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EAN : 9782070230037
280 pages
Gallimard (02/10/1945)
4.51/5   63 notes
Résumé :
Le Règne de la Quantité (1945) est un des derniers ouvrages de l'auteur (mort en 1951) et, de ce fait, est fort de l'expérience d'une vie vouée à l'étude de la spiritualité et de la tradition. Derrière son titre intrigant, l'ouvrage constate la déchéance dans laquelle se trouve le monde moderne (i.e. occidental), dépositaire et dispensateur de la pensée matérialiste, qui résume toute chose à la quantité, c'est-à-dire à la substance, aspect le plus grossier de l'exi... >Voir plus
Que lire après Le Règne de la quantité et les signes des tempsVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Pour comprendre les propos de R.G., il est nécessaire de se souvenir qu'il se rallie à la conception cyclique du temps présentée dans les Védas et dont nous trouvons une déclinaison occidentale à travers la légende des quatre grands âges mythiques : l'âge d'or, l'âge d'argent, l'âge de bronze, l'âge de fer. Selon cette conception, nous traverserions le Kali Yuga, dernier âge du cycle, principe d'éloignement maximal du centre, et nous serions même très proches de la fin de cette période. Cet âge se caractérise, entre autres, par le règne de plus en plus marqué de la quantité. Quelques exemples serviront à illustrer ce constat d'un glissement du qualitatif au quantitatif : ordonnancement des rapports des hommes aux hommes et des hommes aux choses par la mesure numérique et la gestion cybernétique, remplacement de la production artisanale par la production en série, levée de l'anonymat créateur, traque pour faire disparaître le secret, déjà avili dans la dénomination de « vie privée », uniformisation des êtres et des modes de vie, etc. Ces premiers signes, pour manifestes qu'ils fussent déjà en 1945, date de la publication de cet essai, n'en sont désormais que plus flagrants. Ils sont même d'une banalité affligeante, mais R.G. en relève le scandale d'une plume vigoureuse.


R.G. ne s'en tient cependant pas à ce simple constat et, prenant presque à revers les contempteurs d'une certaine modernité qui serait trop matérialiste et ratiocinante, il déclare que le mécanicisme et le rationalisme ne sont pas les doctrines les plus dégradées que notre âge de fer ait pu produire. Cette phase de solidification qu'entérine la première période de développement des principes des sciences modernes est le résultat de la course descendante vers la quantité. Elle possède une certaine nécessité puisqu'elle permet de fixer les résultats de la totalité du cycle (le manvantara), constitué par ses quatre âges, sous la forme de la Jérusalem Céleste, en tant que germes des possibilités des futurs manvantaras. Mais la quantité, bien qu'elle soit la condition fondamentale de notre monde, ne doit pas revendiquer une importance d'un ordre supérieur. C'est pourtant en cette direction que nous continuons de déchoir, entérinant la transformation du pur matérialiste en une autre chose plus pernicieuse.


Si les principes de la science se sont développés dans la volonté de ne pas interroger l'essence des choses qu'elle étudie, la solidification a progressivement remplacé la raison par la rationalité. le maintien d'un lien avec le céleste est rompu mais l'aspiration à une transcendance ne disparaît pas pour autant. Les générations se succèdent et se morfondent davantage dans l'absurdité d'un monde qui n'a plus de sens autre. Les hommes de la solidification se mettront alors à la recherche de signes spirituels mais, devenus incapables de discerner l'infraspirituel du supraspirituel, et vivant dans un monde au sein duquel les autorités traditionnelles authentiques se sont raréfiées, ils s'égareront. Peccamineux par nature, ils s'orienteront spontanément en direction des voies les plus faciles et les plus séduisantes. La phase de la solidification sera progressivement remplacée par celle de la dissolution.


