivière », fit-il avec une humeur brusque. « J’appelle ça une ligne mange-tout. »
Grange se sentit béjaune : il avait dû heurter quelque tabou des popotes d’état-major. Ils rembarquèrent silencieusement.
La camionnette allait très lentement sur la piste cahotante. Dès que les lacets de la piste cessèrent, et qu’on se fut hissé sur le plateau, elle aborda une ligne droite qui semblait filer à perte de vue à travers les taillis. La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers – mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace. De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bête. La solitude était complète, et cependant l’idée d’une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l’éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine : de près, c’était un petit sapin tout noir et carré d’épaules contre le rideau de feuilles claires. La laie devait suivre à peu près la ligne de faîte du plateau, car on n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. Où me mène-t-on ? songeait-il. Il calcula que depuis la Meuse on avait dû faire une bonne douzaine de kilomètres : la Belgique ne pouvait être loin. Mais son esprit flottait dans un vague plaisant : il ne souhaitait que continuer à rouler dans la matinée calme, entre ces fourrés mouillés qui sentaient la bauge et le champignon frais. Comme on allait aborder un tournant, la camionnette ralentit, puis, grinçant de tous ses ressorts, s’engagea à gauche sous les branches à travers une trouée herbue. Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard, emmêlé dans les branches, tombé comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus.
« Vous êtes chez vous », fit le capitaine Vignaud.
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Une idée de bonheur avait toujours été liée pour Grange aux sentiers qui vont entre les jardins, et la guerre la rendait plus vive : ce jardin lavé par la nuit, gorgé de plantes fraîches et d'abondance comestible, c'était pour lui le chemin de Mona ; il abordait à la lisière du bois comme au rivage d'une île heureuse. La porte de Mona n'était jamais fermée - non pour que son ami pût entrer le matin sans la réveiller, mais parce qu'elle était par la race de ces nomades du désert que le déclic d'une serrure angoisse : où qu'elle fut, elle plantait toujours sa tente en plein vent. Quand Grange entrait, dans le carré de lumière grise que faisait la porte ouverte, il apercevait d'abord sur une table de cuivre le contenu de ses poches qu'elle avait vidées en vrac avant de coucher, et où il y avait des clés, des bonbons à la menthe tout incrustés de miettes de pain, une bille d'agate, un petit flacon de parfum, un bout de crayon mordillé et sept ou huit pièces d'un franc. Le reste de la chambre était obscur. Grange n'ouvrait pas les volets tout de suite ; il s'asseyait sans bruit près du lit qui sortait un peu de l'ombre, vaste et ténébreux, éclairé d'en bas par les braises de la cheminée et le reflet gras des chenets de cuivre. Quand Mona s'éveillait, avec cette manière instatanée qu'elle avait de passer de la lumière à l'ombre (elle s'endormait au milieu d'une phrase comme les très jeunes enfants), cinglé, fouetté, mordu, étrillé, il se sentait comme sous la douche d'une cascade d'avril, il était dépossédé de lui pour la journée ; mais cette minute où il la regardait encore dormir était plus grave : assis à côté d'elle, il avait l'impression de la protéger. Le froid se glissait dans la pièce malgré le feu mourant ; à travers les volets mal joints suintait une aube grise ; un instant, il se sentait porté au creux d'un monde éteint, dévasté par de mauvaises étoiles, tout entier couvé par une pensée noire : il promenait les yeux autour de lui pour y chercher la coûteuse blessure qui faisait le matin si pâle, refroidissait cette chambre triste jusqu'à la mort. " Qu'elle ne meure pas ", murmurait-il superstitieusement, et le mot éveillait dans la pièce aux volets fermés un écho distrait : le monde avait perdu son recours; on eût dit que de son sommeil même une oreille s'était détournée.
Mona dormait à plat ventre, les couvertures enroulées autour d'elle, les bras étendus de tout leur long, les mains plongées sous le traversin agrippant le lit de ses deux bords, et Grange quand il se penchait sur elle souriait malgré lui, toujours étonné que même dans le sommeil, la prise de ce petit corps sur ce qu'il avait reconnu une fois pour son bien et sa pâture fut si affamée. Souvent elle s'endormait nue ; quand il soulevait un peu le drap sur son épaule, il comprenait que ce sommeil brusque d'enfant qui la terrassait et qui l'étonnait si fort avait mêlé à sa fatigue le souvenir d'un piège tendre : c'était comme si une hâte l'eût convoyée vers lui à travers toute la longue nuit d'hiver, et quelque chose lui bougeait dans le coeur : il se dévêtait vite, sans bruit, et s'allongeait à côté d'elle.

[Julien GRACQ, " Un balcon en forêt ", Librairie José Corti (Paris), 1958, pages 84-86]
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Le silence du lieu devenait alors presque magique.Un sentiment bizarre l'envahissait chaque fois qu'il allumait sa cigarette dans ce sous-bois perdu; il entrait dans un monde racheté,lavé de l'homme,collé à son ciel d'étoiles de ce même soulèvement pâmé qu'ont les océans vides.《 il n'y a que moi au monde 》 ,se disait -il avec une allégresse qui l'emportait.( page 97) ....

....Une lune sauvage voguait très haut au-dessus des bois noirs;les fumées des feux de charbonnier que le froid de la nuit rabattait et alourdissait semaient le cirque plat des bois de larges flaques cendreuses qui tournaient lentement flottées sur la nuit ,et se soulevaient parfois sur leurs bords avec la molle ondulation circulaire des méduses. Grange regardait le front tiré par l'attention et par le sentiment d'un suspens étrange. Il y avait un charme puissant à se tenir là, si longtemps après que minuit avait sonné aux églises de la terre,sur cette gâtine sans lieu épaissement saucé de flaques de brume et de toute mouillée de la sueur confuse des rêves, à l'heure où les vapeurs sortaient des bois comme des esprits.
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De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bêtes. La solitude était complète, et cependant l'idée d'une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l'éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pélerine : de près, c'était un petit sapin tout noir et carré d'épaules contre le rideau de feuilles claires.
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Vidéo de Julien Gracq
À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen. 
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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