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Critique de exx48322


Cette critique contient des spoilers. C'est une critique double, à la fois du Vol des Cigognes, et des Rivières Pourpres, du même auteur. Une comparaison, une évolution.

J'ai déniché, sur la dernière étagère d'une armoire cassée, les vieilles collections de polars accumulées par ma famille – j'ai remarqué que la plupart des gens, au cours de leur vie, sont enclins à traverser un bref épisode de fascination pour ces histoires mystérieuses, glauques et plus ou moins violentes, peut-être parce qu'ils nourrissent l'espoir de se viriliser au contact d'enquêteurs aux conquêtes torrides et au flair infaillible, ou bien parce que le spectacle des corps démembrés et des vengeances exacerbées leur donne l'impression de vivre dangereusement et de frissonner avec délectation, rehaussant ainsi leur quotidien monotone. Comme je ne connaissais aucun des auteurs, je me fiai aux commentaires de ma mère qui m'observait d'un oeil critique alors que je détaillais les tranches des livres – « Ah, je me souviens de celui-ci, une véritable horreur ! Et celui-là, absolument sordide ! » – et mon choix se porta sur un coffret noir maculé de rouge, contenant deux romans de Jean-Christophe Grangé, qu'elle qualifia de « particulièrement sanglants ». « le vol des cigognes », comme c'est indiqué en dessous du résumé, est le premier roman de l'auteur, apparemment réédité à l'occasion du succès de son best-seller « Les Rivières pourpres », ce dernier ayant été adapté au cinéma – les deux acteurs principaux figurent d'ailleurs sur sa couverture, leurs visages flottant dans une sorte d'averse de sang. Un lecteur naïf s'attendrait logiquement à ce que le second livre de Grangé soit plus affirmé, plus mûr et abouti qu'un premier essai dont la présentation dans un même coffret n'est en fait qu'un prétexte de vente – une aubaine publicitaire –, mais cette critique a justement pour objectif de démontrer le contraire, et c'est pourquoi j'ai jugé intéressant d'associer ici ces deux ouvrages, les ayant parcourus d'une traite, l'un après l'autre.

J'assure avoir d'abord entamé « le vol des cigognes » sans aprioris positifs – car j'avais, pour être plus exacte, la vague suspicion d'y trouver l'écriture maladroite d'une première tentative, peut-être une construction sans audace, ni d'une ambition trop marquée, d'un jeune écrivain qui effectuait ses premiers pas hésitants dans un milieu dont il ne maîtrisait pas encore complètement les codes. Il était possible, aussi, que Grangé ait souhaité s'arranger une entrée fracassante parmi les grands auteurs de polars et que cette première intrigue, à la complexité démentielle, ait dépassé son créateur et accouché d'une oeuvre éblouissante – trop éblouissante, trop farfelue pour gagner durablement un large lectorat. Je fus néanmoins favorablement impressionnée par « le vol des cigognes » et, ravie d'avoir été agréablement détrompée de mes quelques craintes, j'attaquai aussitôt « Les Rivières pourpres » en pensant m'être réservée pour la fin un morceau encore plus savoureux. Hélas, ce best-seller, incarné au cinéma par les acteurs Jean Reno et Vincent Cassel, se révéla étonnamment décevant, ce qui me conduit maintenant à m'intéresser aux caractéristiques d'un « bon » et d'un « mauvais » polars.

Le roman policier prend son point de départ sur un crime – souvent un meurtre, car la victime alors ne pourra pas nous renseigner sur l'identité du tueur, ce qui permettra à l'auteur d'entretenir suspense et soupçon – et se poursuit par une enquête aux multiples rebondissements, mettant parfois en danger la vie de ses protagonistes, lorsque ceux-ci s'approchent trop près de la vérité – il est courant, en effet, qu'un policier soit victime d'une tentative de meurtre juste avant le dénouement. L'écrivain doit pourvoir à trois grandes lignes de l'histoire, qui seront la signature singulière de son oeuvre parmi les contraintes imposées par le genre : D'abord, le mobile du crime – machinations imbriquées, complot de grande ampleur, délire psychiatrique –, les personnages impliqués – profils psychologiques, nombre, nature et origine des enquêteurs – et l'agencement et l'incorporation des indices, de façon à dévoiler progressivement les véritables enjeux du livre. Dans « le vol des cigognes », on observe en outre une volonté supplémentaire de percer au milieu de la masse des étals encombrés des librairies, par un détail original qui cherche à creuser une différence et à se démarquer des autres publications du même acabit – il s'agit du lieu de découverte du cadavre, un nid d'oiseaux. Grangé, jeune auteur jusque-là inconnu qui bâtit pour la première fois une oeuvre en son nom et désire évidemment obtenir une place de choix dans le classement des ventes, opte pour cette accroche frappante, impulsion qui alimentera probablement par la suite l'endurance de son écriture – rien n'est plus motivant, pour un jeune écrivain, que de penser travailler sur une idée « de génie » ! J'imagine aisément – mais je me trompe peut-être ! – cette fièvre pleine d'ardeur qui s'empara de lui quand l'histoire de trafics ailés et de coeurs arrachés commença à prendre forme dans son esprit : quel vertige dut le saisir devant l'ampleur de la tâche qui l'attendait, mais quelle enivrante expectative, aussi ! Je crois qu'en cela, le polar est le genre le plus gratifiant, car le plan préalable à sa rédaction nécessite un investissement et une préparation tout à fait colossales, et rien ne doit être plus réjouissant – et plus épuisant – que de superviser son accomplissement final.

