Ce roman au charme désuet ressemble à un rêve ou bien à un cauchemar. Ana Castro, la narratrice, nous raconte la fin de son adolescence dans une famille étouffante entre un père médecin et homme politique, une mère très pieuse, et ses deux soeurs, Julieta et Isabel. Elle est fascinée par un jeune avocat, Pedro Aguirre. Porté à l'écran par Leopoldo Torre Nilsson.
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Pendant les heures de sieste estivale, j'aimais à me promener dans les corridors vides et les classes silencieuses de l'école : les soeurs dormaient. On n'entendait rien d'autre que les bavardages de ma mère et de ma soeur, les gouttes d'eau d'un robinet et le tintement léger des lustres de la chapelle. Mais plus fort que tout autre enchantement, l'heure du cinéma approchait. Quoique Mère eût l'habitude de pratiquer une sélection rigoureuse des programmes - elle nous permettait seulement de voir des films tels que La petite religieuse, Le lys brisé (Lilian Gish n'est pas une actrice, elle n'est pas comme les autres) - ce que nous attendions toutes, le baiser, finissait toujours par apparaître, ne serait-ce que sur l'affiche. Le baiser sur l'écran était pour nous "le péché", même la grasse et sérieuse Julieta qui ne pensait d'habitude qu'à dévorer des sucreries et à dormir, s'en rongeait les ongles ; Isabel, assise sur le bord de son siège, me donnait des coups de coudes en disant :
- Ça y est, voilà ce que nous attendions, ne le rate pas.
A ces moments-là, Mère devenait notre pire ennemi.
Il va falloir servir le café. Je traîne devant mon dessert, essayant de reculer ce moment.
Il va falloir que je me lève, que je le verse moi-même et il faudra que je lui tende cette tasse de fine porcelaine, qui jamais depuis toutes ces années n'a manqué de trembler dans ma main, chaque fois que je m'approche de lui.
Je me tenais là devant lui, incapable de m'en retourner. Puis ce fut trop tard. Pendant toute une heure, j'essayai de me défendre. Pas un instant je ne pensai à crier ; je me débattis avec désespoir, sachant à l'avance que je céderais.
Mère était persuadée que les romanichels n'avaient pas d'âme et vivaient comme des animaux.