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EAN : 9782356872968
120 pages
Editions Le Bord de l'Eau (15/01/2014)
4.07/5   37 notes
Résumé :
David Graeber, anthropologue atypique, professeur à la London University et l’un des initiateurs d’Occupy Wall Street, a fait une entrée remarquée à la fois sur la scène scientifique et sur la scène politique en montrant comment un des facteurs qui maintiennent les peuples sous le pouvoir des banques est le sentiment moral que toutes les dettes doivent être remboursées. Un sentiment né il y a 5 000 ans en même temps que l’État, le marché, les grandes religions… et l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
David Graeber nous offre, avec ce petit livre, une vision très intéressante de ce qu'est la démocratie. Peut-être pensez-vous vivre dans une démocratie ? Peut-être imaginez-vous qu'il n'est pas de forme plus démocratique de gouvernement que celle à laquelle sont arrivés un certain nombre d'états dits " occidentaux ".

Eh bien, Mesdames et Messieurs, au risque de vous surprendre, de vous déplaire éventuellement, je suis au regret de vous dire que vous ne vivez pas dans une démocratie et que vous n'y avez jamais vécus. Non, vous vivez dans une république. Or, bien qu'on essaie de vous faire accroire que république et démocratie sont des termes synonymes et interchangeables, il n'en est rien.

L'exemple classique de la démocratie, c'est celui des cités-états grecques du Vème siècle avant J.C., qui correspond, soit dit en passant, à la participation de chaque citoyen aux décisions collectives, c'est-à-dire à chaque citoyen homme et en âge de porter les armes. Les femmes n'ont évidemment pas voix au chapitre ni les non citoyens, qui sont assez nombreux.

Le régime politique que nous expérimentons tous depuis notre enfance n'a rien à voir avec cela. Il s'agit d'une république représentative où toutes les décisions politiques sont prises par deux assemblées de représentants et validées par un pouvoir suprême. Ces deux assemblées sont censées représenter, pour l'une, le peuple, pour l'autre, l'aristocratie bourgeoise.

Ces modèles républicains s'inspirent donc en tout du modèle de la république romaine et absolument pas de l'agora d'Athènes. À Rome, l'équilibre décisionnel était répartit entre le Sénat, c'est-à-dire les représentants de l'aristocratie, et le Plèbe, les représentants des hommes libres issus du peuple. le tout étant chapeauté par le consul, celui qui a la décision finale en cas de litige.

En France, c'est exactement ce modèle : la Plèbe, c'est l'Assemblée Nationale et le Sénat... ça ne s'invente, pas, c'est le Sénat. Aux États-Unis, idem, la Plèbe, c'est la chambre des représentants et le Sénat, qu'est-ce que c'est ? je vous le donne en mille : le Sénat. En Grande-Bretagne, la Plèbe, c'est la chambre des communes et le Sénat, c'est la chambre des Lords, etc., etc. chacun reconnaîtra son type de gouvernement.

Bref, rien qui ait vraiment à voir avec la démocratie et c'est cela que David Graeber a le mérite de mettre en lumière. J'aime beaucoup cet auteur. Pourquoi ? Parce qu'il est partisan et qu'il n'a pas l'hypocrisie de le cacher derrière une soi-disant objectivité. L'auteur est clairement anarchiste et il le spécifie d'entrée de jeu.

On est libre de se sentir ou de ne pas se sentir en accord avec ses convictions, mais son argumentation ou ses choix sont ainsi cohérents et méritent qu'on s'y attarde.

Dans un premier temps, il démontre que ce que l'on entend généralement par " occidental " ne repose en réalité sur rien et que les bases du système occidental pourraient tout autant être revendiquées par la culture musulmane et quelques centaines d'autres.

Ensuite, le mot démocratie lui même est épluché et David Graeber s'emploie à montrer qu'Athènes n'est probablement pas l'inventeuse de la démocratie et que son " modèle démocratique " est loin d'être un modèle, notamment parce que les votes correspondent à des hommes en arme et donc, qu'une estimation, au juger, des forces en présence influençaient le vote.

Ce livre, malgré son faible nombre de pages est assez dense et nous emmène sur le terrain de l'histoire, de l'ethnographie, de la sociologie et, bien sûr, de la politique. On nous y parle de la constitution de la " démocratie américaine " et de l'adoption de ce mot qui faisait peur à tout le monde aux balbutiements de la république américaine.