R.G. en observait déjà les prémisses lorsqu'il attaquait le théosophisme et autres fausses religions des esprits dans « L'erreur spirite ». Il ne connut pas le fantasque déploiement du New Age pendant la période hippie avec ses gourous appelant à la connexion cosmique par la consommation de LSD. Il n'eut pas non plus le loisir de découvrir les théories de quelques physiciens en recherche de gloire qui, critiquant la rationalité dont ils sont pourtant issus, et se grimant d'attributs chamaniques, commencèrent à chanter les louanges de l'intuition mystique en élevant leurs équations (qui peuvent être justes dans leur domaine) à la puissance de mantras qui porteraient en eux le sens de la vie et de l'univers. Enfin, il n'eut pas la chance d'être plongé dans le passionnant délire que nous vivons depuis deux ans. Non, il n'eut pas l'occasion de se rouler dans la plus complète hilarité par l'écoute des prophéties statistiques de nos gouvernants concernant la vie et la mort des hommes dans le cadre d'une superlative épidémie – spectre psychique mondial, hologramme ravivé quotidiennement par les projections statistiques des cerveaux calculateurs désormais hantés par la mort et son corollaire, l'immortalité.


Les uns et les autres, s'interrogeant nuit et jour avec fureur sur le sens qu'il serait bien possible de donner au mot de « vérité », essaient de la recréer fictivement, non plus en s'appuyant sur le solide monde matériel mais en exacerbant des fantasmes et autres imaginations élevées au statut de « connaissances ». Dans l'abandon généralisé de tout rattachement à une autorité initiatique assurant le travail de transmission des principes de la Tradition ; dans l'abomination d'une vie atomisée dans des cases industrielles et privée du savoir pragmatique qu'institue le rapport direct à l'autre et à la corporéité laborieuse dans le monde ; dans l'exacerbation corollaire de la vie numérique et des jouissances individualisées, les discours se mettent à créer les vérités, au lieu que la vérité infuse les discours et les êtres. Les porteurs de l'intuition mystique et du sentimentalisme se félicitent d'avoir redonné de la dignité à notre âme et au monde et ils croient retourner au spirituel que le matérialisme avait délaissé, mais ils s'égarent. Ils ne se dirigent pas vers le domaine subtil supérieur : ils se laissent happer par le subtil inférieur.


« […] l'illusion de sécurité qui régnait au temps où le matérialisme avait atteint son maximum d'influence, et qui alors était en quelque sorte inséparable de l'idée qu'on se faisait de la « vie ordinaire », s'est en grande partie dissipée du fait même des événements et de la vitesse croissante avec laquelle ils se déroulent, si bien qu'aujourd'hui l'impression dominante est, au contraire, celle d'une instabilité qui s'étend à tous les domaines ; et, comme la « solidité » implique nécessairement la stabilité, cela montre bien encore que le point de plus grande « solidité » effective, dans les possibilités de notre monde, a été non seulement atteint, mais déjà dépassé, et que, par conséquent, c'est proprement vers la dissolution que ce monde s'achemine désormais. »


S'il n'est pas possible de lutter contre le mouvement de chute de notre temps dans le quantitatif et la matière, nous pouvons toutefois essayer de ne pas participer avec trop d'engouement à la liesse que nourrit notre époque pour la dissolution. Ce mouvement se poursuivra, selon la conception védique du temps, jusqu'à atteindre le point le plus bas qui sera aussi le point d'immobilité totale, la réalisation de la « quadrature du cercle » car cette fin sera également le point de départ d'un nouveau cycle dans des conditions totalement autres.


« D'un côté, si l'on prend simplement cette manifestation en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une « descente » ou une « dégradation » progressive, et c'est là ce qu'on peut appeler son sens « maléfique » ; mais, d'un autre côté, cette même manifestation, replacée dans l'ensemble dont elle fait partie, produit des résultats qui ont une valeur réellement « positive » dans l'existence universelle, et il faut que son développement se poursuive jusqu'au bout, y compris celui des possibilités inférieures de l'« âge sombre », pour que l'« intégration » de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d'un autre cycle de manifestation, et c'est là ce qui constitue son sens « bénéfique ». »


R.G. nous pose ici une énigme qui nous rappelle encore le problème de la quadrature du cercle. Que foutons-nous ici ? Nous éreinterons-nous à retenir la dissolution de ce temps ou nous précipiterons-nous dans ce mouvement puisqu'il est de toute façon inévitable ? L'Evangile selon Matthieu nous donne un indice : « Il faut qu'il y ait du scandale ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive ! » »

Lien : https://colimasson.blogspot...
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Magistral !
Les cinq premiers chapitres sont très difficiles. Je pense qu'il vaut mieux lire le Symbolisme de la Croix avant ce s'attaquer à eux. Cela étant dit, ils peuvent être passé lors d'une première lecture.
Le reste de l'ouvrage est indispensable pour comprendre les évolutions vers le bas de ces derniers siècles.
Cela étant dit, le Règne de la quantité n'a pas vocation à exposer en détail les dérives du monde moderne, mais, à exposer les principes de ces dérives et leurs raisons métaphysiques. Une bonne lecture complémentaire serait La Onzième Heure de Martin Lings, qui aborde différents exemples de manière plus concrète.
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Je ne m'étendrais pas sur le contenu indéniablement Traditionnel et toujours difficile à discuter, faute de compétence.