Un auteur de roman policier doit avoir l'intuition du détail opportun avant de commencer à décrire le déroulé des lieux et des scènes, mais il doit aussi éviter que celles-ci rendent l'impression d'une accumulation invraisemblable de découvertes inattendues, comme si l'intrigue n'était au fond qu'un prétexte à « caser » des informations. C'est le cas, par exemple, des « Rivières pourpres », où chaque investigation se conclut inévitablement par un constat incongru – souvent, étrangement fort à propos, c'est à dire à intervalles très réguliers, comme si l'auteur veillait à maintenir l'intérêt de son lecteur, et au prix d'un suspense assez lamentable, au terme duquel l'enquêteur, alors qu'il s'apprêtait à partir, tombe soudainement sur un nouvel indice qui relance toute l'affaire – et où des appels inopinés – mais, à force de répétition, assez prévisibles – apportent de façon quasi automatique des pistes inédites. C'est tout comme si Grangé avait établi une liste d'indices qu'il aurait fait en sorte d'extraire à partir d'un crime originel, puis qu'il avait tracé une ligne graduée sur une feuille blanche et placé sur cette frise les différentes révélations, afin que la chronologie des événements renseigne le lecteur par bribes classées et égrainées en fonction de l'objectif final. Je suppose que tout auteur de polar doit travailler ainsi, mais c'est cette graduation qui, à mon sens, est méprisante vis-à-vis du lecteur : à chaque inspection, interrogatoire ou scène d'action, est alloué un nombre de pages à peu près invariable, qui pourraient pratiquement avoir été rédigées dans le désordre et indépendamment les unes des autres – on constate d'ailleurs l'analogie avec un tournage cinématographique –, et lorsqu'une investigation ne permet pas d'orienter l'enquêteur vers une nouvelle démarche, un appel téléphonique providentiel vient apporter l'élément qui précisément était susceptible d'impulser le prochain mouvement. Il manque l'art de la narration fluide, voilà, dont les couches successives sont si bien travaillées, peaufinées, incrustées les unes aux autres, que la structure préalable à leur réalisation n'est plus du tout visible – c'est à peine si on y discerne encore les joints et autres systèmes de fixation, tant la surface a été polie avec soin. C'est toute la différence entre une oeuvre littéraire et un vulgaire exercice de compte rendu, quoiqu'un peu arrangé pour avoir à peu près l'air, au premier coup d'oeil, d'un véritable roman.

« le vol des cigognes » répond beaucoup mieux aux critères d'une entreprise littéraire menée avec minutie et au souci de conter une histoire remarquable : il n'est pas question ici d'injecter grossièrement les composants d'une intrigue basique qui se contente de pourvoir à sa fonction vétuste de « distributeur d'indices », la narration n'y est pas superfétatoire et constitue en elle-même une grande partie de l'intérêt du livre, forme et idée, contrairement à son bestseller dont l'originalité ne repose que sur une invention exagérément délirante, en aucun cas sublimée par le travail de l'écriture – j'imagine que le cadavre mutilé et suspendu dans les rochers fut alors ce que l'auteur crut être une idée « de génie » suffisante au succès de son livre, et il s'avère qu'il avait raison ! Il semblerait que Grangé ait épuisé dans son premier roman toutes les qualités artistiques dont il était capable – paysages mouvants, atmosphères exotiques et mystérieuses, descriptions aux nuances subtiles et singulières – et qu'il ait, sans doute mis au goût de ce qui plaît aux lecteurs d'aujourd'hui, finalement jugé ces efforts peu rentables et décidé d'adopter une autre recette, plus lucrative et décidément moins exigeante – celle du rythme effréné et des cliffhangers à la fin de chaque chapitre. J'ignore s'il est possible de le vérifier, mais j'augure que « le vol des cigognes » a dû coûter à l'auteur bien plus de temps et d'énergie que l'élaboration de son bestseller, et pas seulement parce qu'il était à l'époque moins expérimenté. On observe dans le premier un style travaillé, appuyé sur une documentation détaillée, comme si Grangé avait lui-même voyagé dans chacun des pays évoqués – Bulgarie, Israël et Centrafrique – et qu'il avait mené une étude approfondie des moeurs et des enjeux politiques locaux, si bien que la narration est un périple à visée quasi documentaire, à la fois dépaysant et édifiant, romancé et véridique. Les couleurs y sont variées, traces vivaces d'une époque, marques profondes des ethnies, cultures minoritaires et ignorées à qui Grangé rend un somptueux hommage, portant avec chaleur la voix fière des Tsiganes, capturant, l'instant d'une étreinte fougueuse, le labeur incertain des colons Israéliens, saluant d'un regard l'Intifada désespérée des enfants palestiniens aux terres volées, puis partant à l'assaut de la jungle avec les peuples pygmées, marchant en compagnon des races méprisées.

