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Récoltes et Semailles » sous-titré « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien » est une collection de textes et d'essais du mathématicien
Alexandre Grothendieck (1928-2014), finalement parue en deux tomes, réunis en un coffret de format poche (2023, Gallimard, Tel, 742 et 1998 p.).
Ces écrits de juin 1983 et avril 1986 passent en revue son oeuvre mathématique et analysent le milieu des mathématiques, avec un regard parfois très critique. C'est l'époque pendant laquelle
Alexandre Grothendieck est au sommet de sa recherche. Il va refuser les prestigieux Medal Fields en 1977 et Prix Crafoord en 1988, équivalent du Nobel en mathématiques.
J'ai esquissé une synthèse bibliographique sommaire, avec ses travaux mathématiques lors de la critique de «
Alexandre Grothendieck - Sur Les Traces du Dernier Génie Des Mathématiques » (2016, Allary, 272 p.) de
Philippe Douroux. Cet ouvrage n'est pas à la hauteur d'un journaliste d'investigation, ni d'ailleurs à celle du mathématicien. On lira en parallèle le livre de
Leila Schneps «
Alexandre Grothendieck : A Mathematical Portrait » (2014, International Press of Boston, 307 p.). Il s'agit de treize portraits de personnes qui l'ont connu et côtoyé, qui éclairent, chacun à leur façon, un côté différent de l'homme ou du collègue.
Ces « réflexions et témoignage » sont le résultat d'une écriture débordante, mélangeant des concepts mathématiques de topologie, avec des réflexions fort intéressantes sur la recherche, en particulier sur l'environnement de la vie des chercheurs. C'est aussi une réflexion sur la véritable psychologie de la découverte.
Pour compléter, on lira « La Clef des songes : ou dialogue avec le bon Dieu » (1987, Université Paris 6, Grothendieck Circle, 1027 p.) dans lequel il définit ce qu'est pour lui la notion même de liberté, la vérité ou la relation à Dieu. C'est le côté humain du personnage qui va ressortir.
On comprendra également qu'il est hors de question de résumer ces quelques 3800 pages, dans lesquelles il va falloir extraire les passages les plus techniques. A ce niveau de lecture, expliquer est un vain grand mot. Enfin, si transmettre les idées maitresses est une première approche, il n'est pas question, non plus, de porter des jugements sur ces témoignages. Pour plus de lisibilité, je découperai la critique en trois, une par tome respectif de «
Récoltes et Semailles » (RSI et RSII), la troisième pour « La Clé des Songes » (CS). Si j'en ai le temps, le courage et la force. On ne s'attaque pas à une telle tâche sans appréhension.
La structure tout d'abord. RSI est découpé en une longue « Présentation ou Prélude en quatre mouvements » de quelques 200 pages, suivie de deux grandes parties « Fatuité et Renouvellement » de 165 pages et d'une trentaine de pages de notes. Cette présentation inclue une « Promenade à travers une oeuvre » censée parler du travail mathématique. C'est marqué en gras dans l'avant-propos. Puis une seconde partie « L'Enterrement (I) ou la Robe de l'Empereur de Chine », avec cette fois des notes insérées à la fin de chaque sous-section. Une remarque initiale. On constate que les titres des sections ou des sous-sections sont plus des artifices littéraires que des indicatifs du contenu des sections. Il n'y a pas vraiment moyen d'avancer dans l'enquête sur le travail mathématique, en omettant des chapitres plus techniques par exemple. En d'autres termes, pas moyen d'isoler le
Colonel Moutarde dans la Bibliothèque, avant d'aborder l'arme du crime.
Entamons donc la « Promenade », où l'auteur est censé parler du travail mathématique, tout en restant « quasiment muet sur le contexte […] et sur les motivations ». Il part pour cela de l'analogie de « l'Enfant et sa Mère » qu'il oppose au « Patron ». Non pas que l'on reparte d'un problème de lutte des classes, bien qu'il oppose son exemple « moi, le vilain » avec les « autres ».
