AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Arthemyce


Dans la plupart des livres traitant de l'Anarchisme de plus ou moins près, il est intéressant de constater à quel point le besoin se fait sentir d'en poser la définition, tant cette Philosophie a été calomniée par les ignorants, l'ayant entouré – bien injustement – d'une aura repoussante. Afin de partir sur une bonne base, comme Graeber, reproduisons in-extenso ici la citation qui ouvre le livre :

« Anarchisme : nom donné à un principe ou à une théorie de la vie et de la conduite en vertu de laquelle la société est conçue sans gouvernement. Dans une telle société, l'harmonie est obtenue, non pas par la soumission à la loi ou à l'obéissance à une autorité quelle qu'elle soit, mais par des ententes librement consenties entre les divers groupes, territoriaux et professionnels, formés librement pour assurer la production et la consommation, ainsi que pour satisfaire la variété infinie des besoins et des aspirations de tout être civilisé. » – Pierre KROPOTKINE, Encyclopédie Britanica

David GRAEBER est un anthropologue, militant anarchiste. Il a d'ailleurs connu quelques déboires universitaires qu'on peut sans doute imputer à ses prises de position peu orthodoxes et est notamment connu pour avoir été un des fers de lances du mouvement Occupy Wallstreet.

Il semble utile de mentionner que le titre original n'a pas été littéralement traduit : Fragments for an Anarchist Anthropolgy correspond bien plus, en réalité, à l'ouvrage qu'on a entre les mains.

En introduction, après avoir posé les bases, Graeber analyse la place de l'Anarchisme dans le milieu universitaire et constate que malgré la résurgence des principes anarchistes dans les luttes – notamment altermondialistes – la Philosophie n'a pourtant pas eu d'écho dans le milieu universitaire et ce, principalement selon lui, du fait que les universitaires n'ont qu'une idée vague de ce qu'est l'Anarchisme ou le balaye d'un revers de la main sur base des stéréotypes les plus grossiers.
L'Anarchisme ne se conçoit pas comme une théorie politique classique malgré qu'on ait tenté de l'associer à des « créateurs » (Proudhon, Bakounine, Kropotkine) et bien que ceux-ci ne prétendaient pas avoir inventé quoique ce soit, se basant uniquement sur des principes d'organisation humains aussi vieux que l'humanité : autogestion, association volontaire, entraide ; l'Anarchisme est plutôt une « attitude », une façon d'envisager les rapports sociaux sur des fondements sains avec la certitude qu'une telle société puisse non seulement exister mais être désirable.
Il est intéressant de constater, à l'égard d'une certaine norme, que les différents courants de l'Anarchisme (anarcho-syndicalistes, anarcho-communistes, insurrectionistes, individualistes, plateformistes…) portent des noms dérivés d'une pratique et non celui d'un grand penseur comme on le rencontre habituellement ailleurs (Marxisme, Léninisme, Keynesianisme…). Les principes communs évoqués précédemment sont ainsi différenciés dans la pratique, domaine le plus réfléchit et débattu par les anarchistes. Ce constat montre également en quoi l'Anarchisme tend à la cohérence entre fins et moyens (et je renvoie à cet égard vers le passionnant article de Xavier BEKAERT sur la question de la non-violence dans l'Anarchisme). de ce désir de cohérence vient « qu'on ne peut obtenir la Liberté par des moyens autoritaires ».
Ainsi, si l'Anarchisme s'inscrit avant tout dans la pratique, cela ne signifie pas qu'on ne puisse pas le théoriser. L'idée en elle-même n'est pas neuve et elle porte une réflexion sur les moyens de parvenir à créer une société anarchiste au sein de l'existante, dans le but d'abolir les structures de dominations. Cependant, par définition, l'Anarchisme ne peut qu'être pluriel et n'accepte pas de métathéorie dogmatique : ce serait un contresens. Selon Graeber, l'Anarchisme aurait besoin d'une « micro-théorie : une façon d'aborder les questions immédiates qui émergent d'un projet de transformation ». A ce sujet, un encart intéressant, petit manifeste « contre les politiques » pointe que « les politiques sont par définition concoctées par une élite qui tient pour acquis qu'elle sait mieux que les autres comment leur affaire doit être menée » et que, par conséquent, « les politiques sont la négation de la politique », entendue comme implication des citoyens dans les choix d'organisation de la société.
Pour formaliser une théorie tendant à l'émergence d'un monde dans lequel les gens sont libres de se gouverner eux-mêmes, Graeber propose deux hypothèses de départ.
Premièrement : un autre monde est possible. Aucune des institutions telles que « l'Etat, le Capitalisme, le racisme, ou la domination masculine ne sont inévitables » et il est évident que le monde se porterait bien mieux sans elles. Si l'on se demande tout à fait légitimement comment être sûr qu'un tel monde soit possible, Graeber choisi un angle particulièrement pertinent pour aborder la question. Selon lui, « c'est justement cette absence de certitude absolue qui fait de cet engagement envers l'optimisme un impératif moral : puisqu'on ne peut savoir qu'un monde radicalement meilleur est possible, ne trahissons-nous pas le monde en insistant pour continuer à justifier et à reproduire le gâchis dans lequel nous sommes aujourd'hui ? ». C'est là toute la logique de l'utopie comme objectif, car quand bien même l'idéal est par définition irréalisable, nous pourrions toutefois tenter de nous en approcher.
Deuxièmement, « toute théorie sociale anarchiste devrait rejeter l'avant-gardisme ». L'Anarchisme ne se construit pas par des élites penseuses imposant par suite la stratégie à suivre. L'Anarchisme se construit avant tout dans la pratique et c'est en cela qu'une Anthropologie Anarchiste peut être un outil pertinent. Par le biais de l'Ethnographie, l'Anthropologie est la mieux placée pour analyser l'organisation des groupes et sociétés afin d'en comprendre la logique. Appliquée à l'observation des alternatives viables elle permet d'en extraire les idées, non pas comme dogmes, mais comme base de réflexion afin de refaçonner la société de manière démocratique.
C'est l'objet de ce livre que de présenter les fragments d'une Anthropologie Anarchiste visant à créer une dynamique réflexive autour, à la fois, de l'ethnographie et de l'utopie.

