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Le Sang noir (Louis Guilloux) tome 0 sur 3
EAN : 9782070372263
627 pages
Gallimard (02/10/1980)
4.2/5   379 notes
Résumé :
Vingt-quatre heure de la vie d'une ville de province, alors que la Grande Guerre tourne à l'hécatombe. Professeur jadis auréolé de gloire, Cripure est un personnage burlesque et pathétique, "orang-outan paralysé", en butte aux sarcasmes des notable. Autour de lui règnent la sottise et la bassesse humaines, celles des patriotes exaltés jamais partis au front.

" Ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d'exil et de ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (56) Voir plus Ajouter une critique
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« Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l'homme de ce temps-ci comme Don Quichotte à celui de jadis», disait Aragon du formidable personnage de Louis Guilloux, un des meilleurs peut-être de la littérature française.
Et c'est sûr qu'il mériterait une notoriété plus éclatante, ce professeur de philosophie aux « longs pieds de gugusse ». Mais il faut bien avouer que ce n'est pas le grand amour entre le (anti-)héros du Sang noir et les chantres de l'idéologie dominante, les arrivistes, les serviles, les petits soldats du monde en sa laideur si prompts à jeter l'anathème sur ceux qui ne rentrent pas tout à fait dans le rang, sur les « irréguliers », les « défaitistes ».
Guilloux dit avec force et rage cette « vérité de la société bourgeoise au paroxysme de l'infection de la guerre », où des planqués rivalisent d'exaltation patriotique délirante tandis que les mutins se font fusiller.
Cripure porte un regard désespéré sur le chaos humain et le roman soulève d'essentielles questions aussi bien sociales qu'existentielles. Son personnage n'en revient pas que de cette angoisse qu'il pense commune à tous puissent naître tant de haine, tant de bêtise, la guerre, mais aussi toutes les mesquineries plus ordinaires
« Avec ce noyau de plomb au fond du coeur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, … rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse » , tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu'on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? »
On est tout étonné de se rendre compte que ce pavé ne nous parle finalement que d'une seule journée de 1917, tant il est d'une grande richesse et d'une belle profondeur, mêlant charge anti-militariste, satire sociale et interrogations métaphysiques.
De ce livre paru en 1935 qu'il considérait comme l'un des plus grands romans français du XXème siècle, Jorge Semprun disait: « j'y ai appris des choses essentielles : sur la densité de la vie, sur le Mal et le Bien, sur les misères de l'amour, sur le courage et la lâcheté des hommes, sur l'espoir et le désespoir ».
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Oui, j'insiste, il faut lire «Le Sang noir» de Louis Guilloux sous peine, sous peine de, j'sais pas moi, sous peine d'ignorance de la nature humaine tiens.
«J'admire et j'aime l'oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu'on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.» Albert Camus.
Cher lecteur, installez-vous bien inconfortablement dans ce chef d'oeuvre oublié de la littérature française que Jorge Semprun considérait comme l'un des plus grands romans du XXe siècle.
Plantons le décor. Sur scène, devant nous, tout près de nous, avec nous, à les toucher, à les sentir, à les écouter parler, crier, chuchoter et penser, des personnages uniques en leurs genres et pourtant si universels. Tous plus réalistes les uns que les autres. Guilloux se méfie de l'imagination comme de son ombre, comme de sa lumière. Il montre, il décrit. Il ne juge pas, il ne commente pas, il n'explique pas.
En coulisse, très loin, l'odeur de la boucherie des tranchées, le grognement ignoble des gueules cassées, le vacarme de la révolution russe, les cris des poilus mutins aussitôt fusillés.
Parfois le rideau frémit, une bise d'espoir, une brise de désespoir, le rideau se soulève et l'on voit tout: horrible!
Nous sommes en 1917 dans une ville de province qui pourrait être Saint-Brieuc, ville natale de Guilloux, qui veut, sans la nommer, nous parler d'elle. Ici l'avant c'est l'arrière.