Je fais deux critiques :

1) j'ai souvent regretté le manque d'arguments et d'exemples. Les affirmations semblent parfois gratuites.

2) L'auteur semble allergique à la simplicité, préférant sans cesse des phrases interminables, des tournures pénibles à suivre, des parenthèses à rallonges, et de trop nombreuses redondances. Sans perte de sens, on pourrait réduire ce livre de moitié.

J'y ai tout de même trouvé des choses intéressantes qui ne me font pas regretter sa lecture.

Pour finir, je déplore les prises de positions extrêmes de l'auteur qui taxe trop vite de "protestantisme" et "d'anti-traditionnelles" certaines voix pourtant très respectables.
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L'industrialisation du monde, ou comme l'appelle l'auteur "le règne de la quantité" : pourquoi ? Comment ? Et quelles sont les répercussions que ça a eu sur notre monde et qu'est ce qui va suivre ?

Un livre compliqué à lire car l'écriture est très exigeante. Mais il décrit parfaitement la dégénérescence qu'a apporte la société dite "moderne" sur tout les aspect du monde, de notre vie, de notre façon de penser et d'agir...

Aussi, l'auteur nous amène à penser qu'on arrive au terme de ce "monde moderne", de ce « règne de la quantité » et que, très bientôt, celui-ci va s'écrouler pour faire place à autre chose…

La crise du monde moderne, la finalité du Kali Yuga (l'âge sombre) qui viens clore le cycle et en démarrer un nouveau… L'initiation et la contre-initiation… Un livre qui fait écho à bien des niveau à notre société actuelle qui est au bord du précipice... A lire donc pour mieux comprendre ce que l'on vit actuellement.
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Un classique. Un ouvrage pas toujours facile, notamment les premiers chapitres, mais qui constitue une analyse de la modernité en profondeur qui ouvre bien des horizons. Cela en s'appuyant sur les grandes traditions spirituelles. Il y a un avant et un après la lecture de ce livre !
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Citations et extraits (44) Voir plus Ajouter une citation
...en effet, dans le symbolisme biblique, Caïn est représenté avant tout comme agriculteur, Abel comme pasteur, et ils sont ainsi les types des deux sortes de peuples qui ont existé dès les origines de la présente humanité, ou du moins dès qu’il s’y est produit une première différenciation : les sédentaires, adonnés à la culture de la terre ; les nomades, à l’élevage des troupeaux. Ce sont là, il faut y insister, les occupations essentielles et primordiales de ces deux types humains ; le reste n’est qu’accidentel, dérivé ou surajouté, et parler de peuples chasseurs ou pêcheurs, par exemple, comme le font communément les ethnologues modernes, c’est ou prendre l’accidentel pour l’essentiel, ou se référer uniquement à des cas plus ou moins tardifs d’anomalie et de dégénérescence, comme on peut en rencontrer en fait chez certains sauvages (et les peuples principalement commerçants ou industriels de l’Occident moderne ne sont d’ailleurs pas moins anormaux, quoique d’une autre façon). Chacune de ces deux catégories avait naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations ; cette différence se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel dans le récit de la Genèse. Puisque nous faisons plus particulièrement appel ici au symbolisme biblique, il est bon de remarquer tout de suite, à ce propos, que la Thora hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades : de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation ; mais d’ailleurs, bien entendu, les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une allusion partielle à propos de la « solidification », puisque cette question, comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn. Du caractère spécial de la tradition hébraïque vient aussi la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes ; du moins en fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de David et de Salomon et l’on sait que pour construire le Temple de Jérusalem il fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers.

Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes ; et en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même ; cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait mention de ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là comme deux phases successives dans le « sédentarisme », la seconde représentant, par rapport à la première, un degré plus accentué de fixité et de « resserrement » spatial. D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des œuvres du temps : fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe ; mais ils ont devant eux l’espace qui ne leur oppose aucune limitation mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. On retrouve ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel : le principe de compression, représenté par le temps ; le principe d’expansion, par l’espace. À vrai dire, l’un et l’autre de ces deux principes se manifestent à la fois dans le temps et dans l’espace, comme en toutes choses, et il est nécessaire d’en faire la remarque pour éviter des identifications ou des assimilations trop « simplifiées », ainsi que pour résoudre parfois certaines oppositions apparentes ; mais il n’en est pas moins certain que l’action du premier prédomine dans la condition temporelle, et celle du second dans la condition spatiale. Or le temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de « dévorateur »; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades : c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn. L’activité des nomades s’exerce spécialement sur le règne animal, mobile comme eux ; celle des sédentaires prend au contraire pour objets directs les deux règnes fixes, le végétal et le minéral. D’autre part, par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances mais qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute formation spatiale. Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration. Mais il y a ceci de remarquable, que parmi les facultés sensibles, la vue a un rapport direct avec l’espace, et l’ouïe avec le temps : les éléments du symbole visuel s’expriment en simultanéité, ceux du symbole sonore en succession ; il s’opère donc dans cet ordre une sorte de renversement des relations que nous avons envisagées précédemment, renversement qui est d’ailleurs nécessaire pour établir un certain équilibre entre les deux principes contraires dont nous avons parlé, et pour maintenir leurs actions respectives dans les limites compatibles avec l’existence humaine normale. Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps ; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le « jeu » purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.

Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions d’existence : ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace ; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps. Et voici où apparaît l’antinomie du « sens inverse » : ceux qui vivent selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent ; ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment. Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns et des autres demeure possible par l’équilibre au moins relatif qui s’établit entre les termes représentatifs des deux tendances contraires; si l’une ou l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en action, la fin viendrait bientôt, soit par « cristallisation », soit par « volatilisation», s’il est permis d’employer à cet égard des expressions symboliques qui doivent évoquer la « coagulation » et la « solution » alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la signification respective. Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité, celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation. (pp. 197-202)
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Ce règne de la « contre-tradition » est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le « règne de l’Antéchrist » : celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les puissances de la « contre-initiation », qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’« extériorisation » de l’organisation « contre-initiatique » elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’« incarnation » même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de « support » de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde. Ce sera évidemment un « imposteur » (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la « grande parodie » par excellence, l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le « règne de la quantité », qui n’était en somme que l’aboutissement de l’« antitradition » ; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse « restauration spirituelle », une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale ; après l’« égalitarisme » de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une « contre-hiérarchie » dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des « abîmes infernaux ».

D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et en tant qu’il représente la « contre-tradition », l’Antéchrist n’est pas moins nécessairement difforme : nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là même difformité ; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme extérieurement aucun moyen de distinguer la « contre-tradition » de la tradition véritable, et il faut bien, pour que les « élus » tout au moins ne soient pas séduits, qu’elle porte en elle-même la « marque du diable ». Au surplus, le faux est forcément aussi l’« artificiel », et à cet égard, la « contre-tradition » ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère « mécanique » qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces « cadavres psychiques » dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de « résidus » animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de « résidus » galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté « infernale », est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution.

Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la « contre-initiation » qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur ; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement « faussé » à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même. C’est d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé ; et la prédominance donnée à l’aspect « maléfique », ou même, plus exactement, la substitution de celui-ci à l’aspect « bénéfique » par subversion du double sens de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique. De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de l’Antéchrist (El-Mesîkh) ; mais celles-ci ne sont réellement qu’une déformation de celles-là, comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont données, ce qui est encore bien significatif.