On constate de suite que les titres des sections ou sous-chapitres n'aident pas forcément à comprendre ce qu'ils cachent. Dans cette promenade, on aura donc, ce n'est pas exhaustif, « la magie des choses », « les héritiers et le bâtisseur », « la vision ou les arbres et la forêt », puis des parties plus mathématiques comme « la géométrie nouvelle', « les topos ou le lit à deux places », et « les chevaux du roi » ou « l'enfant et la mère ». Pas facile de s'y retrouver. Résultat, il faut tout lire ou presque.
Dans ses années de « quand j'étais gosse, j'aimais bien aller à l'école », il découvre la rime des mots, qui font que les phrases peuvent devenir des vers. le jeu des mots. « Il semblait y avoir dans la rime un mystère au-delà des mots ». C'était l'époque du « Collège Cévenol » de Chambon-sur-Lignon. Une belle page des faits de solidarité des protestants sous la férule du pasteur
André Trocmé. Il aime déjà les maths. Mais « ce qui me satisfaisait le moins, dans nos livres de maths, c'était l'absence de toute définition sérieuse de la notion de longueur (d'une courbe), d'aire (d'une surface), de volume (d'un solide). Alors pourquoi calculer ? Il s'essaie à la surface du cercle ou au volume de la sphère, mais n'y arrive pas de façon exacte. Tout cela parce qu'il est forcé d'adopter une valeur de pi (3.1416), tronquée donc inexacte. Et ensuite, que faire de cette surface ou ce volume ? Quels rapports avaient-ils avec une simple mesure entre deux points.
« D'après l'expérience limitée qui était mienne alors, il pouvait bien sembler que j'étais le seul être au monde doué d'une curiosité pour les questions mathématiques ». Il apprend alors « à être seul. […] Aborder par mes propres lumières les choses que je veux connaître, plutôt que de me fier aux idées et aux consensus ». Il introduit pour cela la notion du petit enfant, lui qui n'a pas si souvent vu son père, en prison, puis interné au camp du Vernet début 1939. Il sera ensuite livré par les autorités de Vichy aux nazis, et disparaitra à Auschwitz. « le petit enfant, lui, n'a aucune difficulté à être seul. Il est solitaire par nature, même si la compagnie occasionnelle ne lui déplaît pas et qu'il sait réclamer la totosse de maman, quand c'est l'heure de boire ».
Il aborde ensuite « une réflexion sur moi-même et sur ma vie. Par là-même, c'est aussi un témoignage ». C'est « l'aventure intérieure » qui a été sa vie. Vie au cours de laquelle il va continuellement se questionner sur des « questions vraiment cruciales » hors des réponses toutes faites. C'est « l'arbre et la forêt ». D'où l'introduction de ses douze théories qui vont des « Produits tensoriels topologiques »au « Yoga de géométrie algébrique anabélienne ». Suivent alors 30 à 40 pages très techniques dans lesquelles il explicite vaguement ces 12 théories.
Globalement, « on distingue trois types de "qualités" ou d'"aspects" des choses de l'Univers, qui soient objet de la réflexion mathématique : ce sont le nombre30, la grandeur, et la forme. On peut aussi les appeler l'aspect "arithmétique", l'aspect "métrique" (ou "analytique"), et l'aspect "géométrique" des choses ». Voilà qui est clair et facile à intégrer, qu'il explicite par la suite, également de façon simple. « "Le nombre est apte à saisir la structure des agrégats "discontinus", ou "discrets" […] "La grandeur" par contre est la qualité par excellence, susceptible de "variation continue" ; par là, elle est apte à saisir les structures et phénomènes continus : les mouvements, espaces, comme la science des structures discrètes, et l'analyse, comme la science des structures continues ». Ces notions de continu et discontinu sont par la suite essentielles et définissent l'arithmétique et la géométrie.
Il propose donc de développer une « géométrie algébrique », réunification de deux mondes jadis séparés. Naturellement ce n'est pas si simple, il faut introduire de nouveaux concepts et outils. Ce seront les notions de schéma et celle de topos, auxquelles il faut ajouter les faisceaux qui révolutionne la notion d'espace, formant une infinité de théories cohomologiques, dont se dégage la notion de motif. Trèsès abstrait, et leur définition strictement mathématique n'aide pas à la compréhension. D'autant que ce vocabulaire nouveau est adopté d'un schéma ancien, ce qui embrouille encore plus le non-spécialiste. Voilà pour la « Promenade », qui était gentille balade au début, et qui très vite s'est transformée en randonnée plus que sportive. J'ai essayé de faire simple, pas évident, même si on laisse de côté certains aspects transitoires.