L'auteur nous parle aussi, et c'est ce qui donne le titre à l'ouvrage, des véritables cas d'apparition, au cours de l'histoire, de gestions réellement démocratiques. Et on ne les trouve pas là où l'on s'y attendrait le plus… en fait, toujours en marge des états constitués. Finalement, c'est toujours plus ou moins dans une sorte de melting-pot ethnique et culturel, dans une zone laissée vacante par les grands états constitués et avec des larges systèmes coercitifs qu'a le plus de chance d'apparaître la démocratie vraie.

L'État implique la présence d'un système efficace de coercition pour faire appliquer les lois votées par une courte majorité. La démocratie, elle, n'ayant pas normalement de système spécifique de coercition se base sur le consensus. En fait, ce que nous dit l'auteur, c'est que le système de scrutin majoritaire nous empêche de rechercher le consensus : c'est toujours un camp contre un autre et jamais une adhésion quasi unanime.

Il y a pourtant eu des formes alternatives et elles existent encore, notamment chez les zapatistes. Dans l'histoire, à titre d'anecdote, il semble bien que l'un des systèmes les plus démocratiques jamais mis en place soit au sein des équipages de bateaux de pirates où les décision étaient prises de façon consensuelles.

J'ai peur, en me relisant, de mal exprimer ce que l'auteur dit avec beaucoup de pertinence. En gros, selon lui, les zones d'apparition de la vraie démocratie se situent toutes plus ou moins dans des zones d'expérimentation, loin des grosses machines-états avec leurs vastes systèmes de contrôle du citoyen. L'auteur engagé prône l'auto-gestion donc évidemment il dénonce la main-mise des états sur les processus décisionnels, c'est naturel.

Mais là où cela m'interpelle fortement, c'est quand, par exemple assez récemment, j'ai été surprise de constater que les mécanismes tribaux de prise de décision dans un pays, généralement pas reconnu comme un exemple démocratique, la Libye du temps de Kadhafi, pour ne citer que lui, en ce qui concernait les décisions locales, présentait des aspects beaucoup plus démocratiques que les décisions qui étaient prises chez nous à la même époque ou même maintenant.

Bref, un très intéressant et très enrichissant petit bouquin, qui remet à plat beaucoup de nos idées et de nos conceptions, que, par habitude ou par paresse, on n'a jamais trop pris le temps de questionner. Je recommande donc vivement, mais ce n'est bien évidemment qu'un avis aux marges, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. : À titre d'exemple, histoire de vous prouver avec un cas très actuel que nous ne vivons pas dans une démocratie, la modification des rythmes scolaires dans l'école primaire en France est une réforme que ne voulaient ni les enseignants, ni les parents, ni les élèves. Pourtant elle nous a été imposée d'en haut, sans concertation véritable, par la magie du système républicain, soi-disant démocratique. Dans une vraie démocratie, chaque localité aurait procédé à l'adoption ou non de cette réforme, suite à des discussions pour arriver au consensus. Ici, consensus il y a, certes, mais contre cette réforme. Vive la république " démocratique " !
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Ah la démocratie…

Vaste sujet débattu au sein de ma famille pendant mon enfance. le soir avec papa, maman et ma soeur, on se retrouvait autour de la table de la cuisine pour manger tous ensemble, et pour se foutre dans cette ambiance de dingue qui nous unissait tous les quatre à une époque trop lointaine (ou mon père pouvait encore faire deux choses à la fois : tenir debout une bouteille à la bouche) : mon paternel de part son sperme posait sa ceinture sur la table m'invitant expressément à bouffer rapido ma putain de soupe bordel de merde que sinon ça allait claquer sec sur mon cul tout rose… Sacré papa, il avait l'éducation taquine mais rassurez-vous jamais il n'a posé ne serait-ce qu'un putain de doigt sur moi, par contre ma mère qui avait toujours une claque au bec maîtrisait moins sa nervosité face au petit blondinet que j'étais…

Ouais donc : début un peu mitigé avec la démocratie familiale…

- Tu la veux celle-là
- Non
- Et ben tu l'auras quand même… ça t'apprendra à me répondre, et baisse les yeux…je suis pas ta copine…