Après cette longue introduction, Graeber s'emploie à retracer les liens entre Anarchisme et Anthropologie en abordant les travaux de différents anthropologues. Il note que la « conscience aigüe de l'étendue même des possibilités humaines » de l'Anthropologie « lui a donné dès le début des affinités avec l'Anarchisme ».
Graeber aborde l'oeuvre de Graves ayant inspiré notamment les anarchistes Primitivistes (Zerzan) par le biais d'un travail ambigu qu'il décrit comme « une autoparodie absurde et en même temps extrêmement sérieux » puis discute de Brown (dit « Anarchy Brown » lorsqu'étudiant, passionné par Kropotkine) qui deviendra le principal théoricien de l'Anthropologie Sociale britannique, avant ensuite de parler de Mauss.
Marcel MAUSS est le neveu d'Emile DURKHEIM, fondateur de la Sociologie française, et lui-même fondera l'Anthropologie française. Militant socialiste révolutionnaire, il aura tenu une longue partie de sa vie une coopérative de consommation à Paris tout en menant des recherches sur les liens de coopérations. Son écrit le plus célèbre est une réponse à la crise du Socialisme survenue lors de la réinstauration d'une logique de marché par Lénine en 1920 : il devenait impératif de comprendre quel genre de créature était le « Marché » et à quoi pouvait ressembler les alternatives viables au Capitalisme. Ceci donna « Essai sur le don », qui montre qu'aucune société sans système monétaire n'a jamais été fondée sur le troc, mais sur le don et « dans lesquelles la distinction que nous faisons maintenant entre intérêt et altruisme, personne et propriété, liberté et obligation n'existaient même pas ». Bien que la vision de Mauss était assez proche de l'Anarchisme, il semble qu'il ait associé l'Anarchisme aux thèses de Sorel qui était, selon Graeber « un anarcho-syndicaliste plutôt désagréable et antisémite », et considérait ainsi ladite philosophie comme irrationnelle. Dans le contexte du fascisme naissant dans les années 1920 et 1930, on peut comprendre la réticence de Mauss à adhérer aux thèses émises par Sorel qui, par ironie d'ailleurs, donnait beaucoup de crédit au pouvoir du mythe (notamment en incitant à la violence symbolique) si cher aux anthropologues, et à l'avant-gardisme, perpétuant selon Mauss la logique de domination. L'Histoire ne lui donnera pas tort. Mauss était convaincu que Sorel avait beaucoup influencé Hitler, notamment par la symbolique des défilés au flambeau, inspirés selon lui par les rituels totémiques des aborigènes australiens (ce qui est faux, précise Graeber, ce serait plus lié au « pep rally » de Harvard « mais c'est une autre histoire »).
En s'étant intéressé au systèmes de valeurs alternatifs, Mauss est sans doute l'anthropologue ayant eu la plus grande influence sur les anarchistes, « ouvrant la voie à l'idée que les sociétés sans Etat et sans marché l'étaient par choix ». Selon Graeber, les fondements d'une Anthropologie Anarchiste trouve ainsi sa source chez Mauss qui a démontré que les sociétés sans marché « n'étaient pas fondées sur le calcul, mais sur le refus de calculer ; [qu']elles étaient enracinées dans un système éthique qui rejetait consciemment la plupart des principes que nous considérons comme étant à la base de l'Economie ».
Un autre anthropologue, ouvertement anarchiste lui, se trouve être Pierre CLASTRES ; dont les thèses rejoignent celle de Mauss. Il critiquait notamment la perspective « évolutionniste » qui voyait dans l'Etat une forme plus complexe d'organisation nécessairement supérieure à celle des sociétés « primitives ». Selon Clastres, il est tout à fait légitime de penser que les sociétés Amazoniennes refusant l'Etat le faisait par choix, en connaissance des dominations inhérentes à ce type d'organisation. Graeber note toutefois que Clastres est « à bien des égards un romantique naïf » et que son analyse manque par exemple de mentionner le caractère très imparfait de « l'Anarchisme » des sociétés amazoniennes, notamment vis-à-vis des rapports coercitifs homme-femme (viol collectif comme arme pour terroriser les femmes qui transgressent les rôles attribuées à leur sexe), ce qui peut expliquer que les membres de cette société savaient très bien ce qu'ils tendaient à éviter en refusant une organisation basée sur le pouvoir de contraindre autrui.
Ce que les études de Mauss et Clastres laissent entrevoir, c'est qu'il existe un contre-pouvoir même dans les sociétés sans Etat ou Marché, qui bien souvent veille justement à ce que de telles entités ne puissent voir le jour. Graeber expose comment l'imaginaire est capable de générer un contre-pouvoir en s'appuyant sur différents exemples (les Piaora, les Tiv et les villageois des Hautes Terres malgaches) pour montrer que dans des sociétés égalitaires, les tensions inhérentes sont souvent contenues par des règles issues de mythes liés à chaque cosmogonie (superstitions, malédictions si non-respect des règles…). le contre-pouvoir se fonde toujours, même dans les sociétés inégalitaires, sur la nécessité d'aller contre, empêcher ou abolir ce qui est considéré comme non souhaitable.