Je dois reconnaitre deux faits au cours de la lecture commentée de ce premier chapitre. J'ai commencé par la lecture « papier », avec crayon pour annoter les points importants. Très vite, je suis passé à la lecture du texte en pdf, qui permettait un surlignage plus rapide, sans couper le fil du texte. Gutenberg contre McLuhan ?, non, je renvoie les deux dos à dos. J'ai parfois repris la version papier plus attentivement.
L'autre fait m'est apparu, à la fin de ce chapitre, et il pourrait résumer ou illustrer le travail de
Alexandre Grothendieck. Après tout, il s'agit d'une analyse topologique qui examine algèbre et géométrie, avec leurs aspects discontinus et continus, on l'a vu.
Du coup l'exemple des rimes et des vers du début de « Promenade » m'est revenu en mémoire. Il n'a certainement pas été choisi au hasard. Ce passage du mot à la phrase, je trouve, constitue une excellente illustration de ce passage du discontinu au continu. Chose simple, « jusqu'au jour où quelqu'un m'a expliqué qu'il y avait un "truc" tout simple ; que la rime, c'est tout simplement quand on fait se terminer par la même syllabe deux mouvements parlés consécutifs, qui du coup, comme par enchantement, deviennent des vers ». C'est la même variété de topologie. Voilà peut-être qui va faire bondir les mathématiciens, et les littéraires, mais pas pour les mêmes raisons. On pourrait même descendre l'analogie depuis les lettres, puis les mots et les phrases. J'en reste aux mots. Les mots définissent un certain découpage et assemblage des lettres entre elles. Ils ont également une métrique. Par contre l'assemblage des mots pour faire une phrase n'a pas la même finalité. Un roman d'action avec des phrases courtes se lit, et surtout se comprend différemment d'un roman de Krasznahorhai ou de Matias Enard. L'application globale est la lecture et son interprétation. On ne lit pas les articles d'un journal national du soir de la même façon que l'on peut le faire pour un poème de
Baudelaire. Les opérateurs dans les deux cas relèvent respectivement de l'analyse factuelle et de l'émotion. Pourtant la topologie des deux supports est la même, qualité du papier et de l'encrage mis à part. il existe un homéomorphisme entre la case de l'imprimeur, ou sa police électronique, et le texte imprimé. C'est un peu Monsieur Jourdain dansant le menuet ou s'éclatant en boite sur une musique techno. Il y aura sûrement des réactions indignées des commentateurs du journal national du soir. Plus compliqué, ce morphisme existe également au niveau des langues, mais avec une certaine déformation de la plce des mots. Pensez aux versions latines, où il fallait faire l'escargot pour rechercher les sujets, verbe, compléments, avec leurs attributs respectifs. Ou plus simplement, la construction des phrases entre le français et l'allemand, dans lequel le verbe est souvent rejeté à la fin de la phrase. Il est alors important de ne pas couper son interlocuteur germanophone si on veut comprendre de quoi il est question. Les catégories ou variétés, de mots sont les mêmes, sujet, verbe, complément, mais placés dans un même ordre, soit un isomorphisme, soit dans un ordre différent, après déformation, soit un homéomorphisme. Cette terminologie est implicite à la topologie et sert par exemple en géométrie des surfaces et volumes à séparer une sphère, d'un tore ou d'une tasse à anse, ou pour rester dans l'analogie langagière, entre un verre à bébé, une flute à champagne ou un bock à bière. Après cette nouvelle classification, dira t'on encore « Un morphisme, ça va, deux homéomorphismes, bonjour les topos »
Passons à la suite, « la lettre de mille pages », qui n'en fait d'ailleurs qu'une trentaine une fois imprimée. C'est le second set de la lutte entre Gutenberg et McLuhan.
A nouveau un découpage avec des titres énigmatiques. Entre partie I (Fatuité et Renouvellement), II (L'Enterrement - ou la Robe de l'Empereur de Chine), III (la Clef du Yin et du Yang) et IV (les Quatre Opérations). Comme dirait
Giordano Bruno « si non e vero e ben trovato ». Mais à sa décharge, il n'avait pas obtenu de visa pour la « Beijing Fashion Week ». Suivent une dizaine de thèmes qu'il va aborder. Thèmes qui reprennent, de façon peut-être plus personnelle, ceux développés auparavant, d'un point de vue mathématique.