Deux choix s'offraient donc à moi : reproduire le même schéma familial basé sur la bonne ambiance et les claques nerveuses pour un petit rhume mal soigné…. ou devenir une personne absolument génialissime…

Et à force de branlettes endiablées sur mon futur moi, je m'imaginais du genre parfait, l'orgasme narcissique au bout des doigts qui s'agitaient frénétiquement pendant pas mal d'années…puis j'ai rencontré la lecture, la vrai, pas les livres d'images dénichés un soir de jeunesse dans le placard mon père qui perdait souvent l'équilibre une bouteille à la bouche depuis le départ en loucedé de ma mère qui était partie se réfugier chez sa maraichère de mère qui voulait absolument être ma grand-mère… Non là je vous parle de la vraie littérature, celle qui t'ouvre des horizons fous, qui souvent donne un sens à ce qui n'en a pas beaucoup…

Finalement je suis devenu un pauvre mec ordinaire, proche du peuple sa mère, par dépit hein , j'aurais quand même préféré être un enculé bien richou, mais malheureusement on ne choisit pas sa réussite de merde… et puis j'ai re-rencontré ma meuf, croisé préalablement en seconde 4ème quelques années auparavant, alors qu'elle ressemblait vaguement à un truc bizarre entre homme et femme, heureusement son prénom et ses cheveux longs ont tranché en faveur du X… l'autre X est venu après… et au bout de 10 ans de réflexion avec les pour et les contres et un 95F bien engagé, on s'est installés en amour, avec meubles, lave-vaisselle, machine à laver, parquet bois, chats, et lit commun… Mais fallait-il encore que l'on trouve nos marques en amoureux, et ça s'est fait toute en douceur, naturellement, moi je m'occupais du repassage, de l'aspirateur, des vitres, de la salle de bain, de la serpillère, des travaux, et elle de presque rien… Il y avait eut consenSUCE entre nous, un accord oral sur la troisième syllabe qui nous convenait parfaitement pendant les quelques secondes de négociations, après je crachais cul sec pour sceller notre accord… ça marche encore aujourd'hui, avec quelques variantes sur les syllabes…

Dans ce bouquin, ça parle de démocratie, de ses origines ou non, des mythos grossier des états pour justifier un tas de conneries non démocratiques… Alors oui il existe bien quelques démocraties par ci par là, rien de bien folichon c'est vrai, mais et on pourrait réussir avec un peu de bon sens, de moralité, d'altruisme, et une grande dose d'utopisme… Pour ça faudrait déjà que l'on arrête de se tripoter le nombril en s'imaginant que l'on est les rois du monde…

Pour toutes autres informations structurées, intelligentes, et d'une grande clarté, veuillez vous diriger vers la critique de Nastasianounette…

Sur ce, a plus les copains…
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Le livre s'ouvre sur une préface d'Alain Caillé, aussi inutile que déplacée. Non seulement Caillé n'apporte pas d'éclairage sur le texte à venir, mais en plus il se permet de faire la publicité de son propre concept, le convivialisme. de l'autopromo sans intérêt, je ne comprends pas bien le choix de l'éditeur d'avoir autorisé cela.

Heureusement la suite du livre donne la parole directement à David Graeber ! de cet auteur, j'avais déjà lu Comme si nous étions déjà libres, et découvert une écriture originale et une pensée anarchiste stimulante, loin des clichés, adaptées aux enjeux contemporains. Graeber s'est également fait connaitre pour deux bouquins : un sur la dette, et l'autre sur les Bullshit jobs. L'intérêt de Graeber tient à ce qu'il s'efforce d'étayer ses positions anars sur les acquis de sa discipline, l'ethnographie — avec des passages réguliers par l'histoire.

La Démocratie Aux Marges est la reprise d'un article publié initialement dans la Revue du MAUSS. Si je peux me permettre d'essayer de synthétiser ses thèses en plusieurs points, ce serait :

— Que le mot de "démocratie" a eu 3 sens très différents dans l'histoire. Démocratie directe sans qu'il n'y ait jamais d'élections (comme chez les Athéniens antiques par exemple), puis démocratie comme synonyme de désordre ou d'anarchie, puis démocratie comme système représentatif (nos modèles actuels). Ce qui est intéressant c'est que ces différents sens du mot sont contradictoires, et ont même tendance à s'opposer. Dans une université en lutte ou un mouvement social par exemple, les décisions sont prises par démocratie directe, mais les pouvoirs politiques tendant à vouloir casser ces mouvements sociaux au nom là aussi de la démocratie (représentative cette fois).

