Décortiquer et analyser dix titres emblématiques de la BD pour nous parler de l’évolution de cet art, des années soixante à aujourd’hui, n’est pas une entreprise des plus périlleuse pour un spécialiste tel que Thierry Groensteen – à qui l’on doit déjà pas mal d’écrits de référence sur le sujet – un de plus donc, et pas d'ennui en vue. Qu’on ne connaisse pas ou mal, les œuvres présentées, ou qu’on soit au contraire fondu de BD, importe peu : la lecture de son livre est passionnante de bout en bout. Elle met en perspective les standards et les innovations dans le genre, pointe la capacité de cet art du texte et de l’image à s’enrichir aux sources les plus diverses, souligne les grandeurs (des années de travail, patient et soutenu, sont souvent nécessaires à l'élaboration des oeuvres) et faiblesses (petites désinvoltures de scénario chez certains), montre les affinités ou les filiations dont se revendiquent les auteurs, les différences et les analogies entre les œuvres, les intentions et les ambitions de leurs créateurs, et comment in fine, la BD bataillant pour une « littérarité » dessinée qui lui était contestée, a pu devenir incontournable sur la scène artistique, adoubée, et par les instances littéraires et par le marché de l’art.
Très net dans sa conception, découpage en dix chapitres bien illustrés, un par œuvre, adoptant sans surprise la chronologie de parution, et très direct par son style sans circonvolutions, le livre se lit d’une traite avec un intérêt constant, voire même croissant dans les deux derniers chapitres, grâce à la mise en boîte des quatorze éléments puzzle de « Building stories » (Chris Ware, 2012), qui renvoie manifestement à « La-Boîte-en-valise » de Marcel Duchamp, réalisée en 20 exemplaires entre 1936 et 1941 ; grâce également à la trilogie en quatre volumes, quelque peu mégalo, de Jens Harder, « Le Grand récit : Alpha, Beta, [Gamma] », (inachevé : seuls Alpha et Beta 1 sont parus), qui ambitionne de raconter l’histoire de la vie sur terre, depuis le Big Bang jusqu’à nos jours, ni plus ni moins, en mode documentaire et en travaillant essentiellement sur du « visuel existant ». L’expansionnisme du titre et la forme pyramidale de l’image de couverture ne sont d’ailleurs pas anodines, si l’on songe que le bouquin s’achève sur l’examen de cette BD.
Cette poignée de chefs-d’œuvre qui parlent donc, à leur façon et chacun leur tour, parfois tous ensemble, du neuvième art, ont à chaque fois « ouvert une brèche, concrétisé une avancée ». S’ils marquent des ruptures, ils n’en échappent pas moins à un processus de banalisation, de récupération, d’exploitation. Sélection « arbitraire », internationale, qui est introduite par « La Ballade de la mer salée », un des premiers romans graphiques à forte connotation littéraire revendiquée, où se marie l’aventure et la poésie (Hugo Pratt, 1967). Arbitraire, certes, mais convaincante sélection, dans la mesure où elle est représentative de ce qui s’est joué, en cinquante ans de BD, et que le titre énonce clairement : profusion des formes graphiques et narratives.
L’expansion, le terme touche non seulement le format des albums dont l’amplitude augmente dans les années soixante, mais aussi les stratégies artistiques très diversifiées que les créateurs ne cessent de développer depuis cette date. A la suite d’Hugo Patt, qui parle d’une « littérature dessinée », la narration et le graphisme prennent de plus en plus leurs aises, enfreignant pas mal des codes entérinés par les standards initiaux – cas de « Watchmen » (Alan Moore/Dave Gibbons, 1989, prix Hugo de la SF), "thriller-politico-futuriste", comme le définit Groensteen qui en donne une relecture palpitante, même si l'esthétique musculeuse des six héros masqués peut laisser de marbre. Une des autres œuvres qui fait date et considérée même comme indépassable, par certains, à ce stade de l’évolution de la BD et sur laquelle s’attarde notre auteur est « Le Garage hermétique de Jerry Cornelius » (Moebius/Jean Giraud, 1976 à 1979 et paru d’abord dans Métal Hurlant). Le roman graphique, appellation jugée inutile par Groensteen, mais employé communément, s' ouvre à partir de là, à tous les possibles.
L’expansion suggère aussi la conquête de territoires inconnus. Les années quatre vingt dix voient en effet la BD investir des modes d’expression inédits qui explorent par exemple de plus en plus l’intériorité, comme l’autobiographie, le journal intime, ou encore le récit journalistique ou documentaire, etc. ; nouvelles potentialités où la mise en relation au texte se fait très subtile (effets de tressage), avec des moyens graphiques sans cesse élargis autorisant la traversée des genres, l’improvisation, l’hybridation des styles, une bien plus grande plasticité et mobilité du trait. Tendance que Groensteen illustre par quatre œuvres très puissantes qui magnifient le noir et blanc et les valeurs intermédiaires : « L’ascension du haut mal » (David B., 1996 à 2003 - six volumes), roman familial à forte implication personnelle et dimension onirique, retraçant l'enfance de l'auteur/narrateur à travers la maladie épileptique de son frère ; « Fun home » (Alison Bechdel, 2006), tragicomédie familiale « intello » où la littérature, le travail sur la photographie servent véritablement de filtres aux thèmes déclinés, l’homosexualité de la créatrice/narratrice et celle de son père, étant l’un d’entre eux ; « Faire semblant c’est mentir » (Dominique Goblet, 2007), l’œuvre sans doute la plus atypique et la plus innovante de la série, par son syncrétisme graphique et la pluralité des influences sous-jacentes qui s’y lisent (arts plastiques, musique) : une autobiographie d’un genre absolument original, où le point de vue de « l’autre » est sollicité ; « Arrival », album silencieux (Shaun Tan, 2006 – meilleure BD Angoulême 2008), traitant d’un sujet universel majeur, l’émigration : quand l’image seule prend la parole.
Enfin, je conclus avec ce propos de Craig Thompson, représentant de la BD indépendante américaine, auteur d’un conte d'inspiration orientale, puisant aux traditions des trois grands textes monothéistes autant qu'aux Mille et une nuits, foisonnant par les thèmes, luxuriant par le dessin, et affichant 672 pages au compteur, « Habibi » (2011). Le plus jeune (né en 1975), parmi tous les créateurs contemporains, figurant dans ce palmarès évolutionniste déclare : « Pendant une dizaine d’années de ma vie, j’ai lu la Bible tous les jours. Nous n’avions pas la radio, pas la télévision, pas de cassette vidéo, de films, pas de musique autre que religieuse. En revanche, les bandes dessinées, parce qu’elles étaient destinées aux enfants, étaient autorisées » (P.194)...
Que ceux qui doutent encore de la BD se dénoncent !
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