Ce roman «qui offre de quoi perdre pied» (André Gide) transpire, respire à pleines pages Balzac, Céline, Nietzsche, Ibsen, Dostoïevski. Tout ça? Ben oui tout ça! «L'homme révolté» de Camus nous tend la main tout au long des pages. Mais ce roman bouleversant rit aussi à plein poumons comme une comédie de boulevard. Une vraie Comédie Humaine mon cher Honoré! Chacun y joue son rôle. «Ce qu'il y avait d'intolérable, c'est que c'était toujours l'épicier qui était l'épicier, l'avocat, l'avocat, que M.Poincaré parlait toujours comme M.Poincaré, jamais, par exemple, comme Apollinaire et réciproquement..."
Son «anti-héros» Merlin est professeur de philosophie (professeur de désordre) au lycée. A un an de la retraite. Ses élèves et les gens du village le surnomment Cripure car cet homme a mauvaise réputation. Cripure comme «Critique de la raison pure» (ou Cripure de la raison tique selon ses élèves) de Kant que ce professeur un peu loufoque aime tant commenter à ses élèves. Cripure donc a eu son heure d'importance à Paris: une thèse sur Tournier un philosophe (thèse jugée trop fantaisiste et refusée) et une étude sur la pensée médique. Il sait philosopher: «On vit comme si on avait une vie pour apprendre.» Imparable! Cripure est handicapé physique atteint d'une difformité si voyante.
Cripure le voilà et malgré ce portrait saisissant nous le prendrons en amitié. «Son petit chapeau de toile rabattu sur l'oeil, sa peau de bique flottante, sa canne tenue comme une épée, et cet effort si pénible à chaque pas pour arracher comme d'une boue gluante ses longs pieds de gugusse, Cripure avait l'air dans la rue d'un somnolent danseur de corde. Sa myopie accusait le côté ahuri de son visage, donnait à ses gestes un caractère ralenti, vacillant, d'ivrogne ou de joueur à colin-maillard.»
Louis Aragon disait de Cripure qu'il était «nécessaire à la pleine compréhension de l'homme d'aujourd'hui, une arme pour l'homme de demain contre l'homme d'hier.» Cripure fait bande à part dans le village. Il rejette le lache patriotisme des planqués de la grande guerre (officiers, ministres), il crache sur Dieu, l'argent et l'armée (depuis l'affaire Dreyfus). Mais il sait déjà que la révolution qui se prépare à l'est ne sera pas pour lui. Trop tard.
Cripure aura tout raté: sa carrière d'écrivain, ses amours... le Paradis artificiel sur Terre comme au Ciel! Il restera donc le bouc émissaire (à la peau de bique!) des «bien pensant» et des nantis. Ce Cripure c'est le portrait tout craché de Georges Palante le professeur de philosophie de Louis Guilloux lycéen à Saint-Brieuc. Palante, l'athée social, vénéré par Michel Onfray qui lui consacra son premier livre et adulé par Albert Camus, est le philosophe de l'aristocratisme individuel, l'auteur de «Combat pour l'individu» ou «La sensibilité individualiste». Palante était atteint d'acromégalie, une maladie dégénérative. Sa thèse avait été refusée. Tiens, tiens!
Mais dans ce roman il y a aussi Maïa la phénoménale compagne illettrée de Cripure, ses chiens à puces, son bureau poussiéreux bourré à craquer de livres, l'odieux Nabucet, le doux farfelu Moka, Faurel le député et son fils déserteur, Babinot le patriote ridicule, Kaminski le cynique et suffisant officier, Mme de Villaplane l'aristocrate déchue, Monfort l'étudiant poète-révolutionnaire, Glâtre le collectionneur d'images des catalogues de modes, la belle Toinette et son officier blond et beaucoup d'autres illustres copies conformes, informes, difformes à la nature humaine. de l'hypocrisie considérée comme un des beaux arts!
Simplement, avec pudeur et générosité, Guilloux sait révéler le Bien et le Mal qui déchirent les couples, empoisonnent les familles, attisent les luttes de classe, provoquent les guerres. A la vie, à la mort!
Cher lecteur, n'ayez pas peur des 600 pages. Elles se lisent à la mesure des courts chapitres (comme autant de nouvelles) qui rythment la lecture. Je vous le dis pompeusement, je pourrais écrire une thèse sur ce livre... Bon, pas sûr qu'elle soit acceptée par un académique jury bien pensant... «Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous, et que ne connaissent pas les autres.» Marcel Proust.
le sang obscur comme le sang noir de ceux qui n'ont plus que l'apparence de la vie...