Après avoir fait un tour des fragments existants d'une Anthropologie Anarchiste, Graeber cherche à « faire tomber les murs ». Avant de poser les bases de la construction d'une théorie sociale, il entreprend de démonter l'objection récurrente faite à tout Anarchiste concernant la faisabilité d'une société sans gouvernement. Il procède par un dialogue que je résume ici, tant il est malheureusement classique :
- Sceptique : Donne-moi un exemple d'une société sans gouvernement.
- Anarchiste : Les Bororo, les Baining, les Onondaga, les Wintu, les Ema, les Tallensi, les Vezo…
- Sceptique : Mais ce sont des primitifs ! Je parle de sociétés modernes.
- Anarchiste : Il y a eu des expériences réussies d'autogestion de travailleurs, de projets économiques basés sur l'économie du don, des projets comme le développement de Linux, toutes sortes d'organisations basées sur le consensus…
- Sceptique : Ce sont des exemples isolés. Quid de sociétés entières ?
- Anarchiste : Il y a eu la Commune de Paris, la révolution de l'Espagne…
- Sceptique : Ouais et regarde ce qui leur est arrivé…
Comme le remarque Graeber, on ne peut pas gagner à ce jeu : « les dés sont pipés ». En réalité, lorsque le sceptique dit « société », il pense « Etat » et on ne pourra évidemment jamais trouver « d'Etat Anarchiste », les deux termes étant antinomiques. Il faut également bien garder en tête que chaque révolution anarchiste a eu à combattre les hordes de dominants dont ils refusaient le joug (ainsi que de leurs alliés des pays voisins, même lorsque ceux-ci étaient de bords politiques différents) ; ce qui d'ailleurs et en conséquence ne constitue en soi aucunement des expériences dont on peut tirer comme conclusion l'infaisabilité de l'Anarchie.
La responsabilité du rejet des exemples anarchistes pour leur caractère « primitif » ne peut être attribuée aux anthropologues qui n'ont eu de cesse ces dernières décennies que de tenter de convaincre que « les primitifs n'existent pas », que les sociétés « simples » sont en fait loin de l'être et que toute société s'inscrit nécessairement en continuité dans l'espace et dans le temps. Par conséquent « cela n'a pas de sens de parler de certains systèmes sociaux comme étant plus ou moins développés ». Selon Graeber un Américain moyen est incapable de croire qu'un Amazonien puisse avoir quelque chose à lui apprendre car il présume qu'ils ne vivent pas dans le même monde. L'Homme « moderne » s'inscrit dans un monde issu de la Révolution Française et de la Révolution Industrielle, mais cette « modernité » n'est en réalité qu'un mix entre laisser-faire économique anglais et gouvernement républicain français. Tout cela tient au sens que nous attribuons au terme « révolution », notion fort galvaudée, qui hérite à tort d'une connotation de changement global abrupt.
Or, le prisme Anarchiste impose de repenser la notion de révolution dans le temps long et en dehors des « totalités » de l'esprit, malgré que celles-ci peuvent être des outils intéressants, certainement indispensables, dans notre compréhension du monde. Une révolution anarchiste ne peut être pensée comme un « cataclysme », un retournement de la domination, car c'est justement tout l'objet de l'Anarchisme que de ne pas prendre le pouvoir, mais de s'en soustraire. Ainsi, « la façon la plus facile de l'appréhender est d'arrêter de penser la révolution comme une chose […] et plutôt de demander qu'est-ce que l'action révolutionnaire ? ».
