Jean-Guehenno ne nous parle pas seulement du quotidien de la guerre mais aussi de ses réflexions sur l'histoire, la politique, du comportement des hommes: ceux qui résistent et ceux qui collaborent. On croise quelques grands écrivains de l'époque (Valéry, Gide, Paulhan, Montherlant), et les autres (Drieu la Rochelle, Brasillach), on découvre leurs faiblesses, leurs ambitions et leur grandeur également.
Et puis il nous parle du courage de résister, de la fierté et du découragement, de ce qu'est un homme.
Le style est celui de l'époque, un peu vieux jeu mais reste tout à fait lisible.
C'est bizarre, mais au fur et à mesure que j'avançais, j'avais l'impression que ce livre venait d'être écrit récemment. Il y a tant de passages, de réflexions qui conviendraient encore aux événements et aux hommes d'aujourd'hui.
Je ne résiste pas au plaisir de mettre plusieurs citations ici, et surtout d'y ajouter mes propres rapprochements:
J'ai pensé à J.P Pernaud sur TF1. Pourquoi donc ?
"Le père-procureur, plein de scrupules devant le micro, devant cette diabolique machine qui chasse de partout le silence, s'est résigné à dire au monde ce qu'était la vocation de ses moines : " La contemplation dans la solitude. " Sur quoi, sans transition, le reporter, d'une voix assouplie par la grâce, nous a conté comment depuis dix siècles, le secret de la chartreuse (la liqueur), avait été providentiellement transmis de procureur en procureur. Tant de vulgarité offense, mais le comble est que cette radio édifiante soit, tout compte fait, assez bien adaptée à la religion commode de tant d'excellents paroissiens qui, le dimanche, vont à la messe de onze heures, communient, " mangent le corps du Christ ", déjeunent là-dessus plantureusement et la digestion de tant de biens étant difficile, recourent vers les deux heures, à la chartreuse des bons pères."
Ici, ce sont les Sarkozy, Hollande, Valls qui me sont venus à l'esprit:
"Les nouveaux grands hommes de ces nouveaux temps, Hitler, Staline, sont des grands hommes de masse. [...] Un grand homme des époques civilisées était grand précisément par ce qui le distinguait de la masse, l'intelligence, la volonté, la culture, la finesse de l'esprit ou du coeur. Ces nouveaux grands hommes sont
grands par ce qui les fait semblables à elle, et ce peut être un assez grossier bon sens, la brutalité, l'inculture. Sans doute le maniement même des affaires peut-il les rendre admirablement rusés et faire d'eux d'étonnants praticiens. Mais il faut, pour qu'ils gardent leur prestige et leur force, qu'ils gardent aussi leur inculture et leur brutalité. Il faut qu'ils restent des primitifs."
"Comment ne pas penser à ces pitoyables ministres que nous avons connus et que nous connaissons en France, qui laissent à des attachés de cabinet le soin d'écrire leurs discours, soit qu'ils y attachent peu d'importance, soit qu'ils en soient incapables. Un grand politique agit-il jamais de la sorte ? Imagine-t-on Mirabeau, Danton, Robespierre, lisant les discours de leurs secrétaires ? le mouvement du discours doit être le mouvement de l'homme même."
Et George Bush avait déjà des émules:
"Je relis l'admirable essai de Benjamin Constant sur l'esprit de conquête. " Il est inépuisable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice. Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions d'un pôle à l'autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu."
"Vichy, pour orienter la haine des Français, a fait publier les noms des francs-maçons. Mais la publication n'a pas eu l'effet espéré. [..] presque aucun des grands noms de la troisième République ne s'y retrouve. Alors Vichy, se sentant ridicule et pour se rattraper, explique aujourd'hui, que nous ne devons pas être dupes, que "
la maçonnerie était une société doublement secrète, qu'elle cachait ses activités non seulement au public, mais également à une partie de ses membres ", etc…"
Quelques passages rappelant trop nos grands intellectuels télévisuels:
"Autre collaborateur : X… Célèbre par ses " alternances ", mais aussi par la constance de sa fatuité et de son cynisme. Un jeune centaure imbécile, moins homme que cheval. Il faut qu'il piaffe, qu'il caracole. Serait-ce dans la boue et la merde. Cela éclabousse les autres, mais lui fait à lui une auréole. Homme de lettres accompli aussi brillant que vide. Vedette. Enfant gâté de cinquante ans qui mériterait d'être fouaillé, mais qui y trouverait, pour peu qu'il y eût un public, trop de plaisir."