Sur cette partie, Graeber est très proche des analyses de Francis Dupuis-Déri. On y apprend notamment que les hommes politiques ont mis beaucoup de temps à se dire démocrates. Même les personnes qu'on fait aujourd'hui passer pour les fondateurs de nos démocraties représentatives étaient, dans leurs discours, clairement antidémocrates. de fait le modèle mis en place et toujours d'actualité n'est pas une démocratie mais plutôt une république, mélange de monarchie (une personne a beaucoup de pouvoir) et d'aristocratie (une élite dirige, certes élue mais parmi les classes les plus riches). Ayant déjà lu Francis Dupuis-Déri, mais aussi les analyses du Comité Invisible, je savais déjà ce retournement complet du mot démocratie, mais c'est toujours intéressant. Une élection n'a rien en soi de démocratique (les rois de France ont longtemps été élu, et historiquement c'est d'abord dans l'armée qu'on a élu des chefs pour leur donner les pleins pouvoirs), la démocratie étant plutôt de l'ordre du consensus, de la discussion. Si vote il y a, c'est pour prendre des décisions, pas pour élire.

— Que les pratiques démocratiques (au sens de prise de décision en commun, entre membres égaux) se retrouvent partout et tout le temps, depuis la nuit des temps. Mais qu'ils tendent à reculer devant la formation des Etats et des pouvoirs centralisés. du coup il en découle que la démocratie n'est en rien une invention occidentale (comme beaucoup l'affirment sans aucune preuve historique), même si le mot lui l'est, et que la démocratie s'est toujours en quelque sorte toujours maintenu contre les dirigeants. La démocratie aux marges, c'est exactement cela : c'est en dehors, ou dans les zones de frontières, ou de lutte, que les pratiques démocratiques s'épanouissent. Dans l'Etat, c'est les processus de concentration des pouvoirs qui règnent. Graeber l'annonce clairement : pour lui anarchie et démocratie, c'est grosso modo la même chose. Intéressant ici de tenter un parallèle avec les Gilets jaunes : pratiques de démocratie directe sur les ronds points qui s'en vont contester le pouvoir concentré dans les mains d'une minorité (qui se dit elle même démocratique, parce qu'élue, mais donc dans un sens biaisé du mot démocratie puisqu'il n'y a pas de prise de décision commune avec Macron).

Graeber fait souvent des détours par différents espaces-temps pour appuyer ou illustrer ses dires. Ce n'est pas toujours convaincant. J'ai par exemple été agacé de le voir réutilisé les travaux de Marcus Rediker sur les pirates. La thèse, sans doute connue de beaucoup parce que populaire dans les milieux libertaires, est que les pirates avaient des pratiques très démocratiques sur les bateaux. Les travaux de Rediker sont enthousiasmants mais vieux, et les recherches récentes (lire par exemple Jean-Pierre Moreau) relativisent les démocraties pirates. Sur les autres sujets, je ne connais pas bien les références, mais voilà, Graeber peut avoir tendance à utiliser des sources datées si elles vont dans le sens de sa thèse...