Mais c'est aussi un beau roman d'amour. "Maïa, rouge et échevelée, le visage ruisselant de larmes, luttait de son mieux contre ceux qui étaient trop pressés de contempler la mort d'un autre, et retrouvait toute sa véhémence, tout son génie de l'injure."
Louis Guilloux (1899-1980) est un auteur trop méconnu. Ami de Camus et de Malraux, admirateur de Conrad, son nom est associé au Prix Louis Guilloux décerné chaque année à une oeuvre de langue française ayant une «dimension humaine d'une pensée généreuse, refusant tout manichéisme, tout sacrifice de l'individu au profit d'abstractions idéologiques».
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Cripure, anti-héros. Inoubliable.

Vieux professeur de philosophie qui a enthousiasmé certains de ses élèves, auteur qui a émerveillé et qui pense à une nouvelle oeuvre. Mais atteint d'une infirmité qui le rend grotesque, amer et chahuté. Mais aussi blessé sans fin par un amour trompé, vingt ans auparavant. Plein de rancoeur orgueilleuse à l'égard de beaucoup et se méprisant lui-même impitoyablement. Balançant au fil du roman, entre la misanthropie la plus absolue – « l'homme n'était pas nécessaire » - et l'envie de croire, sinon en Dieu, du moins en un peu de bonté humaine.
Autour de lui, tout ce que Louis Guilloux a pu observer, ou inventer avec une magnifique vraisemblance, de la vie d'une ville de province, d'une ville de l'arrière, pendant une journée de 1917.

Le livre se mérite, les cinquante premières pages sont en fil de fer barbelé. Mais ensuite... un roman immense, qui n'oublie aucune facette de la « comédie humaine », et qui, sans avoir l'air d'y toucher, bouleverse en racontant la « tragédie humaine ».

Comment n'avais-je jamais entendu parler de ce chef-d'oeuvre ?
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« Trop fort. C'est trop fort. Il répéta au moins dix fois de suite que c'était trop fort, puis, quand il eut enfin dominé le double choc de cette double nouvelle – un duel, c'était déjà gros, mais un duel avec Cripure, c'était énorme ! – il voulut savoir le pourquoi de la querelle. »

C'est Babinot, une sorte de poète local grandiloquent et assujetti à tous les puissants de cette ville côtière jamais nommée, mais qui pourrait être Saint-Brieuc, qui parle ici. Il a été sollicité pour être son témoin par Nabucet, professeur qui enseigne dans le même lycée que Merlin, surnommé Cripure.

Autant ce dernier est un esprit libre dans un corps souffrant (il est atteint d'une maladie rare, l'acromégalie) autant Nabucet est servile envers tous les élus locaux et les forces armées, ce qui n'est pas sans conséquences alors qu'en cette année 1917 on fusille à tour de bras des « défaitistes ».

Cripure partage sa vie avec Maïa, une ex-prostituée au langage fleuri et à la comprenette limitée, qui objectivement s'occupe entièrement de lui et de son intérieur sans jamais, ou presque, obtenir autre chose que des sarcasmes en retour. Sa tendresse, il la réserve plutôt à ses quatre chiens même si ceux-ci, couverts de puces, les partagent généreusement avec lui.