"Michelet parle de ces contorsions et de ces grimaces que faisaient les esclaves à qui l'empereur accordait la vie sauve et la liberté, si, au milieu des tigres et des lions, ils parvenaient à traverser le cirque en portant un oeuf qui roulait sur un plat. Mais il s'agissait de la vie et de la liberté. Nos grimaciers, eux, craignent seulement qu'on les oublie.[..] L'histoire des deux derniers siècles nous a portés à accorder à l'homme de lettres un crédit qu'il ne mérite pas. Ce n'est le plus souvent qu'un amuseur entre d'autres. Et comme à n'importe quel salarié il lui arrive, pour s'en faire bienvenir, de grimacer devant le patron."
"Les hommes de lettres ne sont pas peut-être si importants et c'est leur faire beaucoup d'honneur que d'attribuer à leurs fautes mêmes tant de gravité.sortes d'hommes de lettres. Un très grand nombre ne songe qu'à s'amuser et à nous amuser. Footit et Chocolat (2 clowns) ont tous les droits de s'étonner et d'ouvrir des yeux ronds dans leur visage enfariné si nous les traitons soudain comme des directeurs de la conscience publique. Et puis ils ne disent jamais, après tout, que ce que nous leur permettons, leur demandons de dire."
Et puis quelques uns de mes contemporains:
"Un homme d'autrefois qui ne savait pas lire se sauvait par la méfiance. Il se savait ignorant, aussi bien qu'un Descartes, et était en garde contre quiconque parlait trop bien. Il pensait seul, ce qui est l'unique manière de penser. Un homme d'aujourd'hui qui a appris à lire, écrire et compter, n'est par rien protégé contre sa vanité. Un diplôme certifie son savoir. Il y croit, il en est fier. Il lit le journal, il écoute la radio, comme les autres, avec les autres. Il ne pense plus jamais seul. Il croit ce que lui disent le journal, la radio, comme les autres, avec les autres. Il est livré à la publicité, aux propagandes. Une chose est vraie dès qu'il l'a lue. La vérité n'est-elle pas dans les livres. Il ne pense pas que le mensonge y est aussi."
"Cent jeunes gens à qui je parle sont bien plus savants en géométrie que ne l'était Euclide, mais peu d'entre eux sont capables de faire réflexion qu'Euclide est un grand géomètre et eux, rien. Plus que les résultats des sciences, il faudrait enseigner leur histoire,[ ...] faire comprendre qu'un savant n'est pas un homme qui sait mais un homme qui cherche, accablé et exalté tout ensemble par l'idée de ce qu'il ne sait pas. Ainsi ferait-on des hommes indépendants et forts et non des bêtes vaniteuses et serviles."
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Bref, j'ai beaucoup aimé malgré quelques longueurs qui expliquent la note que je lui ai attribuée.
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Lu il y a bien longtemps, dans la bibliothèque de mon père. Je garde le souvenir d'une prose lourde, d'une atmosphère lourde, d'une dépression. le tout rend si bien la vérité de l'époque, que je décidai, du haut de mon adolescence, que que ce prof ennuyeux et sûrement déjà vieux était aussi un honnête homme.
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intéréssant bien que parfois légèrement détaché...
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Document exceptionnel sur le quotidien de l'Occupation, ce Journal témoigne aussi du désarroi et de la colère d'un homme contre un régime et sa propagande. Un homme cherchant également à évaluer les indices culturels et politiques qui ont conduit à une telle catastrophe.