C'est le contrecoup de sa démission de l'IHES et de sa retraite « méditative » à Montpellier. Une écriture un peu amère de sa retraite du monde. Période post-partum souvent conséquence de relâchement après une période de grand stress.
Puis à nouveau, une introduction, qui reprend les griefs précédents. Et il en est ainsi sur plusieurs chapitres de suite. Je dois avouer que je suis assez mal à l'aise avec ce genre d'argumentation. Pour plusieurs raisons.
Il me parait évident, après de nombreuses années à faire ce métier de recherche avec passion, que c'est un métier usant et éreintant. Je n'entrerai pas dans la politique du « Publish or Perish », cela fait partie du métier.
Ce qui me parait le plus frustrant, c'est de faire ou de produire des erreurs. Et ce quelle qu'en soit la discipline. Je m'explique.
Le chercheur est supposé résoudre un problème quelconque en y apportant le mieux possible son savoir, sa technique, son expérience. le résultat est donc son achèvement professionnel. Exemple je mesure la longueur de cet objet : total 18.00 cm, vérifié sur biglotron et validé, après des années de durs labeurs. Arrive ce que je nomme « un jeune con » qui lui utilise un instrument nouveau, un « riemannomètre », dont l'application sur « mon » échantillon fournit la valeur de 17.9895 cm. Il est évident que j'ai tout faux. Des années de durs labeurs ruinées par ce « jeune con ». Ceci dit, observé et encaissé, il convient d'en tirer des conclusions. En recherche, on produit du faux, du toc, de l'erroné. Et ce n'est pas la personne qui est en cause, mais son environnement, son matériel, ses paradigmes. C'est ainsi. Point barre. Encore faut il l'admettre dès le départ.
Pour en revenir à Grothendieck, je comprends parfaitement son amertume vis-à-vis de ses collègues ou de ses travaux. L'étaler sur 1000 pages ne solutionne pas le problème, ni n'éteint l'aigreur.
Le stade du rêve de Grothendieck est équivalent au stade de l'illumination. Il n'est pas rare, en effet, que la « Grande Idée » survienne pendant une période de calme, voire de somnolence, alors que le cerveau est en activité latente. de façon inexpliquée, c'est justement cette période de rêve qui est occultée dans notre société moderne. « Il est vrai aussi que plus personne "chez nous" ne sait allumer un feu, ni ose dans sa maison voir naître son enfant, ou mourir sa mère ou son père - il y a des cliniques et des hôpitaux qui sont là pour ça ». D'où la perte du rêve, qui traduit une chose plus grave « Il s'agirait plutôt d'une méfiance profonde, qui recouvre une peur ancestrale - la peur de connaître ». C'est cette peur de connaître qui rend la société inapte à la rêverie, donc à la créativité. Ce thème est développé, sous sa forme mathématique dans « Esquisse d'un Programme », écrit pour son admission au CNRS en 1972. Il y développe en 10 points les grands thèmes qui forment le squelette de la géométrie algébrique et l'étude de la géométrie des surfaces. C'est un rapport très technique, dans lequel il introduit par exemple un chapitre « Corps de nombres associés à un dessin d'enfant ». Traduit en langage vernaculaire, ce sont des objets combinatoires permettant d'énumérer de manière simple les classes d'isomorphisme. Par exemple, le degré d'un dessin d'enfant est le nombre d'arêtes qui le composent et leur nombre correspond à la valence d'un sommet. On constate qu'il y a tout un jargon sous-jacent à cette théorie, Jargon plus qu'ésotérique qui camoufle la portée de ces définitions. de même, on y retrouve un chapitre « A la Poursuite des Champs » qui initie les principes d'homotopie, ou déformation continue entre deux applications. Il y en a pour environ 600 pages dans la section explicative. Avec comme exemple, un lacet qui se déforme de façon continue, quoique fixé en ses deux extrémités. Comme quoi, on part à la découverte d'une idée sur la création, mais très vite, on dérive sur une explication topologique qui fait perdre le fil initial.