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Critique de Ahoi242


Professeur d'anthropologie à la London School of Economics, militant anarchiste américain - il a été un des théoriciens du mouvement Occupy Wall Street -, et auteur d'un essai monumental sur la dette, Dette : 5000 ans d'histoire, David Graeber revient avec Bureaucratie.

Bureaucratie est la traduction du livre The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy.

On imagine sans mal que l'éditeur et le traducteur ont considéré que, pour le marché français, il serait plus vendeur de mettre l'accent sur la bureaucratie que les autres thèmes développés dans le livre. Pour renforcer cette décision, la citation suivante a été placée en première de couverture : « Il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV ». Avec ce titre et cette citation, le lecteur français devrait être certainement plus attiré que par le nom de l'auteur, Graeber - comme il le raconte, son nom est parfois orthographié « Grueber », qui se rapproche du nom du terroriste dans Die Hard.

Le livre se compose d'une introduction - La loi d'airain du libéralisme et l'ère de la bureaucratisation totale -, de trois chapitres - Zones blanches de l'imagination. Essai sur la stupidité structurelle, Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit, et L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond - et d'un appendice - de Batman et du problème du pouvoir constituant. Pour l'essentiel, il s'agit de textes déjà paru sous des formes différentes - seule l'introduction et le chapitre L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond sont des nouveautés - et qui, peu ou prou, traitent tous de la bureaucratie.

L'introduction traite de la loi d'airain du libéralisme - « Toute réforme de marché - toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché - aura pour effet ultime d'accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l'effectif total des agents de l'État » - et de l'absence d'une critique de gauche de la bureaucratie. le premier chapitre traite de ce que Graeber qualifie de stupidité structurelle, de violence structurelle. le chapitre 2 développe l'idée que le capitalisme néolibéral ne produit plus que des gadgets technologiques au lieu de grandes innovations. le chapitre 3 traite d'une espèce de paradoxe, un « attrait caché » : à savoir pour quelles raisons les individus, alors qu'ils s'en plaignent, adorent finalement la bureaucratie. L'appendice revient sur The Dark Knight Rises, le dernier film de la trilogie de Christopher Nolan consacré à Batman, perçu par les manifestants d'Occupy Wall Street, y compris Graeber, comme une propagande anti-Occupy.

J'ai apprécié l'ensemble du livre avec une préférence pour le chapitre 2 - Des voitures volantes et de la baisse du taux de profita été intéressant pour moi - et le chapitre 3 - L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond.

Dans le chapitre 2, David Graeber développe la thèse que le capitalisme néolibéral ne produit donc plus de grandes innovations et surtout des technologies bureaucratiques - « En même temps, dans les rares domaines la créativité libre et imaginative est vraiment stimulée, comme le développement de logiciels ne source ouverte sur Internet, elle est canalisée, au bout de compte, vers la création de plateformes encore plus nombreuses et efficaces pour remplir des formulaires » - au détriment de technologies poétiques - « l'utilisation de moyens rationnels, techniques, bureaucratiques, pour donner vie à des rêves impossibles et fous » comme les voitures volantes. Cette idée rejoint le point de vue de l'auteur de science-fiction Neal Stephenson. Stephenson déplore en effet la « mort de l'innovation » (innovation starvation)* : afin de lutter contre cette « mort de l'innovation », Stephenson a lancé le projet Hieroglyph**. Cette thèse rejoint également, et de façon étonnante, le manifeste d'un fond de pension déplorant que « Nous avions rêvé de voiture volantes et nous avons eu 140 caractères ».

Dans le chapitre 3, David Graeber traite de la question de l'utopie des règles en utilisant pour sa démonstration la fantasy*** et les jeux de rôles - en l'occurrence D&D****. L'utilisation de ces deux domaines-là pour rendre compte de l'utopie des règles rend ce chapitre-là passionnant. Avant, je lisais simplement de la fantasy ou jouais à des jeux de rôles ; désormais, je m'intéresserai à l'utopie des règles et à mon rapport à la bureaucratie lors de la pratique de ces deux activités ludiques.

Comparativement à d'autres des livres de Graeber - par exemple, Des fins du capitalisme : Possibilités I -, Bureaucratie est (globalement) accessible au lecteur. Il est d'autant plus accessible que, pour assoir sa démonstration, David Graeber puise les exemples dans ses expériences personnelles - il raconte ses difficultés avec la bureaucratie lorsque sa mère est tombée malade ou lorsqu'il a essayé d'ouvrir un compte à Londres - et professionnelles - il utilise par exemple certains des études anthropologiques qu'il a faites à Madagascar - et également dans les oeuvres de fiction - évidemment Batman, mais aussi Star Trek, James Bond vs. Sherlock Holmes, Harry Potter, le Procès, ou les jeux de rôles D&D et World of Warcraft. Les réflexions et démonstrations de Graeber sont brillantes - certes, il est possible de ne pas les partager mais l'auteur ne cache ni ses idées, ni son engament. Les nombreux détours de production par la fiction et autres exemples concrets d'interaction avec la bureaucratie rendent la lecture agréable et fluide.

A la fin de l'introduction, David Graeber écrit : « Si ce livre contribue, même modestement à ouvrir une conversation de ce genre, il aura vraiment apporté quelque chose à la vie politique contemporaine » : on ne peut que souhaiter, pour le livre et surtout pour nous, qu'il ouvre de nombreuses conversations de ce genre.

* http://www.worldpolicy.org/journal/fall2011/innovation-starvation
** http://hieroglyph.asu.edu/
*** Que le traducteur a décidé de traduire par fantaisie.
**** Dungeons and Dragons.

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