Les thérapeutes ont essayé de me faire croire que l'esprit est une sorte de pelote et qu'en saisissant l'extrémité du fil je pourrais la dérouler. Mais non, Daniel, les choses ne se passent pas ainsi. Il n'y a pas un seul fil, mais des centaines, des milliers, chaque jour, chaque acte a le sien. Je suppose que les raisons pour lesquelles on agit de telle ou telle façon, ou pour lesquelles quelque chose en soi se brise, ne sont jamais définitives. Je crois que les expériences s'additionnent, se tissent entre elles. L'une entraîne l'autre, une blessure se referme ou s'élargit. Finalement, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui a déclenché mon "mal", ni quand exactement c'est arrivé.
De temps en temps, elle s'aventurait à m'envoyer un poème. Vera avait pleinement conscience du poids de chaque mot, de son éclat ou de son opacité. Elle les traitait avec précaution, évitant tous les faux pas, avec une telle prudence associée à sa passion, qu'elle avivait de façon inédite ma propre écriture.
Je dois avouer que ses taches de rousseur n’aidaient pas, et sa claudication encore moins. J’étais alors persuadé que les femmes devaient avoir une peau impeccablement lisse et sans taches, et l’idée que cette prolifération de taches de rousseur atteignait les zones intimes, ses avant-bras ou son entrejambe, déclenchait chez moi une réaction de rejet.
Jusqu’à quel point sommes nous capables de connaître l’autre ? Il reste toujours une zone insondable, un espace où sont nichés les sentiments les plus bas, un territoire obscur, qui bien souvent n’est même pas visible à nos propres yeux, car dans le cas contraire le délicat échafaudage que nous avons dressé au cours de notre existence s’effondrerait d’un seul coup.
Que puis-je faire de cette paix qui se faufile dans les interstices en m'étouffant, et que vous autres appelez le bonheur ?
La vie apparaissait devant moi, à la fois immense et diffuse, sans commencement ni fin.
Tu me disais souvent que toute la richesse d'un créateur, c'étaient ses fractures, ses incertitudes, ses questions et ses faiblesses, le doute constant de la raison ultime des choses. C'était à travers ces failles que pouvait surgir ce qui n'avait jamais été là auparavant.
Et je me dis que le bonheur et la douleur allaient ensemble, et que nous ne pouvions pas savoir à l'avance quand l'un ou l'autre prendrait l'avantage.
Ces deux mots, "adultère" et "liaison" , n'ont aucun rapport avec ce qui nous arrive. Notre histoire est hors de cette nomenclature de la trahison.
Mais tu es partie avant, Vera, et tu m'as laissé en route, orphelin de ta parole et de tes silences calmes, orphelin de ce monde que nous partagions, le tien et le mien, mais auquel je ne savais comment retourner sans ton aide.