Là où l'écriture du « vol des cigognes », sans être excessivement raffinée, tranche nettement dans l'âme des peuples et rend compte avec finesse des fragments exposés, « Les Rivières pourpres » ne sont qu'opportunité : « Un corps dévêtu suspendu à une falaise, un autre incrusté au fond d'une crevasse glacière ? eh bien, situons cela dans l'Isère, et ne nous embarrassons pas de nous imprégner de son climat ou de détails esthétiques, le lecteur n'est intéressé que par la chair morbide et les projets immondes des esprits dérangés, on le sait bien ! Multiplions les salles obscures, les avertissements glauques de sang séché qui se dévoilent d'un coup lorsqu'on arrache les papiers peints, ajoutons de-ci, de-là, des bouts d'os, des membres broyés, et puis dévissons quelques orbites pour faire bonne mesure – ah, vous m'accusez donc de verser dans le dégueulasse flagorneur ? croyez-vous qu'un seul de ces éléments ne soit pas motivé par une raison précise ? Je vous assure, pourtant, que j'ai réfléchi exactement comme l'assassin l'aurait fait, et que toute cette glauque mise en scène était absolument indispensable et rigoureusement justifiable, vous dis-je ! Tenez, ce premier corps mutilé, encastré dans le roc, eh bien je l'ai placé là-haut parce qu'il était logique que le meurtrier agisse ainsi, et nullement à cause de la vision théâtrale qui en résulterait ! Pourquoi donc tenez-vous tant à me prêter de basses intentions, moi qui n'ai le souci que de vous servir la plus vraisemblable des enquêtes policières ? » Quelle piteuse défense, vraiment ! Quelle mascarade suintante d'effets pitoyables, qui ne sont utiles qu'à appâter la pauvre masse de la plèbe contemporaine, avide de sensations fortes, même si celles-ci ne sont à peu près fondées sur rien ! Si vous me trouvez injustement sévère, sachez que le policier Niémans et son acolyte Abdouf plient l'affaire des Rivières pourpres en moins de trois jours – j'ignore si beaucoup de flics peuvent se targuer d'une telle efficience – durant lesquels le premier a tout loisir de baiser une de ses témoins, de s'initier à l'alpinisme et de se remettre d'un accident quasi mortel où sa voiture finit fracassée sous un pont, tandis que le second consacre la majeure partie de son emploi du temps à menacer de son arme des suspects bigrement agressifs – de quoi agrémenter facilement des scènes d'action dignes d'un feuilleton à budget réduit.

« le vol des cigognes » est un récit où l'enquête et le voyage se complètent fort agréablement, le premier instillant au second un enjeu supplémentaire, vif sentiment d'urgence et de péril qui pimente avantageusement l'exploration de contrées méconnues. L'enquêteur n'est pas un policier de métier, mais Louis Antioche, un jeune homme d'une trentaine d'années en mal d'aventures, qui n'a connu jusqu'à présent que l'espace cloitré de son appartement de Paris et les piles de livres poussiéreux, mornes compagnons d'un long et éreintant doctorat d'Histoire. Antioche ne connaît rien des techniques policières et ne possède au début ni arme, ni matériel professionnel : il s'improvise détective et s'initie à la dangereuse tâche de la traque des meurtriers, en quelque sorte secondé par le lecteur qui le devance parfois dans l'analyse des indices, devine avant lui de quoi il retourne et le suit ou le précède dans chacun de ses pas. Les éléments sont introduits dans l'histoire de façon à favoriser une lecture active, qui tire par elle-même ses propres conclusions et peut comprendre – sans difficultés excessives ou retournements alambiqués – la signification de tel ou tel signe. On assiste peu, au fil des pages, à ce que j'appelle des « révélations choc », c'est à dire des pans de vérité soudainement balancés au lecteur avec toute l'emphase de celui qui s'apprête à larguer une bombe atomique : dans « le vol des cigognes », le lecteur, souvent, a déjà auguré la réponse de l'énigme, et il constate simplement sa confirmation, voire son approfondissement, car l'auteur garde toujours en réserve un petit détail astucieux pour l'étonner. « Les Rivières pourpres » n'a pas tant d'égards pour l'intelligence du lecteur, et Grangé s'arroge le droit, à chaque fin de chapitre, de résoudre des mystères qu'il n'a même pas pris la peine d'annoncer : ainsi, une jumelle naît tout d'un coup de nulle part, sans qu'il ait du tout exploité le caractère bivalent du personnage en question, en lequel deux personnes partageaient la même identité, et un mort ressuscite, rebondissement classique maquillé en apothéose de coup de théâtre, avec tous les bruitages les plus ridicules – oh ! c'est incroyable ! oh ! ah !