Ce roman a été pour moi une découverte exceptionnelle. Je n'avais pas lu depuis très longtemps une fiction menée autour d'un personnage hors norme tel que ce Cripure (pour Critique de la raison pure, que ses élèves ont transformé en « Cripure de la raison tique »). Si le style de Louis Guilloux est éloigné de celui de Louis-Ferdinand Céline, il n'en demeure pas moins comme un air de famille avec les plus grands romans céliniens dans l'intrigue, ou plutôt les intrigues croisées, de ce vaste roman.

Les situations, les références sont plutôt tournées vers les grands auteurs russes avec leurs sentiments exacerbés, leurs excentricités, leurs questionnements autour de la foi (on se déplace en troïka dans cette ville de province. Elle est décatie et menée par un pauvre homme et son cheval Pompon, mais c'est tout de même une troïka, grelots compris).

Les multiples personnages secondaires sont presque tous des figures très singulières : Moka et Glâtre en particulier. Seuls les jeunes gens semblent vouloir quitter cette ville, tant qu'il en est encore temps. Mais ils ne sont pas pour autant épargnés par la corruption générale.

Malgré tout c'est plutôt au domaine anglo-saxon que je rattacherai ce livre. Il y a du Falstaff dans Cripure, mais aussi de l'Ignatius J. Reilly de « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole. Comme lui Cripure se retrouve sans cesse pris dans des situations qui partent en vrille, certaines qu'il provoque et d'autres qui lui échappent totalement.

Le style de Louis Guilloux m'a paru étonnamment actuel. Ce roman n'a pas pris une ride depuis 1935, année de sa parution. Encore un auteur dont je voudrais poursuivre la lecture de l'oeuvre ! Mais il y en a tant. Pour espérer les lire il me faudrait faire des choix beaucoup plus drastiques dans ma « liste à lire », ce qui n'est pas gagné d'avance car je préfère laisser la priorité à mon humeur du moment lorsque je passe d'un livre a un autre.
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Auteur méconnu bien qu'il frolât de peu le Goncourt en 1935 et obtînt le Renaudot en 49 pour « le Jeu de Patience », Louis Guilloux nous a laissé plusieurs romans.

Mais son oeuvre la plus célèbre demeure « le Sang Noir », authentique et cruel petit joyau qui nous conte vingt-quatre heures de la vie d'une ville de province – laquelle pourrait être Saint-Brieuc, dont Guilloux était originaire – alors que les mutineries désorganisent le front en 1917.

Le héros de ce roman – ou son anti-héros car Cripure annonce à sa manière les losers que le roman et le cinéma américains ne tarderont pas à mettre en scène – est un professeur de philosophie nommé Merlin, comme l'enchanteur, mais que ses élèves ont affublé du surnom de « Cripure » par référence à cette « Critique de la Raison Pure » qu'il aime à citer.

De Merlin-Cripure, nous dirions aujourd'hui qu'il est un asocial. D'une intelligence brillante et d'une sensibilité tout aussi profonde, il n'a connu que l'échec : son mariage avec Toinette, la seule femme qu'il ait vraiment aimée, s'est conclu par l'adultère de la jeune femme avec un "officier blond" que Cripure fut trop lâche pour acculer au duel ; ses premiers écrits, dont un volume intitulé « La Pensée Médique », et qui avait attiré sur lui l'attention des initiés, se sont finalement échoués sur une thèse consacrée à un autre philosophe local, Turnier – thèse que Cripure, encore sous le coup de sa rupture avec Toinette, avait volontairement sabotée ; dans sa profession, il est périodiquement chahuté par ses élèves et, lorsque débute le roman, certains d'entre eux ont même entrepris de desserrer les écrous de sa bicyclette afin de provoquer un accident qui pourrait s'avérer mortel.

