Anton, le personnage principal du roman, nous raconte à la première personne, un certain nombre d'événements, qui plus que changer le cours de sa vie, l'ont obligé à se positionner, à se plonger en lui-même et en ses souvenirs. Il croit reconnaître, sans en être certain, un de ses anciens élèves, Daniel, sur une photo floue de journal. Un jeune homme dont il a été d'une certain façon proche, qui a compté pour lui. Si cette photo apparaît dans ce journal, c'est qu'une contrefaçon de bombe accompagnée d'un message menaçant a été découverte à la gare de la petite ville où vit Anton et que le personnage sur la photo est soupçonné de l'avoir déposée. Anton n'est pas le seul à penser à Daniel, très vite tous les habitants de l'endroit semblent lui attribuer la responsabilité de l'acte, et en même temps rendre Anton responsable de ce qui arrive. La tension montre encore avec une nouvelle menace, jusqu'à une forme d'hystérie collective par moments. Anton replonge dans ses souvenirs, revisite les endroits, revoit des personnes qui pourraient évoquer des aspects qui ont pu lui échapper dans le cheminement de Daniel, et dans le sien. Tout cela dans un certain désordre, en vrac, comme cela arrive lorsqu'on se plonge dans ses souvenirs, et qu'un éléments en ramène un autre à la mémoire, arrivé à un autre moment. Anton n'explique pas tout, se parlant à lui-même il n'a pas besoin d'énoncer des choses qui sont des évidences : par exemple je me suis demandé pendant un moment quelle matière il enseignait.
Que fait qu'un livre vous bouleverse d'une façon terrible et merveilleuse à la fois ? Comment rendre compte d'un tel livre ? J'ai beaucoup de mal à mettre des mots sur ce que j'ai ressenti et aussi toutes les pistes de réflexion que ce roman a ouvertes pour moi. Car c'est à la fois très sensible, dans des description de lieux, des sensations, des ambiances, des émotions, mais le sensible n'occulte pas la réflexion, la question du sens, des choix, de la marge de liberté laissée à chacun, ou que chacun s'autorise.
Ne vous attendez pas si vous lisez ce livre à un cheminement d'un jeune qui « se radicalise » qui verse dans la violence, sujet sans doute d'actualité. Mais le roman de
Norbert Gstrein va au-delà d'un sujet dans l'actualité. Nous ne saurons pas grand-chose de sûr à propos de Daniel, il devient presque une métaphore, une sorte de golem dans lequel chacun projette ses propres représentations, peurs ou espoirs. Ou qui suscite, comme chez Anton, des questionnements : sur ce qu'est une éducation, sur la façon dont on peut ou pas contribuer à la construction d'un esprit jeune, sur la légitimité et les limites de ces tentatives. Daniel, comme beaucoup d'adolescents, se posait des questions sur le sens des choses ; crise inévitable mais passagère, ou ce type de questionnement doit-il rester toujours vivant quelque part dans chaque homme pour être véritablement homme ? Et même si ce type de problématique traverse l'esprit à toutes les époques (je ne peux m'empêcher de penser à
Saint-Augustin dont je viens de finir une biographie)
Norbert Gstrein suggère avec subtilité à quel point la façon de la poser et le type de réponses dépendent aussi de la société, du monde dans lequel on vit. Il dresse au passage un tableau à proprement parlé effroyable d'une petite ville autrichienne, dans une sorte de décomposition haineuse. Mais cette petite ville n'est qu'un condensé, sans doute de l'Autriche, mais aussi de notre monde européen de ce début du siècle. le roman est ponctué de référence à des livres, dont le contenu paraît par moments aussi tangible que les événements dans le monde sensible.
Très sombre en partie, très angoissant par moments, le livre ne verse pas dans un pessimisme total qui serait une facilité, mais contient aussi une part de merveilleuse lumière, comme celle de ces journées d'été dans le vieux moulin d'Anton.
L'auteur du seul autre commentaire sur ce livre s'interrogeait pourquoi il n'attirait pas plus de lecteurs. Je me pose la question pourquoi
Norbert Gstrein en général n'attire pas plus de lecteurs : j'ai déjà lu un autre de ses romans, «
Les années d'Angleterre » que j'ai trouvé excellent (sans qu'il me touche autant) et là aussi, à part le mien, un seul commentaire en trois mots. Et rien sur ses autres livres. Une recherche sur Internet ne m'a permis de découvrir qu'une seule critique « professionnelle » un très bref commentaire du Monde, passe partout, vague, un peu incolore. Il mériterait à mon sens tellement plus, ce livre, qui pour moi sera sans conteste un des livres essentiel de ma vie de lectrice.
Je suis très heureuse qu'il reste encore quelques livres de cet auteur à découvrir. Et j'espère très bientôt de nouvelles parutions.