Lors de ma dernière participation à la MC "non-fiction", j'ai coché très tardivement ce livre, alors que dans un premier temps j'avais décidé de ne pas postuler cette fois. J'aurais du m'en tenir à cette sage décision. Car pour une fois j'ai vraiment regretté d'avoir été sélectionnée. Je n'étais pas prête à lire ce livre, et j'ai eu le plus grand mal à honorer mon engagement et à le lire jusqu'au bout. Je vais quand même tenter de vous restituer mes impressions.
L'histoire est presque banale, maintenant qu'on peut enfin en parler, les témoignages se multiplient. L'auteure, issue d'une famille aisée et dont le grand-père est une personnalité littéraire (mais qui ne sera jamais nommée) est abusée par le fils de celui-ci, donc son oncle, à partir de l'âge de 7 ans, alors que l'oncle en question en a 17. Pendant 7 longues années, à chaque occasion, il va se servir de la petite fille puis de l'adolescente pour "expérimenter" la sexualité et assouvir ses fantasmes. Tout ceci se passe dans les années 70, dans un contexte de liberté sexuelle exacerbé, dans la demeure familiale où tous se retrouvent régulièrement. A chaque occasion, tonton vient chercher sa proie qui bien sûr éprouve de la honte et se sent sale. Personne autour ne voit rien, et lorsqu'enfin la jeune fille ose se confier à sa grand-mère (mère de l'oncle indigne), elle s'entend répondre qu'elle l'a bien cherché...
A partir de là, même si les abus s'arrêtent, commence une autre torture : celle de ne pas être crue, de devoir accepter la présence de son tortionnaire à chaque occasion familiale sans broncher, "ne pas remuer la merde" comme une des femmes de la famille va le lui intimer un jour alors qu'elle tente une fois de plus de se faire entendre. D'autres drames vont jalonner sa vie, elle s'en relèvera, mais sa souffrance reste intacte de ne pas obtenir cette reconnaissance des faits. L'écriture, après plusieurs tentatives, va enfin lui permettre d'exorciser un peu ses démons.
Une lecture vraiment éprouvante, même s'il y a peu de descriptions réellement crues, j'ai été oppressée tout du long. le manque de solidarité des autres femmes de la famille m'a bien sûr choquée, mais pas surprise. Quand on n'a pas subi soi-même, on n'a pas envie de voir la vie de sa famille et sa réputation bouleversées par "ces histoires".
A la fin je n'en pouvais plus de lire cette lutte pour pouvoir témoigner, les bâtons dans les roues, la crainte des éditeurs concernant une plainte pour diffamation, puisqu'il n'y a pas eu de plainte...
C'est peu dire que je n'ai pas apprécié cette lecture, mais cependant je salue le courage de l'auteure qui a tenu bon pour que ce témoignage voie le jour.
A lire seulement si vous êtes prêts à l'encaisser.
Commenter  J’apprécie         4710
« Lorsque j'ai dit à ma grand-mère ce qui se passait, juste avant mes quatorze ans, une bombe a explosé. Une déflagration définitive, et pourtant je n'ai pas tout raconté, juste ce qui s'était passé durant l'année en cours. Je craignais de lui faire davantage de mal en énonçant la vérité, en lui révélant que le viol se répétait depuis sept années. Sa réaction, dans le lieu clos de la voiture, a été fracassante : - Tu l'as bien cherché. En sauvant son coeur de maman qui apprenait le pire sur la conduite de son fils préféré, elle m'a détruite. Pour survivre, j'ai passé quarante ans à donner le change. »
Commenter  J’apprécie         00
Dans "La Retenue", Corinne Grandemange témoigne du silence imposé à celle qui a évoqué l’inceste auquel elle a été soumise.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Jamais un homme de lettres ne m’a dit que je devais raconter les faits naturellement, sans fioritures, en nommant les gens et en décrivant la réalité nue. Ce terme « vulgaire » est un électrochoc. Après cette rencontre, je prends conscience d’avoir protégé le coupable et le clan en empêchant le lecteur de les reconnaître. Depuis des décennies, je continue de soutenir ceux qui m’ont fait mal, quand je sais pourtant, théoriquement, combien la notion de responsabilité individuelle est déterminante pour dénouer la lâcheté collective. Je dois oublier ce manuscrit. Il faut recommencer à zéro. Dans cette nouvelle façon d’écrire, il n’est pas question de faire joli. Il me faut dire sans enrober. Je redeviens une petite fille qui se souvient, année après année. Je découvre que mes plaies sont toujours à vif. J’ai mal aujourd’hui comme hier quand il s’agit de décrire les fellations, les cunnilingus, les mensonges