Cripure vit en ménage avec Maïa, une paysanne dévouée qui, en dépit de ses sautes d'humeur et de ses manies de paranoïaques, voue à "son homme" un amour réel. Ses autres compagnons sont quatre petits chiens avec lesquels il aime aller chasser tôt le matin lorsqu'il en a le loisir. Les puces qui infectent son bureau. Et bien sûr les livres et la poussière qui peuplent aussi ledit bureau.

Autour de lui, gravitent une foule de personnages qu'il est difficile d'oublier tant le trait du romancier s'est fait aiguisé : Nabucet, l'un des collègues de Cripure, homme cultivé mais dont l'hypocrisie nous fait gricer des dents et qui voue à Cripure une haine d'autant plus violente qu'il le sait bien supérieur à lui ; Moka, le surveillant "à la crête de feu et au visage de lait", l'un des rares « amis » de Cripure et son ancien élève, qui le révère à l'égal d'un dieu ; Faurel, le député, lui aussi ancien élève de Merlin, et qui tentera de le sauver des conséquences du duel que lui cherchera Nabucet ; l'ineffable Babinot, figure-type et outrancière du patriote revanchard dont les inepties militaristes et cocardières ennuient à peu près tous ceux qui le croisent et qui ne savent comment se débarrasser de lui ; pour lui faire pendant, Guilloux a imaginé le capitaine Plaire, sorte de ganache ami de Nabucet mais qui, à la fin du roman, se révèle homme d'honneur ; Otto Kaminski, officier d'origine juive, jouisseur et cynique, qui complote de quitter la ville en enlevant la fille du notaire – une brute, ce notaire, une horreur de père Evil or Very Mad ; Mme de Villaplane, sa logeuse, aristocrate déchue qui ne vit plus que dans ses rêves et qui finira par se suicider en apprenant le départ de son hôte …

Tout cela sur fond d'ombre et de pluie, dans une ville fantôme qui, je ne sais pourquoi, m'a évoqué tout à la fois le contraire absolu du « Clochermerle » de Chevallier, ces descriptions plus aiguës qu'on ne le pense que Germaine Acremant faisait de l'univers provincial d'avant-guerre et même certaines descriptions fantastiques de Jean Ray.

Bien que la ville soit éloignée du front, la Grande guerre, qui traîne en longueur, nous accompagne du début jusqu'à la fin du roman.

Par les convois de soldats d'abord, ces conscrits qui s'en vont se faire tuer pour que puisse survivre une armée de profiteurs. Par l'émeute qui éclate à la gare, lorsque certains soldats refusent de monter dans les trains alors que, sur le front, les mutineries de 1917 ont déjà commencé.

Mais aussi, mais surtout, par ces figures d' « embusqués » que représentent Babinot et Nabucet. Encore le premier a-t-il perdu son fils à la guerre – mais il est le seul à l'ignorer et le livre s'achève sans qu'on l'en ait prévenu - alors que le second, lui, n'est et ne se veut qu'un parasite dissimulé sous une courtoisie mondaine qui ne l'empêche pas de jeter des coups d'oeil trop appuyés à toutes les jeunes filles passant à sa portée - spécialement si elles sont ou trop jeunes ou trop pauvres pour se défendre.

Et le constat est effrayant car, pour nous qui savons, l'ombre de la Seconde guerre mondiale prend déjà racine sur ce terreau revanchard. Ce sont les Babinot et les Nabucet qui imposeront à l'Allemagne vaincue ce traité de paix indigne des vainqueurs. Ce sont eux qui permettront au sentiment nationaliste allemand de renaître dans des conditions telles que le Nazisme n'aura aucun mal à trouver des laudateurs. Ce sont eux encore qui, plus tard, se placeront sous la garde du régime de Vichy. Ce sont eux ...


