Avec
Je suis le Fleuve, les éditions Sonatine publient pour la première fois en France l'écrivain américain T.E. Grau.
Strictement inconnu jusque là et pourtant déjà finaliste du Shirley Jackson Award pour son recueil The Nameless Dark, T.E Grau s'est également attiré les louages d'un certain
Paul Tremblay, l'auteur de
Possession, également publié chez Sonatine.
Une plongée sans concession dans la guerre du Vietnam et ses séquelles qui n'a (vraiment) rien de facile…
Chien de guerre
L'ouverture est ardue, complexe, brutale.
Je suis le Fleuve n'est pas le genre de roman paisible qui vous tient gentiment par la main pour vous mener le long des rives. T.E. Grau préfère vous jeter dans la Cité Flottante, Bangkok, et dans l'esprit malade du soldat Broussard, vétéran afro-américain de la guerre du Vietnam en pleine décomposition mentale (et physique). Des années après la guerre, le troufion se terre dans une « grotte » au coeur de la capitale Thaïlandaise où il se shoote pour échapper à Molosse Noir, une créature infernale qui le poursuit sans relâche depuis une mystérieuse opération au Laos, l'opération Algernon.
Sans prendre de gants, le roman vous propulse dans l'esprit de Broussard perdu quelque part entre réalité et cauchemars dans une ville de tous les dangers, où les espaces-temps et les personnes semblent se confondre, où des choses surnaturelles peuvent surgir à l'orée du regard.
Surnaturelles, vraiment ? Pas si sûr car Broussard, laminé par la guerre et les horreurs auquel il a participé n'est plus qu'une épave qui tente de recoller les morceaux ou de mourir, les deux solutions n'ont pas d'importance pour lui.
Pourtant, Broussard n'a pas toujours été ainsi. Jadis, il devait passer en cour martiale pour avoir refusé de tirer sur l'ennemi…jusqu'à sa rencontre avec un officier pour le moins singulier du nom de Chapel. Ce dernier a un plan, un plan terrible qui permettrait aux Américains de mettre fin à la guerre mais, comme la chose devrait se produire dans un pays officiellement neutre, le Laos, il faudrait un véritable « taupe » américaine pour une opération clandestine à l'encontre des Vietcongs terrés dans cette région.
Chapel recrute alors cinq soldats qui n'ont plus rien à perdre et les emmène le long du Fleuve pour une ultime épreuve. Une épreuve dont Broussard, des années plus tard, n'est toujours pas remis.
Les conséquences de l'horreur
T.E Grau, de façon sauvage, dissèque ce qu'il reste de Broussard et de ses souvenirs de soldats. L'auteur américain constate l'écroulement d'une psyché et mélange mythologie, horreur et stress post-traumatique pour livrer un témoignage coup de poing sur la guerre du Vietnam qui renvoie autant au Deer Hunter de Cimino qu'au Apocalypse Now de Coppola.
En discourant sur les crimes de guerre commis par les États-Unis durant le conflit (l'utilisation de l'Agent Orange, les bombardements au Napalm etc…),
Je suis le Fleuve offre une vision au vitriol d'un pays gendarme du monde qui a tout d'un criminel et dont les généraux n'ont aucune considération ni pour les civils massacrés ni pour les soldats broyés, même de leur propre côté.
En flirtant constamment avec l'horreur tout en économisant son intrigue pour conserver le suspense jusqu'au bout du tunnel, T.E Grau décrit avec une minutie effroyable les conséquences d'un conflit armé sur un être humain…et sur un pays tout entier. En exacerbant les haines raciales et culturelles, incendiant les frontières entre le Bien et le Mal, les États-Unis ont joué les apprenti-sorciers et le sort de l'Asie du Sud-Est reste confus et instable bien des années plus tard.
Outre la représentation de la jungle Laotienne, c'est l'immersion dans la capitale Thaïlandaise qui surprend. Bangkok devient un acteur à part entière, transfiguré en une entité monstrueuse et tentaculaire où les esprits rodent, où le moindre contact peut vous trahir. On pense un peu au Pays Invaincu de
Geoff Ryman, la fantasy en moins, l'horreur psychologique en plus.
Mais finalement, ce qui surprend le plus dans
Je suis le Fleuve, c'est la capacité de T.E Grau à esquiver l'horreur à grande échelle pour mieux la retranscrire à l'échelle intime, dans le traumatisme déchirant de Broussard condamné à revivre son meurtre comme une malédiction encore et encore.
Car si l'on dit que celui qui sauve un homme sauve l'humanité toute entière, celui qui en tue un la condamne certainement à l'Enfer.
Roman halluciné aussi court que marquant,
Je suis le fleuve tranche dans le vif et expose les horreurs de la guerre à l'air libre, quelque part entre le cauchemar psychologique et le surnaturel poisseux d'un homme en quête de lui-même.
T.E. Grau n'a certainement pas fini de faire parler de lui.
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