Ca reste que ce court bouquin est intéressant en ce qu'il propose une synthèse des réflexions sur la démocratie, ses multiples sens, ses usages actuels et ses origines.
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Comme tous les ouvrages de Graeber, ce petit opus sur le sens profond de la démocratie est limpide, aussi bien sur les  idées que sur la manière de les exprimer.
Et elles donnent à réfléchir, ces idées, sur notre appréciation de la démocratie, sur le fait que l'on n'a plus du tout conscience de nos biais culturels et de l'aveuglement qu'ils infèrent.
Cette déconstruction de nos valeurs est à la fois déstabilisante et rafraîchissante, dans la mesure où elle ouvre des possibles enfermées dans le carcan de nos préjugés inconscients.
Oui ! d'autres démocraties sont possibles, quels que soient les peuples ! Non ! le vote a la majorité pour des représentants qui décideront, y compris contre les minorités n'est pas la seule possibilité démocratique, loin de là ! Et non ! le pouvoir horizontal donné au peuple n'est pas systématiquement synonyme de chaos !!
Dans cette période où il faudrait trouver des idées neuves, l'approche de David Graeber est pour moi une contribution importante à une réflexion capable de nous sortir de tous nos préjugés.
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La démocratie serait une invention occidentale, née en Grèce dans l'Antiquité, puis ravivée aux XVIIe et XVIIIe siècle en Europe et aux États-Unis. David Graeber réfute cette idée reçue, remettant en cause la notion de « culture occidentale » au sens anthropologique et comme tradition intellectuelle. Il montre comment les lettrés se sont constamment opposés à la démocratie que l'on trouve en réalité plus dans les marges des systèmes de pouvoir et que celle-ci est en définitive indissociable de l'anarchie.
(...)
La puissance iconoclaste de ce court essai s'avère particulièrement vivifiante.


Article complet sur le blog.
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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Citations et extraits (29) Voir plus Ajouter une citation
En terme de systèmes-mondes, pendant la plus grande partie du Moyen Âge, l'Europe et l'Afrique ont noué presque exactement les mêmes relations avec les États les plus importants de la Mésopotamie et du Levant. Il s'agissait de périphéries économiques classiques, important des objets manufacturés et fournissant des matières premières, comme l'or et l'argent, et, d'une façon significative, un grand nombre d'esclaves (après la révolte des esclaves africains à Basra dans les années 868-883, le califat abbasside semble avoir commencé à importer plutôt des esclaves européens, jugés plus dociles). Durant toute cette période, l'Europe comme l'Afrique ne furent que des périphéries culturelles. L'Islam ressemble sous tellement d'aspects à ce qui sera plus tard appelé la " tradition occidentale " — même effort intellectuel mené pour articuler les Écritures judéo-chrétiennes et les catégories propres à la philosophie grecque, même accent mis dans la littérature sur l'amour courtois, même rationalisme scientifique et même juridisme, même monothéisme puritain et même impulsion missionnaire, même capitalisme mercantile en pleine expansion, mêmes vagues périodiques de fascination pour le " mysticisme oriental ", etc. — que seuls les préjugés historiques les plus tenaces ont pu aveugler les historiens européens et les empêcher de voir qu'il s'agissait bien là de la tradition occidentale, de comprendre que l'islamisation fut et continue d'être une forme d'occidentalisation et que c'est seulement à partir du moment où ils ont de plus en plus ressemblé à l'Islam que ceux qui vivaient dans les royaumes barbares du Moyen Âge européen en sont venus à ressembler à ce que nous appelons aujourd'hui " l'Occident ".

Chapitre 2 : Petite parenthèse sur le regard biaisé de l'Occident.
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J'ai choisi la thèse de Huntington en grande partie parce qu'il s'agit d'une cible facile. Cette thèse du " choc des civilisations " est pour le moins faiblarde. Ses critiques ont à juste titre mis en pièces à peu près tout ce qu'il a à dire sur les civilisations non occidentales. Le lecteur pourrait donc légitimement se demander pourquoi j'y consacre tant de temps. La raison en est que les arguments de Huntington, du fait même de leur lourdeur, permettent de mettre en lumière l'incohérence d'affirmations partagées par presque tout le monde. En effet, aucun de ses critiques, à ma connaissance, n'a mis en cause l'idée selon laquelle il y aurait quelque chose que l'on pourrait désigner sous le terme d'Occident ; que cette entité pourrait être traitée simultanément comme une tradition littéraire provenant de la Grèce antique et comme la culture ordinaire, le sens commun des peuples vivant aujourd'hui en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord. Pas plus que n'a été contestée l'affirmation selon laquelle des concepts comme ceux d'individualisme ou de démocratie lui seraient d'une certaine façon spécifiques. Tout cela est considéré comme allant de soi. Ainsi certains peuvent s'engager dans une célébration de l'Occident comme berceau de la liberté, alors que d'autres le dénoncent comme la source de l'impérialisme et de sa violence. Mais il est presque impossible de trouver un politiste, un sociologue ou un philosophe — tant à gauche qu'à droite — qui mette en doute la possibilité même d'un discours sensé sur " la tradition occidentale ". Au contraire, nombreux sont ceux parmi les plus radicaux qui semblent penser qu'il est impossible de dire quoi que ce soit de sensé sur autre chose.
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Il est plus facile, dans des communautés de face-à-face, de se représenter ce que la plupart des membres de celles-ci veulent faire que d'imaginer les moyens de convaincre ceux qui sont en désaccord. La prise de décision consensuelle est typique des sociétés au sein desquelles on ne voit aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision majoritaire, soit parce qu'il n'existe pas d'État disposant du monopole de la coercition, soit parce qu'il ne manifeste aucun intérêt ni aucune propension à intervenir dans les prises de décisions locales. S'il n'y a aucun moyen de forcer ceux qui considèrent une décision majoritaire comme désastreuse à s'y plier, alors la dernière chose à faire, c'est d'organiser un vote. Ce serait organiser une sorte de compétition publique à l'issue de laquelle certains seraient considérés comme des perdants. Voter serait le meilleur moyen de provoquer ces formes d'humiliation, de ressentiment et de haine qui conduisent au bout du compte à la destruction des communautés.

