C'est vrai, je suis devenu égoïste, c'est vrai je peux voir un mourant et passer près de lui sans m'arrêter. Parce que j'ai compris que pour le venger il me faut vivre, à tout prix. Et pour vivre, il faut que j'apprenne à ne pas m'arrêter, que je sache le regarder mourir.
Mon égoïsme c'est ce qu'ils m'ont laissé comme arme, je m'en suis saisi, contre eux. Au nom de tous les miens.
Toute la journée, j’ai marché dans le ghetto. Des enfants fouillent dans les poubelles, une femme son bébé mort dans les bras mendie ; un couple élégant, l’homme superbe, bras croisés, la femme maquillée, chantent au milieu de la chaussée. Là on vend des livres par paniers entiers, ici un homme est allongé sans connaissance : sans doute le froid et la faim. Tout va mal : la mort est partout.
Ce n'était même plus la volonté de vendre qui me poussait dans les rues tous les matins mais bien celle de regarder, d'enregistrer, de savoir : les événements étaient devenus pour moi comme un alcool. Il fallait que je sache, que je prenne ce monde sauvage dans mes yeux, dans ma tête, pour dire un jour tout ce que j'avais vu, tout ce que nous avions souffert.
Mes frères s'accrochent à moi.je ris ,je plaisante ,mais rien n'y fait:pour eux, pour moi, il me faut être dans la rue ,là où sont la violence et la vie et la mort des autres.Mon peuple, les miens .
L'égoïsme, l'indifférence, la lâcheté : les bourreaux avaient toujours les mêmes alliés, cette part sombre de l'homme qui peut le masquer tout entier et faire de lui une bête.
Les soldats ont forcés les SS à entrer dans le bus [...]
Ce n'étaient que des bêtes. Mais quand un soldat a versé de l'essence sur l'autobus, quand le feu bleu et jaune a jailli, que les hommes se sont mis à hurler poussant contre les tôles, que les soldats brusquement silencieux regardaient ces hommes mourir, j'ai bondi, je me suis mis à gesticuler, secouant les uns après les autres ces jeunes Russes fascinés, sentant qu'ils étaient en train d'être contaminés eux aussi par la guerre, qu'ils allaient devenir des bêtes aux visages d'homme comme ces SS.
C'est surtout le soir que je suis ainsi ,avec la haine de ma vie ,cette vie qui m'est restée .
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Le 2 octobre la veille de l'incendie ,ils couraient vers moi lançant leur cartable par-dessus leur tête........
J'ai pris une photo ce jour-là. Elle est là, devant moi .Le lendemain,il n'y avait plus rien de ma vie : ma femme et mes enfants etaient morts ; au- dessus du Tanneron s'effilochait une fumée noire. Je n'avais pas vu de flammes si hautes depuis le temp où brûlait le ghetto de Varsovie.
Alors aussi j'étais resté seul: de ma vie ,alors aussi,il n'y avait plus rien,que moi vivant.
J'étais sorti des champs de ruines,j'étais sorti des égouts , j'étais sorti de Treblinka et tous les miens avaient disparus .Mais j'avais vingt ans,une arme au poing ,le forêts de Pologne etaient profondes et ma haine comme un ressort me poussait jour après jour à vivre pour tuer.
Puis pour moi,après la solitude,semblait venu le temps de la paix: ma femme , mes enfants.
Et oui cet incendie ,le Tanneron en flammes,le crépitement du feu ,cette odeur et la chaleur comme à Varsovie.Et on m'a tout repris,tout ce qu'on avait semblé me donner: ma femme,mes enfants ,ma vie. Une deuxième fois il ne reste que moi vivant.
Il faut toujours saisir la première chance
Un officier m'a poussé .
Il me donnait des bourrades dans le dos sans même paraître me voir.
_ Quinze ans ,ai- je dit,je n'ai que quinze ans .
Je n'avais pas grand espoir mais il fallait tenter aussi cela, cette petite chance puisqu'on ne pouvait être requis qu'à partir de seize ans . Il m'a regardé de ses yeux qui me ressemblaient presque blancs, sans pupille.
Mais tu mens,Juif, tu mens ,salaud.