Pourquoi n'y a-t-il pas de barrière autour du monde pour empêcher les gens de tomber ? Cette question que Zohara avait posée quand elle était enfant me taraudait. Il n'y en a pas. C'est comme ça. Il faut être prudent et freiner à temps.
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Un jour, mon père avait dû se déguiser en femme. Il était alors sur la piste d'un escroc qui avait promis le mariage à une dizaine de femmes pour leur rafler leurs économies. Malgré son professionnalisme, papa avait été si écoeuré de se voir ainsi travesti qu'il avait convaincu Gaby de servir d'appât. C'est ainsi qu'elle avait reçu, disait-elle, les trois propositions de mariage de sa vie : la première, la dernière et la seule.
L'homme était âgé, il devait avoir dans les soixante-dix ans, le teint mat, la peau couleur de bronze, les traits d'une beauté fascinante, étrangère. Il avait des yeux bleus, limpides, souriants, et le regard d'un bébé dans un visage viril avec des pattes-d'oie brûlées de soleil au coin des yeux et d'étranges sourcils, plantés comme des triangles velus et broussailleux au-dessus des yeux. Et un nez. Quel nez ! Grand, fort, royal. Un nez taillé dans la pierre. Un nez qui vous donnait l'envie de vous prosterner face contre terre. Il avait aussi des cheveux blancs qui ondulaient souplement sous ses oreilles, à la manière des artistes d'un certain âge.
L'enfant qui, debout à la fenêtre du train, considérait l'homme et la femme comme s'il ne devait plus jamais les revoir, c'était moi. "Ils vont se retrouver seuls pendant deux jours, songeai-je. C'est foutu."
Qui suis-je ? Qui suis-je ?