de mon oncle sur nos promenades, ma saleté, même lavée après la douche, la honte quand je croise les regards de ma sœur ou de ma cousine et qu’il vient dans notre chambre pour nous souhaiter bonne nuit en murmurant dans mon oreille qu’il m’attend. Je bois comme un trou, je fume comme un pompier, je reste des heures assise . J’ai le corps en sang et le cœur en larmes. Je n’ai qu’une envie : mourir, plutôt qu’écrire à nouveau les viols, les mortifications et le « Tu l’as bien cherché » de ma grand-mère quand j’ai voulu sauver ma peau. Je ne mange plus, je ne dors que par éclipses, je fume et je bois encore davantage. Mes enfants s’inquiètent. Ma mère aussi. C’est bien la première fois que je n’arrive plus à donner le change. Je me cache, je me terre. Je pense que je ne vais pas y arriver. Je me déteste de n’avoir pas le courage, je me dégoûte de n’avoir plus d’énergie. Je suis fatiguée, épuisée. Je n’en peux plus. Je devine peu à peu que c’est mon honneur que j’interroge. Je suis de courage ou pas. Il est plein et se vide. La sensation de ce trou plein qui se répand génère de nouvelles angoisses. Je suis en train de perdre une partie de mon identité. Arrive l’évocation de l’anniversaire de ma mère et son déroulement. Au fur et à mesure que j’écris, je palpe l’abandon, et la béance qui s’ouvre de plus en plus. Je vais vérifier le sens exact de béance tant ce mot me semble sale lui aussi. C’est un vide impossible à combler. Je sens que je vais devoir apprendre à vivre autrement. Non seulement je me mets à nu pour écrire mais plus encore, une partie de mon histoire meurt en existant noir sur blanc. Les cicatrices sont toujours là, même si je les transcende avec l’écriture. Je décide d’une date butoir pour boucler le récit. Je ne veux plus différer, je ne peux plus reculer, Pour moi, l’avenir est clair, mais je pense à toutes les autres victimes. Je comprends que la lutte doit être sociétale tant la question de l’inceste dérange, même dans l’espace de la publication. J’écris à chacun des membres de ma famille pour leur proposer une lecture collective. Les réponses tardent. Cette offre n’a de sens qu’en présence du violeur.
J’ai sept ans tout au plus, peut-être moins. Il en a dix-sept. Dans cette géographie des lieux restée intacte, mes souvenirs sont comme une suite de clichés photographiques.
J’écarte les jambes parce qu’il me le demande. Il explore mon sexe de petite fille, avec ses doigts, sa langue, observe ses réactions, nos réactions.
Il m’effeuille pétale après pétale, je t’aime un peu, beaucoup, à la folie je me dis dans ma tête d’enfant. Je suis transie de peur et de honte lorsque j’entends le bruit des rires et des paroles à travers les parois de la chambre. Livrée aux mains de ce jeune homme, j’accepte expérimentations, transgressions, violences atomisées dans le lieu clos de la famille. Je suis captive parce qu’il est grand, beau et autoritaire dans ses recherches attentives.
Je pense à toutes les proies sexuelles qui se taisent. Elles m’imprègnent chaque jour davantage de leur anonymat silencieux, bâillonné à en étouffer. J’ai pleinement conscience de la révulsion psychique du collectif à l’idée de l’inceste, lui qui est le premier mode de soumission des adultes sur les enfants. Le pédocriminel ne viole pas un petit garçon ou une petite fille. Il viole un enfant. Cette transgression est ontologique par la profanation des liens du sang. C’est la nature même de cet archaïsme sauvage qui terrifie. Les familles se taisent.
Certes, l’amour de tous est réel ; certes, la douleur et la culpabilité sont terribles, mais cette adolescente a demandé en vain de l’aide durant six années, et le silence collectif l’a ensevelie. Aujourd’hui encore, je n’ai pas de réponse claire sur ce lent suicide programmé. Que n’a-t-elle pu verbaliser et pourquoi aucun de ces adultes ne l’a écoutée…
Après mon refus d’assister à l’enterrement, je n’ai plus de nouvelles des membres de ma famille pendant plusieurs années.
Il baisse mon short, ma culotte avec la serviette pleine de sang. Il m’enfourche. Il ahane. La terre du champ est dure et truffée de cailloux. J’ai mal aux fesses. J’ai mal partout. Je me souviens avoir regardé le soleil dans les yeux quand il a joui en poussant un cri. Il y a du sang sur mes cuisses, sur son sexe. Ce jour-là, pour la première fois, je me dis que c’est un viol.
Juste ça.
Un viol. J’ai onze ans, je sais que je suis une femme.
Je n’ai aucune idée de la portée de ce mot qui vient me claquer en pleine tête.