Mais Cripure, lui, Cripure, paranoïaque et colérique, tendre et sensible, esprit brillant emprisonné dans un corps infirme qui le rendait « différent » dès sa naissance (Cripure souffre de « deux pieds de géant »), est d'une autre trampe. On se doute très vite qu'il ne verra pas l'Armistice mais on comprend aussi que cela vaut mieux pour lui : dans un monde où prolifèrent les Nabucet et les Babinot, un Cripure n'a plus sa place et doit retourner au mythe.

Cripure est un homme d'honneur qui ne croit plus en l'honneur mais dont la fierté suprême est de se tuer au nom d'un idéal qu'il sait irréalisable. Cripure met en somme ses actes en accord avec ses pensées - et il faut beaucoup de courage pour se livrer à cet exercice. Stupide, me direz-vous : ce n'est pas ainsi qu'on survit. Peut-être … Mais le souffle que Guilloux a su donner à son héros est tel que, lorsqu'il meurt, c'est cette grandeur que nous emportons avec nous. ;o)
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critiques presse (2)
OuestFrance
12 décembre 2023
"Le Sang noir", dont l’action se concentre sur une journée, raconte les dernières vingt-quatre heures de François Merlin, professeur de philosophie brillant mais pathétique, raillé par ses élèves qui le surnomment Cripure.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
Bibliobs
16 janvier 2019
un des plus importants romans de l'entre-deux-guerres
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (106) Voir plus Ajouter une citation
Werner s’était collé au garde-à-vous contre le mur. Le Général s’arrêta.
Un temps.
- Voilà un robuste gaillard, dit-il. Il le toisa des pieds à la tête. Werner ne broncha pas.
- C’est le cuisinier de l’hôpital... un des cuisiniers, mon Général, expliqua M. l’Econome. On nous l’a prêté pour notre petite réunion.
- Un Alsacien, dit Nabucet.
- Tiens, tiens, dit le Général en se grattant le menton. Mais, mon garçon, pourquoi ne vous êtes-vous pas engagé ? Vous venez du camp des prisonniers civils ?
- Oui, mon Général.
- Vous avez des parents en France ?
- Non, mon Général.
- Et... faisiez-vous partie d’une société française quelconque ?
- Aucune, mon Général.
- Est-ce que vos parents étaient français avant 1870 ?
- Oui, mon Général.
- Est-il en mesure de le prouver ?
- Mon Général, dit Bacchiochi, la question s’est posée déjà plusieurs fois. Il a même été convoqué à la Préfecture spécialement à cet effet et son dossier a été examiné.
- Je veux bien le croire, mais dans tout ceci je ne vois pas la raison qui empêcherait ce garçon de rejoindre la Légion Etrangère. Qu’en pensez-vous ? dit-il en s’adressant à Werner.
Werner n’avait pas bougé d’une ligne.
- J’ai deux frères mobilisés en Allemagne, mon Général.
- Ah ! Ah ! Et ils se battent ?
- Oui, mon Général.
- Sur quel front ?
- Je l’ignore, mon Général.
- Bien, bien. Vos scrupules sont respectables. Mais en fin de compte, vos frères sont alsaciens, comme vous. Pourquoi se battent-ils contre nous ? Oui, je sais, la question est très délicate, mais à mon avis, puisque vos frères se battent, jeune homme, je ne vois pas pourquoi vous n’en feriez pas autant. N’est-ce pas évident ? demanda le Général en se tournant vers l’assistance.
Ils opinèrent tous, les uns de la voix, les autres du bonnet seulement.
- Permettez, mon Général, j’ai encore mon père et ma mère.
- Oh ! A votre âge, voyons, vous êtes bien assez grand pour vous passer de leur avis.
Il se décida à reprendre la montée. Werner salua et descendit.
- On ne surveille pas assez ces cas particuliers, conclut le Général. Il faudra suivre cette affaire-là...
« Foutu » pensa Werner.
