Citations sur Un secret (185)
De ce jour, j’ai marché dans son ombre, flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large. Il m’accompagnait au square, à l’école, je parlais de lui à tous ceux que je rencontrais. A la maison, j’avais même inventé un jeu qui me permettait de lui faire partagé notre existence : je demandais qu’on l’attende avant de passer à table, qu’on le serve avant moi, que l’on prépare ses affaires avant les miennes au moment du départ en vacances. Je m’étais créé un frère derrière lequel j’allais m’effacer, un frère qui allait peser sur moi, de tout son poids.
Peu à peu, au fil de leurs rencontres, la championne invulnérable lui dévoile sa fragilité et ses doutes. Sous la statue il voit poindre la petite fille. Au bout de quelques semaines il ne peut plus se passer de sa présence. Ils se fréquentent en dehors du club, au volant de sa décapotable il l'emmène découvrir ses coins préférés de la capitale : la Concorde sous la pluie, le charme provincial de la place Furstenberg, le marché d'Aligre, le petit cimetière de campagne qui entoure l'église de Charonne.
Je serais bien aller m'enfermer pour échapper à ces images. L'une d'elle m'a rivé à mon siège : celle d'une femme qu'un soldat en uniforme tirait par un pied pour la précipiter dans une fosse déjà comble. Ce corps désarticulé avait été une femme. Une femme qui avait couru les magasins, contemplé dans un miroir la ligne élégante de sa nouvelle robe, une femme qui avait remis en place une mèche échappée de son chignon : elle n'était plus que cette poupée disloquée, traînée comme un sac et dont le dos rebondissait sur les cailloux d'un sentier.
Quand il m'arrivait de me brouiller avec mon frère je me réfugiais auprès de mon nouveau compagnon, Sim. Oú étais-je allé lui chercher ce nom? Dans l'odeur poussiéreuse de sa peluche? Au détour des silence de ma mère, dans la tristesse de mon père? Sim, Sim ! Je promenais mon chien dans l'appartement et je ne voulais rien savoir du trouble de mes parents, lorsqu'il m'entendaient l'appeler.
Simon et Hannah, effacés à deux reprises : par la haine de leurs persécuteurs et par l'amour de leurs proches
L’œuvre de destruction entreprise par les bourreaux quelques années avant ma naissance se poursuivait ainsi, souterraine, déversant ses tombereaux de secrets, de silences, cultivant la honte, mutilant les patronymes, générant le mensonge. Défait, le persécuteur triomphait encore.
Je m'étais choisi un frère triomphant. Insurpassable il l'emportait dans toutes les disciplines pendant que je promenais ma fragilité sous le regard de mon père, ignorant l'éclair de déception qui le traversait.
L’œuvre de destruction entreprise par les bourreaux quelques années avant ma naissance se poursuivait ainsi, souterraine, déversant ses tombereaux de secrets, de silences, cultivant la honte, mutilant les patronymes, générant le mensonge. Défait, le persécuteur triomphait encore.
Un "m" pour un "n", un "t" pour un "g", deux infimes modifications.
Mais "aime" avait recouvert "haine",
dépossédé du "j'ai" j'obéissais désormais à l'impératif "tais".
J'avais quinze ans et cette nouvelle donne changeait le fil de mon récit. Qu'allais-je faire de cet adjectif, collé à ma silhouette décharnée, semblable à celles que j'avais vues flotter dans des pyjamas trop grands ? Et comment allais-je l'écrire dans mes cahiers, avec ou sans majuscule ? Un qualificatif venait s'ajouter à ma liste : je n'étais plus seulement faible, incapable ou inapte.