Paris. 4 avril 1952
Il est hors de doute que j'achète trop de livres. J'en achète presque tous les jours, neufs et d'occasion, français et anglais. Dommage qu'on ne puisse acheter du même coup, me dit Robert, le temps qu'il faut pour les lire.
Je ne veux pas être astreint à ne lire qu'un seul livre, car peut-être ne serai-je pas d'humeur à le lire, ce jour-là. Il faut que je sois libre de choisir. Cela fait des valises parfois lourdes à porter.
" Il ne peut y avoir là-dedans qu'un cadavre, de l'alcool ou des livres", me dit un jour un porteur américain en soulevant ma grosse valise.
12 juillet 1950
Un des meilleurs sermons que j'aie entendus est celui que me fait ma glace, chaque matin. Il ne varie pas et il n'est pas agréable à entendre, mais il est d'une force de persuasion extrême.
23 septembre 1950
Saint Pierre dit que le monde se liquéfiera dans le feu et que les cieux seront détruits dans un terrifiant fracas. Cela ressemble tant soit peu à ce que nous prédisent les savants, qui n'ont pas lu saint Pierre. Sartre fait une courte apparition pour énoncer quelques vérités sur la responsabilité de chacun de nous envers tous les autres. Un de ces jours, s'il n'y prend garde, il va découvrir l'Evangile.
21 janvier 1954.
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage et vous êtes à peu près sûr de l'achever comme on achève une bête qui va mourir. Toute spontanéité, tout élan, tout ce qui fait qu'un roman ou qu'une pièce vivent et respirent, voilà ce qu'on assassine en retravaillant certains textes.
6 novembre 1954
Que de question j'aurais à poser à Gide s'il pouvait revenir ! Mais nous pensons toujours cela et si les morts étaient là, près de nous, nous garderions sans doute le même silence : les questions mourraient sur nos lèvres.
20 mai 1951.
Trop de livres dans la maison. Pour faire de la place aux nouveaux venus, je me débarrasse de ceux que je suis à peu près sûr de ne plus jamais lire. D'une façon générale, ce sont les livres "pieux" qui font les frais de cette opération.
20 juillet 1951.
Remarqué sur la table du mourant un livre qu'il aimait : Un début dans la vie.
25 mars 1952
Un monsieur très bavard vient me dire en deux heures et demi ce qu'il eût pu très bien m'apprendre en dix minutes. On ne songerait pas à donner sa fortune à autrui, dit Montaigne, et cependant on lui donne son temps.
Janvier 1951
La religion est mal comprise. Elle rend stupides ceux qui se veulent pieux afin de pouvoir s'admirer dans cet état. Il faudrait se perdre complètement en Dieu, il faudrait le silence parfait, le silence surnaturel. Les pieux discours ont quelque chose de révoltant
Octobre 1951
Dieu n'est pas nécessairement dans les oeuvres des hommes et il faut le chercher ailleurs. Il est dans le silence. C'est là sa demeure la plus secrète. Quand les hommes me parlent de Lui, je me méfie de plus en plus, et qu'ils mettent une robe noire, blanche ou brune pour me parler de Lui n'y fait rien, aggrave même parfois les choses, car alors ils parlent de Lui comme des professionnels.