Pour cela, Graeber propose un exercice de pensée : tenter d'imaginer que « nous n'avons jamais été modernes », que les « révolutions » qui nous ont conduit où nous en sommes n'aient pas fait de nous des humains différents des « sauvages » découverts par les explorateurs. L'objectif, en faisant « tomber les murs », est justement « d'éliminer les présuppositions arrogantes et irréfléchies selon lesquelles nous n'avons rien de commun avec les 98% des gens qui ont pu vivre ». Ce n'est qu'une fois pleinement débarrassés de ces préjugés que nous pouvons réfléchir « à ce qui a vraiment changé et ce qui n'a pas changé ».
Graeber donne plusieurs exemples où il compare notamment le progrès technologique de la « modernité » qui n'a cependant amené aucun changement sur les possibilités politiques ou sociales ; ou encore lorsqu'il montre que les systèmes de clans primitifs basés sur la parenté ont laissé un héritage toujours présent dans nos sociétés favorisant d'ailleurs la perpétuation des inégalités sociales ou du racisme. A l'inverse, il devient tout aussi pertinent d'envisager d'autres sociétés sous le prisme de leurs propres révolutions afin de s'en inspirer.
Par le biais de l'éthnogénèse des Tsimihety (Madagascar), Graeber décrit le mécanisme de création d'une société à partir d'une précédente : un petit groupe ayant refusé de suivre les règles, de se soumettre, a choisi de s'exclure pour décider lui-même de son organisation. Malgré une documentation relativement récente, l'ethnogénèse témoigne que « la majeure partie de l'Histoire Humaine a été caractérisée par un changement social constant ». Il crée le lien avec l'Anarchisme en abordant la « théorie de l'exode » qui prône que le moyen le plus efficace de s'opposer à l'Etat et au Capitalisme n'est pas la confrontation directe mais au contraire la défection massive, ce que Pablo VIRNO appelle le « retrait actif », dans le but de créer hors de cadres limitant une nouvelle forme de société. Graeber donne l'exemple percutant de quelques sociétés amérindiennes fortement inégalitaires et pratiquant le sacrifice humain mystérieusement disparues et ayant laissé place à des sociétés de chasseurs-cueilleurs.
S'il est clair que l'Etat et le Capitalisme ne peuvent être attaqués frontalement, ils peuvent toutefois être vidés de leur substance par le haut (importance croissante d'une ingérence d'échelle mondiale) ou par le bas (par la création de diverses communautés n'y répondant plus). Graeber clôture ainsi cette partie : « Alors que les Etats néolibéraux se dirigent vers de nouvelles formes de féodalisme, concentrant de plus en plus leurs armes autour de leurs communautés sécurisées, des espaces insurrectionnels se créent sans que nous le sachions », il vaut mieux parfois faire profil bas, prétendre que rien n'a changé, pour agir à sa guise le reste du temps.

[...]

Pour finir, l’ouvrage boucle sur l’introduction en revenant sur la nécessité pour les anthropologues de s’emparer de la thématique qu’il propose – l’Anthropologie Anarchiste. Pour Graeber, l’Anthropologie est « la seule discipline qui soit en mesure de faire des généralisations sur l’Humanité dans son ensemble, puisque c’est la seule discipline qui tienne vraiment compte de l’ensemble de l’humanité et qui soit familière avec tous les cas hors normes ». En tant qu’anthropologue, il conclue avec ambition « Nous avons à portée de main des outils qui peuvent être d’une grande importance pour la liberté humaine. Il est temps d’en assumer la responsabilité ».


Sur environ 120 p., Graeber met à profit son expérience dans un plaidoyer puissant pour le développement d’une Anthropologie Anarchiste dont il démontre le potentiel d’émancipation. Il est assez remarquable de constater à quel point les thématiques abordées par l’ouvrage raisonnent avec l’actualité autant qu’avec l’Histoire, témoignant ainsi de la pertinence du propos.

Texte intégral : https://docdro.id/HBqbvuX
Commenter  J’apprécie          71



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}