En effet, ces descriptions insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les signes de quelque déséquilibre intérieur ; c’est d’ailleurs pourquoi de telles difformités constituent des « disqualifications » au point de vue initiatique, mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des « qualifications » en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la « contre-initiation ». Celle-ci, en effet, allant au rebours de l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la dissolution ou la « désintégration » dont nous avons parlé; l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette « désintégration », de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du « moi » devant le « Soi » ou, en d’autres termes, la confusion dans le « chaos » au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; et cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de notre état individuel, de sorte que le sommet de la « contre-hiérarchie » est bien la place qui lui convient proprement dans ce « monde renversé » qui sera le sien. (pp. 362-366)
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Par tout ce que nous avons déjà dit, il est facile de se rendre compte que la constitution de la « contre-tradition » et son triomphe apparent et momentané seront proprement le règne de ce que nous avons appelé la « spiritualité à rebours » qui, naturellement, n’est qu’une parodie de la spiritualité, qu’elle imite pour ainsi dire en sens inverse, de sorte qu’elle paraît en être le contraire même ; nous disons seulement qu’elle le paraît, et non pas qu’elle l’est réellement car, quelles que puissent être ses prétentions, il n’y a ici ni symétrie ni équivalence possible. Il importe d’insister sur ce point car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens ; il y a certes actuellement bien des gens qui sont, en ce sens, « manichéens » sans s’en douter, et c’est là encore l’effet d’une « suggestion » des plus pernicieuses. Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes ; qu’une telle négation soit le fait des adhérents de la « contre-initiation », il n’y a pas lieu de s’en étonner, et elle peut même être sincère de leur part puisque le domaine métaphysique leur est complètement fermé ; qu’il soit nécessaire pour eux de répandre et d’imposer cette conception, c’est encore plus évident, car c’est seulement par là qu’ils peuvent réussir à se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être réellement, c’est-à-dire pour les représentants de quelque chose qui pourrait être mis en parallèle avec la spiritualité et même l’emporter finalement sur elle. Cette « spiritualité à rebours » n’est donc, à vrai dire, qu’une fausse spiritualité, fausse même au degré le plus extrême qui se puisse concevoir ; mais on peut aussi parler de fausse spiritualité dans tous les cas où, par exemple, le psychique est pris pour le spirituel, sans aller forcément jusqu’à cette subversion totale ; c’est pourquoi, pour désigner celle-ci, l’expression de « spiritualité à rebours » est en définitive celle qui convient le mieux, à la condition d’expliquer exactement comment il convient de l’entendre. C’est là, en réalité, le « renouveau spirituel » dont certains, parfois fort inconscients, annoncent avec insistance le prochain avènement, ou encore l’« ère nouvelle » dans laquelle on s’efforce par tous les moyens de faire entrer l’humanité actuelle1, et que l’état d’« attente » générale créé par la diffusion des prédictions dont nous avons parlé peut lui-même contribuer à hâter effectivement.
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Revenons maintenant à la considération du point de vue plus proprement « scientifique », tel que les modernes l’entendent ; ce point de vue se caractérise avant tout par la prétention de réduire toutes choses à la quantité, et de ne tenir aucun compte de ce qui ne s’y laisse pas réduire, de le regarder en quelque sorte comme inexistant ; on en est arrivé à penser et à dire couramment que tout ce qui ne peut pas être « chiffré », c’est-à-dire exprimé en termes purement quantitatifs, est par là même dépourvu de toute valeur « scientifique » ; et cette prétention ne s’applique pas seulement à la « physique » au sens ordinaire de ce mot, mais à tout l’ensemble des sciences admises « officiellement » de nos jours, et, comme nous l’avons déjà vu, elle s’étend même jusqu’au domaine psychologique. Nous avons suffisamment expliqué, dans ce qui précède, que c’est là laisser échapper tout ce qu’il y a de véritablement essentiel, dans l’acception la plus stricte de ce terme, et que le « résidu » qui tombe seul sous les prises d’une telle science est tout à fait incapable d’expliquer quoi que ce soit en réalité ; mais nous insisterons encore quelque peu sur un aspect très caractéristique de cette science, qui montre d’une façon particulièrement nette combien elle s’illusionne sur ce qu’il est possible de tirer de simples évaluations numériques, et qui d’ailleurs se rattache assez directement à tout ce que nous avons exposé en dernier lieu.
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Ce règne de la « contre-tradition » est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le « règne de l’Antéchrist » : celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les puissances de la « contre-initiation », qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’« extériorisation » de l’organisation « contre-initiatique » elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’« incarnation » même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de « support » de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde (4). Ce sera évidemment un « imposteur » (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la « grande parodie » par excellence, l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le « règne de la quantité », qui n’était en somme que l’aboutissement de l’« antitradition » ; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse « restauration spirituelle », une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale ; après l’« égalitarisme » de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une « contre-hiérarchie » dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des « abîmes infernaux ».
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