Les photos sont des actes manqués, des paroles sous silence, des baisers refoulés, des sourires figés, des yeux qui se ferment.
Ce cliché ultime restant à prendre était tout autre, avait une valeur très différente. L’enjeu était à la fois personnel, intime, et universel, incluant l’histoire particulière du photographe et le monde dans sa globalité; d’un intérêt intemporel, présent, passé, futur, comme une image unique destinée à nous représenter aux yeux d’une civilisation extraterrestre. La photo, avec toute sa charge de solennité imposée, sera hautement symbolique, humainement déterminante. Elle devra être douée d’originalité, marier l’évidence et la surprise. Elle pourra être anecdotique avec la force édifiante d’une fable; panoramique avec l’intensité sourcilleuse d’une nature morte. Elle sera une tentative de synthèse, une démonstration, une célébration, un hymne. Depuis toujours, l’homme a ambitionné d’écrire Le Livre, de peindre Le Tableau, de composer La Musique, de réaliser Le Film; ce sera La Photo. Moi, Alain Neigel, simple photographe amateur, j’en donnerai ma vision, apporterai mon humble contribution à son édification. J’allais devoir faire un choix, éliminer ce qui ne me paraîtrait pas essentiel, ou pas assez, avec l’envie, l’espoir, l’exigence, de trouver mieux, jusqu’à ce que je décide que ceci, qui était devant moi, que je voyais, serait ma photo. Dans ma chambre d’hôtel, je commençais à y réfléchir. Défilait devant mes yeux, comme un kaléidoscope, toute une théorie d’images convoquées par la pensée.
Les photos n'ont plus ce caractère crucial et définitif qu'elles avaient du temps de la photographie argentique. Bonne ou mauvaise, une photo était irrévocable et était décomptée de la pellicule. Le développement du film révélait de manière implacable, dans l'ordre chronologique, images réussies et images ratées ; impossible d'échapper à la sentence et aux statistiques.
Derrière chaque photographe, il y a, en fin de compte, un grand timide qui a peur d'être au monde nu et désarmé.
A vouloir immortaliser des instants de vie, à vouloir arrêter le temps, j'en avais oublié notre vulnérabilité.
Chaque photo était une tentative pour la retenir, mais aussi un acte éminemment mortifère, qui la précipitait vers la mort. Je la voyais déjà d'un point de vue post mortem, de l'oeil du survivant qui fait sa provision d'images souvenir pour ses soirées d'hiver.
Eros se leva et sortit la tête par le toit ouvrant. Au moyen de son téléphone portable, il visionna sur écran le paysage qui défilait, comme s’il ne pouvait pas voir de ses yeux sans passer par un filtre. Je me rappelai le temps où, moi aussi, je m’abritais derrière un appareil photo, préférant à la réalité immédiate, la mise en image de cette réalité, comme une mise à distance, une prise de recul. Combien de fois j’ai porté à mes yeux mon appareil pour me cacher d’un spectacle que je ne savais voir ? Derrière chaque photographe, il y a, en fin de compte, un grand timide qui a peur d’être au monde nu et désarmé. Les appareils ressemblent à des masques, des loups de bal costumé, derrière lesquels on se dissimule. Les photos sont des actes manqués, des paroles sous silence, des baisers refoulés, des sourires figés, des yeux qui se ferment.
Derrière chaque photo, par-delà le plaisir et la joie, il y a la peur, peur du temps qui passe, de sa fugacité, peur de voir puis ne plus voir,vivre puis ne plus vivre, avoir vécu et n'en avoir nulle trace démonstrative, nul souvenir tangible; derrière chaque photo, il y a la peur de mourir, et la preuve de notre mort
Le monde n'était pas à moi: j'étais au monde.
Loin de toute Eglise, je ne suis pourtant pas athée: je crois. Quand je lève les yeux au ciel, Dieu est dans mon regard, non pas en point de mire, mais dans la trajectoire, dans la propulsion, dans l'espoir de mon regard. J'ai envie de nommer Dieu cet arrachement, cette force d'élévation, cette flèche pointée vers le haut. Dieu, tel que je le souhaite, n'est pas un être suprême, mais la suprématie de l'être. Dieu est à mes yeux ce qui leur donne envie de voir.