La forêt est dense et vorace. Acharnés dans leur course vers le ciel, les arbres et les plantes prennent tout l’espace qu’ils peuvent.
Je fais traîner ma main dans l'eau froide. Je regarde son sillon se refermer derrière en me disant que la logique du temps est imparable et que nos vies tiennent à très peu de choses.
Olio attise le feu avec un bâton. Des tisons montent vers le ciel. On dirait qu'ils veulent rejoindre les étoiles pour briller comme elles, avec l'assurance que d'autres mondes existent.
Les visages de ceux et celles que j'ai rencontrés depuis le début de la panne me hantent. Je me demande où ils peuvent être à présent. Difficile à dire, l'avant est un monde enseveli avec ses destinées interrompues et ses promesses. L'après, un tas d'incertitudes qu'il vaut mieux taire. Entretemps, chacun fait ce qu'il peut pour donner du sens à ses gestes.
Un des grands cèdres, celui qui penchait déjà, a été renversé par l'orage de la nuit dernière. Étrangement, personne n'a souvenirs du fracas terrible de sa chute ou du sol qui tremble sous l'impact. Mais, au matin, nous sommes sidérés devant ce géant tombé à quelque pas du camp.
L'arbre paraît encore plus imposant une fois au sol, avec son tronc plissé, ses branches tortueuses et sa tête encore imprégnée de ciel. Il a laissé un large trou dans la canopée. Et déjà les jeunes pousses se gavent de la lumière qui leur était interdite. (P.248)
N’empêche cela fait du bien d’être à l’arrêt. De se fondre dans la lenteur des choses. D’attendre au lieu d’accomplir.
Je hisse mon sac dans un arbre, étends ma bâche au sol et me glisse dans mon sac de couchage. Le hululement d'une chouette file entre les branches. Au-dessus de moi, l'ardoise criblée du ciel contraste avec la robe de la forêt.
Je regarde mes mains noircies par l’huile. Elles me rappellent une vie passée, enfouie, comme le pétrole sous la terre et le temps des dinosaures. Avec la panne, je pensais que mon métier allait s’éteindre en même temps que la lumière des raffineries et des stations-service. Rien de tel finalement. Le vieux monde est tenace et, partout où j’irai, j’ai bien peur qu’il y ait toujours des moteurs à réparer.
(Peuplade, p.141)
L'air est lourd et je sens la sueur comme des limaces qui rampent sur ma peau.
Je passe la main sur la surface de la table au centre de la pièce. Je sens les mêmes vieilles marques imprégnées dans le bois. Le braille du passé. (P.144)