Chapitre 3 : La démocratie n'a pas été inventée à Athènes.
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Si on la définit simplement comme une modalité de la prise de décision à l'issue d'une discussion publique, la démocratie constitue un phénomène très courant. Des exemples peuvent en être trouvés à l'intérieur même des États ou des empires, le plus souvent dans des lieux ou des domaines d'activité auxquels les dirigeants n'accordaient que peu d'intérêt. Les historiens grecs qui écrivaient sur l'Inde, par exemple, reconnaissaient que nombre de communautés pouvaient légitimement être qualifiées de démocratiques. Entre 1911 et 1918, de nombreux historiens indiens [...] découvrirent ainsi des dizaines de cas comparables à l'Athènes du Ve siècle sur le sol de l'Asie du Sud : des villes et des confédérations politiques dans lesquelles tous les hommes, formellement qualifiés de guerriers — soit le plus souvent une très large proportion de la population masculine adulte —, disposaient du pouvoir de prendre d'importantes décisions collectivement, à travers une délibération publique au sein d'assemblées communautaires. Les sources littéraires de cette époque témoignaient le plus souvent à leur égard d'une hostilité tout aussi forte que celle des sources grecques. Néanmoins, jusque dans les années 400, de telles communautés existèrent effectivement, et les mécanismes délibératifs auxquels elles recouraient étaient encore en vigueur à ce moment-là, qu'il s'agisse du gouvernement des monastères bouddhistes ou de celui des communautés de métier. Ces auteurs étaient donc en mesure d'affirmer que la tradition indienne, ou même hindoue, avait toujours été intrinsèquement démocratique. Et c'était là un argument puissant pour tous ceux qui luttaient pour l'indépendance.

Chapitre 7 : Les traditions comme actes de refondation permanente.
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La démocratie majoritaire ne peut donc émerger que lorsque deux facteurs sont conjointement à l'œuvre : 1) le sentiment que les gens doivent avoir un pouvoir égal, et 2) un appareil de coercition capable d'assurer l'application de ces décisions.
Dans la plus grande partie de l'histoire humaine, ces deux conditions n'ont été qu'exceptionnellement réunies au même moment. Là où existent des sociétés égalitaires, imposer une coercition systématique est jugé habituellement de façon négative. Parallèlement, là où un appareil de coercition existait pour de bon, il ne venait guère à l'esprit de ses agents qu'ils mettaient en œuvre une quelconque volonté populaire.
Nul ne saurait contester l'évidence que la Grèce antique a été l'une des sociétés les plus compétitives que l'histoire ait connues. Elle avait en effet tendance à faire de toute chose un objet de rivalité publique, de l'athlétisme à la philosophie ou à l'art dramatique, etc. Il n'est donc guère surprenant que la prise de décision politique ait connu elle aussi un sort semblable. Plus crucial encore est le fait que les décisions étaient prises par le peuple en armes.
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Vidéo de David Graeber
Extrait du livre audio « Au commencement était...» de David Graeber et David Wengrow, traduit par Élise Roy, lu par Cyril Romoli. Parution numérique le 28 septembre 2022.
https://www.audiolib.fr/livre/au-commencement-etait-9791035409968/
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