Günter Grass est considéré comme l'un des plus grands écrivains allemands contemporains. Né dans la ville libre de Dantzig (aujourd'hui Gdansk) en 1927, il est d'origine germano-polonaise. Lors de l'invasion par la Wehrmacht de la Pologne et de Dantzig en septembre 1939, ses parents approuvent l'annexion de leur pays et la famille va vivre sous la domination du Reich. le jeune
Günter Grass est enrôlé dans la Jungvolk, subdivision des Jeunesses hitlériennes. Par ailleurs, ses ouvrages sont marqués par son expérience traumatique du nazisme, il a expliqué cet engagement en 2006 dans
Pelures d'oignon et raconte s'être rendu compte des horreurs perpétrées par le nazisme après sa libération, en 1946, en entendant les aveux de Baldur von Schirach au procès de Nuremberg. En 1955, il se rapproche du Groupe 47, un groupe d'écrivains apportant un renouveau littéraire dans l'Allemagne d'après-guerre, avant d'écrire son premier roman en 1959,
le Tambour, qui lui assure un succès retentissant à l'international. Même si certains étaient choqués par son objectif d'aborder tous les tabous moraux, l'originalité du style d'écriture de
Günter Grass et sa façon d'incarner la mauvaise conscience de l'Allemagne en ont fait une sorte de monument national du pays. En 1999, pour souligner sa grande carrière de romancier, il reçoit le prix Nobel de littérature. le jury le dépeint comme l'écrivain des victimes et des perdants. Il est le porte-parole d'une génération d'Allemands, oubliés de l'histoire de leur pays, victime du nazisme et de la guerre. Il trouve la mort en 2015 à Lübeck, à côté de la mer Baltique, de nombreux hommages lui sont rendus à travers le monde.
Les écrits de
Günter Grass abordent des sujets en lien avec l'histoire, la mémoire et la culpabilité. Il mélange habilement la réalité et la fiction qui s'entremêle dans ses livres et il construit souvent son récit à l'aide d'une imposante documentation historique. C'est le cas de son roman
En Crabe, oeuvre typique de l'auteur allemand qu'il publie en 2002. Dans ce livre, trois intrigues s'entremêlent : celle du martyr Wilhelm Gustloff, de l'étudiant juif David Frankfurter et de l'officier de la marine soviétique Alexander Marinesko. Ces personnages sont liés par la trame principale du récit : le torpillage et le naufrage en mer Baltique du Wilhelm Gustloff un 30 janvier 1945, un « jour maudit ». En explorant le Web, Paul Pokriefke, le narrateur, découvre un site qui parle du torpillage du navire, causant la mort d'au moins 5 300 personnes. Ce paquebot, qui fut jadis un bateau de crosière Kraft durch Freude (KdF) puis un vaisseau-hopital au service de la Kriegsmarine, porte le nom du haut dignitaire nazi, érigé en martyr, qui fut assassiné à Davos en 1936. Dans cet ouvrage, marcher «
en crabe » signifie revenir en arrière, revenir vers le naufrage du navire-catastrophe, qui est le moteur principal du livre, autour duquel toutes les intrigues gravitent.
Les oeuvres de
Günter Grass évoquent l'énorme souci de l'Allemagne contemporaine dans son rapport avec la mémoire du nazisme. L'auteur montre la tâche énorme qu'amène, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le nouveau départ de la société allemande. Plutôt que de parler directement de cet accident, l'auteur convoque les voix de plusieurs protagonistes dans ses récits, appartenant à l'Histoire et à « la petite histoire ». Avec son roman
En Crabe,
Günter Grass invoque le naufrage du Wilhelm Gustloff pour souligner le rejet du devoir de mémoire des victimes oubliées du XXe siècle. Ces souffre-douleurs sont principalement des jeunes femmes et des enfants fuyant les régions orientales de l'Allemagne défaite par l'armée rouge, dont Tulla Prokriefke, personnage fictif et Mère du narrateur Paul, qui lui a donné naissance lorsque le bateau s'enfonçait dans les profondeurs de la mer Baltique. Cet épisode va marquer la famille Pokriefke, la Mère va commander à son fils et à son petit-fils, Konrad, « d'inaltérablement raconter au monde » (p.35) par crainte que la transmission de la mémoire ne se perde. Car le reste de la société allemande omet totalement le souvenir du navire-catastrophe, « comme si le Wilhelm Gustloff n'avait jamais existé […] comme si on n'avait pas le droit de commémorer ces morts-là » (p.67-68). L'Allemagne est comme obnubilée par le souvenir de la honte des crimes nazis. C'est d'ailleurs l'un des seuls pays à avoir instauré un jour où l'ensemble du pays s'arrête pour se rappeler de ses atrocités commises.
En Crabe montre ce désintérêt de la société allemande pour les morts du Wilhelm Gustloff; dans le livre, il n'y a qu'une poignée de femmes et d'hommes, réunis à Damp, qui se soucient des « enfants perdus dans la Baltique » (p.97-98). À partir de 1945, l'Allemagne prend progressivement conscience des réalités de la dictature hitlérienne, mais le progrès de cette autocritique ne s'accompagnait à aucun moment d'un état des lieux des victimes du côté allemand, victimes dues aux combats sur le front, aux bombardements et aux torpillages de navires…
« Jamais […] on aurait dû passer sous silence une pareille souffrance […] simplement parce que notre propre faute surpassait toutes les autres, que l'aveu et le remords étaient plus urgents pendant toutes ces années. Cette omission était abyssale… » (p.105). Après s'être presque exclusivement concentré son travail de mémoire sur la honte du nazisme, la société allemande réussit peu à peu à intégrer la diversité du passé et la célébration des victimes jusqu'alors rejet du devoir de mémoire. Pour
Hélène Miard-Delacroix, les productions artistiques, cinématographiques et littéraires jouent un rôle dans l'acceptation de ce passé pour qu'il devienne sujet de mémoire. C'est le cas du roman
En Crabe de
Günter Grass, qui est un véritable briseur de silence à sa sortie en 2002, et qui remet en question la prééminence accordée au rôle de bourreau de l'Allemagne. le rôle qu'a pu avoir ce livre sur le travail de mémoire allemand est aussi mis en avant par l'article d'Hans-Ulrich Wehler et de
Jeanne Guérout qui désigne
En Crabe comme le point de départ d'un nouveau départ sur les victimes de la guerre.
Ces vingt dernières années, l'Allemagne a parcouru un immense chemin dans ses efforts pour faire face à son histoire. En effet, le XXIe siècle a été marqué par une coopération entre historiens, politiques et artistes, une alliance qui a servi à la réalisation d'un travail constructif sur le passé et non au service de son refoulement. le succès d'
En Crabe en 2002 et la sortie dans les salles de cinéma du film, réalisé par Joseph Vilsmaier, sur Die Gustloff en 2008 témoignent de l'évolution des mentalités de la société allemande, signe d'une aisance trouvée par l'Allemagne avec son passé.