Lire la critique sur le site : Telerama
Au retour, un ami et moi, nous nous étions arrêtés un instant à bavarder avec Pierre M...
Passe la belle Mme K...,suivie de son petit chien, et le petit chien est venu se faire caresser par Pierre M.., puis a couru rejoindre sa maîtresse.
Elle allait chercher du pain. Nous étions encore là quand elle est repassée, et de nouveau le petit chien l'a quittée pour se faire caresser par Pierre M...
Je n'avais, quand à moi, rien remarqué, mais mon ami a de terribles yeux.
Quand nous avons été seuls : - "Quels traîtres que ces chiens, dit-il, ils livrent tous les secrets."
Et comme je ne comprenais pas, sentencieusement : "Le petit chien chérit l'amant de sa maîtresse."
13 décembre 1940
Discours du chancelier Hitler aux ouvriers du Reich. Je viens d'en lire le texte en allemand. Autant que je puisse juger, c'est une langue horriblement impure, ignoble, mais le mouvement y est, qui fait l'éloquence et lui assure sa prise. La pensée est confuse mais brutale, étonnamment adaptée au public. Ce pourrait aussi bien être un discours de Thaelmann ou de Thorez.
Toute idée claire se perd dans ce gâchis de mots. Le communisme et le national-socialisme s'y accordent par ce qu'il y a en eux de plus bas.
Comment la foule malheureuse s'y reconnaîtrait-elle ?
Elle suit, elle ne peut que suivre. Et tout cela est désespérant.
3 décembre 1941
Le XVIIIe arrondissement (Montmartre) est puni. Couvre-feu à 17h30, etc.
Pour une fois, j'ai pu avoir des renseignements un peu précis. Dans un bordel, 41 rue Championnet, l'autre soir, des officiers allemands prenaient avec ces dames leurs ébats. L'idée leur vient de faire marcher un pick-up.
Le pick-up cachait une bombe à retardement. La bombe a explosé.
Trois de ces dames et deux de ces messieurs ont été tués.
HELDENTOD, ajoute drôlement mon ami en me rapportant la nouvelle; et il évoque les nobles lettres qui annonceront à leurs familles, à toute l'Allemagne, la mort de ces héros.
24 août 1940
Le 13 juin, le jour même de la débâcle, je rencontrai un vieux professeur d'Histoire et comme je l'interrogeais sur les causes d'une si rapide catastrophe: "Ah ! me dit-il, il ne faut pas en chercher les raisons trop près de nous, dans la plus récente Histoire . C'est le dénouement d'un drame qui se développe depuis plus de cent ans . Voilà où nous a conduits le conseil de M.Guizot : " Enrichissez-vous" Ne souriez pas. L'esprit de bourgeoisie a fini par tuer la démocratie . Il a tout envahi par contagion, est passé des bourgeois aux paysans, aux ouvriers . La vertu républicaine s'est perdue . On enseignait la personnalité : les gens entendaient intérêt personnel . Michelet avait prévu tout cela . Rappelez-vous ses grands livres d'éducation civique, ce culte de l'effort, ce culte d'Hercule qu'i lrecommandait. Rappelez-vous ses dénonciations du mercantilisme, de l'industrialisme, du capitalisme, du saint-simonisme, toussystèmes qui font plus de part à l'administration des choses qu'à la formation des personnes . Il n'y a plus de peuples, il n'y a plus d'hommes,il n'y a plus que des masses . C'est pour cela que la République a perdu .
Péguy, quand il fut tué en 1914, était à la veille d'être mis à l'index. Tout ce qui "pense bien" en parle aujourd'hui comme d'une sorte de saint. L'église est merveilleusement habile à tirer parti de la gloire temporaire de ses fils. Elle a condamné Pascal, mais, Pascal ayant décidément réussi dans le monde, il faut que ce succès tourne à la plus grande gloire de Dieu. Nul désormais ne parle plus tendrement de Pascal qu'un Jésuite. On canonise morts les hommes qu'on a persécuté vivants.