Sois belle et tais-toi

Il serait si bon, pourtant , se dit-elle de voir les femmes riposter en masse se fâcher. Si, chaque fois qu'un homme posait un geste déplacé, prononçait une parole sexiste, irrespectueuse ou étalait ses bas instincts, les femmes concernées se rebellaient, l'exposant et le menaçaient. Les mains baladeuses, les remarques obscènes, les propositions scabreuses, les Stéphane et Lucas-le -photographe de ce monde seraient révélés au grand jour. Que se passerait-il si, chaque fois qu'un homme osait toucher une femme d'une manière inadéquate en public, une sirène retentissait, un spot l'éclairait et un index accusateur le désignait devant tout le monde? Ce serait un gros, un immense doigt d'honneur dressé bien haut pour toutes les femmes du monde.

Même là pourtant, Stéphane n'avait pas voulu comprendre. Il était resté sur ses positions, arrogant, condescendant. Comment avait-elle pu rester aveugle à ça, sinon à tout le reste? Il ne comprendrait jamais. Cet échange aurait dû suffire à ouvrir les yeux de Mylène. Mais il n'y a pas pire aveugle que celle qui refuse de voir.

"Un gars, c’est un gars. " C’est ainsi que son frère a été élevé et, de toute évidence, il a bien retenu la leçon. Jean-Marc, l’aîné de la famille, a baigné dans ce genre de dicton pathétique dès sa naissance. Leur père semblait presque fier de le voir faire toutes ses pitreries à l’école, de constater que son fils était le garçon parfaitement turbulent, arrogant, sûr de lui. Jamais Mylène n’a vu Jean-Marc se faire punir pour quoi que ce soit. Ni pour ses mauvais coups ordinaires envers ses sœurs, ni pour ses médiocres notes à l’école. Un homme, ce père, un vrai !

Oui, elle a déjà évoqué la possibilité de recourir au bistouri il y a quelque temps, mais elle hésite toujours. Y songer est une chose, franchir les pas jusqu’à une clinique en est une autre. Elle a certainement envie de bonifier son corps, de lui offrir une cure de rajeunissement resplendissante. Des seins fermes et arrogants qui lui procureraient une fierté bienvenue, qu’elle pourrait balancer au visage de Stéphane et exhiber autant que l’envie s’en ferait sentir.

Même là pourtant, Stéphane n'avait pas voulu comprendre. Il était resté sur ses positions, arrogant, condescendant. Comment avait-elle pu rester aveugle à ça, sinon à tout le reste? Il ne comprendrait jamais. Cet échange aurait dû suffire à ouvrir les yeux de Mylène. Mais il n'y a pas pire aveugle que celle qui refuse de voir.

Pendant les quelques minutes que dure le trajet en taxi, le désarroi de Mylène la fait songer à ce qu’elle est devenue, à son frère, à sa mère, à cette leçon apprise si jeune et bien retenue depuis : « Sois belle et tais-toi. » Une amertume lui monte à la gorge, qu’elle tente de ravaler tant bien que mal, s’accrochant au doux réconfort que lui procure la main chaude de Stéphane sur sa cuisse.

C’est le genre de robe que certaines femmes dans la quarantaine – son âge ! – portent pour se sentir encore belles et désirables, tandis que les plus jeunes la revêtent avec une totale insouciance.

Bien sûr, tout le monde change. La vie transforme. Mais il s’agit d’autre chose : il arrive de plus en plus souvent à Mylène de ne pas reconnaître l’homme avec qui elle partage sa vie depuis une décennie. Celui qui la regarde parfois avec une expression qu’elle ne lui connaît pas, un air impossible à déchiffrer. Une aura de jugement, comme s’il la jaugeait, l’évaluait en silence. Elle a bien de réguliers accès d’impatience et d’irascibilité qui ennuient son époux ; et lorsqu’il ose mettre en cause ses « hormones », il ne fait qu’empirer les choses.

Dans sa gorge, un émoi prend forme, tandis que des larmes piquent ses paupières. Pourquoi ? Parce que ce moment d’amour est déjà terminé. Parce que dix ans ont filé comme le vent, désagrégés en autant de souvenirs épars que des feuilles d’automne en pleine tempête. Parce que ses enfants n’en sont plus, justement, et qu’elle n’est plus tout à fait la femme dont cet homme exceptionnel est tombé amoureux.

La réussite de leur union tient sans doute en bonne partie au respect mutuel de leurs intériorités. Peu lui importe la situation dans laquelle Stéphane se trouve en songe, il est avec elle dans la franche réalité, c’est elle qu’il pénètre, et personne d’autre. Il en va de même pour elle, qui ne saurait substituer qu’en allégorie cet homme qui lui a tant offert. Elle le sait acquis, sans toutefois négliger d’en ressentir une immense gratitude.