Il est assez comique, quand on y pense, que deux flics capables de boucler une affaire de meurtres multiples en trois jours se trouvent être les acteurs de scènes d'action aussi minables – à savoir, une course poursuite d'une dizaines de mètres interrompue par la bête neutralisation d'un de ses protagonistes, une voiture jetée en bas d'un pont à la suite d'une collision meurtrière, traitée, j'ai compté, en à peine une page et demi, et une scène finale dans laquelle trois personnages cruciaux disparaissent « commodément », éludant ainsi les explications. Il est pourtant question d'un policier chevronné, à la carrière blindée de prouesses plus « musclées » les unes que les autres, qui l'ont fait connaître comme une pointure dans le milieu, et d'une jeune recrue des banlieues, virtuose dans sa promotion et ancien délinquant rompu à la violence du terrain – mais c'est que j'ai oublié que ces deux-là ne servaient qu'à la figuration, car il faut bien qu'il y ait une âme et une silhouette à allure humaine pour fouiller des caves et entrouvrir des portes, même si l'auteur, s'il avait poussé plus loin l'économie de ses efforts, aurait pu tout aussi bien se passer d'eux ! Il est curieux, d'ailleurs, que l'éditeur ait choisi de mettre leurs visages à l'honneur sur la première page de couverture, imprimant dans le rouge le regard torturé de Jean Reno et la face – mystérieusement songeuse ? – de Vincent Cassel : il est tout à fait trompeur de chercher à les présenter comme des hommes forts, virils, au caractère « bien trempé », enquêteurs mémorables et savoureusement atypiques qui élucident à force d'intuitions brillantes une bien sombre affaire, là où tous les autres auraient échoué. le double point de vue, aussi, est un choix narratif coupable quand il est associé, comme c'est le cas dans « Les Rivières Pourpres », à des cliffhangers exaspérants qui contraignent le lecteur à un rythme infernal, les péripéties secondaires du jeune flic Abdouf s'immisçant à chaque fois entre un point d'interrogation obsessionnel et sa résolution au chapitre suivant.

Oserais-je comparer ce culte grossier de personnalités vacantes – où la peur et l'aplomb, l'attendrissement et la brutalité crue, se rencontrent alternativement au sein d'une même personne, dans le mythe ressassé du « coeur fragile » emprisonné dans son armure rigide – à la quête éprouvante d'un Louis Antioche, tout de déductions, d'audace et de passion ? Dans « le vol des cigognes », la violence s'invite inopinément, sur le quai d'une gare : c'est parce qu'elle surprend au hasard et brise tout d'un coup l'illusion de tranquille sécurité, qu'elle choque le plus par son éclat indécent – bouillie d'innocents sur les rails, traque de tueurs méthodiques et armés de lasers, combat au corps à corps et ses giclures de sang. Un goût de la mise en scène inoubliable, d'une lutte mortelle imprégnée d'une atmosphère étrangère, déroutante – à la fois suavement exotique, aux actions nettes, sans fioritures sentimentalistes ni gestes inconsidérés, mélange de volonté rationnelle et de bestialité – qui se vérifiera tout au long du roman en coups de feu qui ne pardonnent pas, en froids acharnements sur les victimes et en blessures réelles, dans le vif – contrairement au vieux flic Niémans, d'une endurance franchement miraculeuse, qui court encore la gonzesse après s'être salement ouvert le crâne. A mesure qu'il doit s'adapter à un monde devenu hostile, dangereux, le jeune doctorant Louis Antioche gagne en habilité et en dureté : il apprend à manier le Glock et se heurte de front à ses ennemis qu'il contraint au rôle de proie, ne trouvant un répit relatif qu'auprès des belles autochtones qui partagent sa couche. Contrairement à son bestseller dans lequel Grangé se mont
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