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Si l’on avait pu rêver que les bœufs aient jamais vécu en société à l’image des hommes, et qu’eût germé, dans leur cervelle de bœufs, l’idée de construire une église à leur image de bœufs, cette bâtisse opaque eût fourni un merveilleux exemple d’architecture bovine, sur quoi la sagacité des petits archéologues bovins eût pu s’exercer. (...) Or, ce bœuf, il n’y avait pas si longtemps qu’il était là. Les plus vieilles gens de la ville se souvenaient d’avoir connu à sa place un cimetière. Un beau jour, le bœuf était arrivé dans le cimetière, il s’y était rué, grattant la terre de ses sabots et faisant sauter les morts. Plus de cimetière. Mais les morts s’étaient vengés : ils avaient aussitôt transformé les maisons qui entouraient la place en tombeaux et c’est là qu’ils demeuraient depuis sous des déguisements divers. On pouvait sonner à leurs portes : ils ne se montraient jamais sans masques. Généralement, ils étaient très convenablement vêtus, ils avaient même des apparences de vivants, mais un œil un peu exercé pouvait aisément déceler la supercherie : c’étaient bel et bien des morts à qui l’on avait affaire, et malgré toutes les précautions dont ils s’entouraient, allant jusqu’à se faire décorer et « fabriquer » des enfants pour mieux cacher leur jeu, jusqu’à devenir quelque chose dans la cité, les uns professeurs ou médecins, les autres employés de banque ou commis d’enregistrement, ou même soldats, et ils étaient partis pour la guerre, ce qui était pousser un peu loin la plaisanterie, ils étaient quand même bel et bien des morts, des fantômes. Cripure s’en doutait, étant un peu du bâtiment et par ailleurs assez intime avec le Cloporte qui devait tenir par ici ses quartiers. Or, sans qu’il y eût à cela la moindre ironie, cette place toute grise, de pierre, de terre, de ciel, avec ses grandes façades grises et camuses et ses grises préméditations, et sur les toits les grises fenêtres des mansardes comme des guérites, cette place était donc ce qu’on appelait le cœur de la ville. Bœufgorod. Cloportgorod. Mortgorod. Un cœur de pierre, un cœur de bœuf, un cœur de mort. Jamais cette vérité n’était aussi bien apparue à Cripure qu’aujourd’hui où il était confronté avec l’animal qu’ils avaient l’audace de désigner par les noms en apparence les plus nobles et qui n’était rien d’autre, sous ces titres menteurs, qu’une volonté toujours négatrice. Non. Le bœuf disait toujours non. Le bœuf et toute sa charmante petite famille de préfectures et de casernes, de lycées et de banques, etc., le bœuf disait toujours non, jamais oui. Le regard de Cripure erra longtemps comme s’il eût cherché à pénétrer plus avant les énigmes autour de lui posées. « Pas une pierre qui n’appelle une bombe ! » murmura-t-il. « Et il y a des cœurs qui sont lourds comme des bombes », acheva-t-il rêveusement. Il regrettait les terroristes, dont il n’aurait pas été. Dont il n’avait pas été.
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Il ne bougeait pas, s'appliquait à jouer le sommeil. Mais cette bouche crispée comme de colère, cette poitrine qui se soulevait malgré soi, ces mains ouvertes sur la peau de bique, pareilles à celles d'un mort, tout cela n'était pas d'un dormeur, mais d'un homme lucide étouffé par son chagrin. C'était revenu d'un coup comme toujours, comme revient un mal incurable qu'on est las de surveiller, et dont le retour vous saisit presque en plein bonheur, quand on espérait que la trêve serait longue encore. Ça ne finirait donc jamais ! Il avait compté sur une sagesse qui viendrait avec l'âge, comme un bénéfice ou une récompense, comme un équivalent spirituel à la rente que lui servirait l'État, sous le nom de retraite, en reconnaissance de ses bons et loyaux services. Est-ce que le chagrin qui avait désolé sa vie ne prendrait pas un jour congé de lui, afin qu'avant de mourir il ait le temps et la chance d'un regard calme sur lui-même et sur le monde, espérance dont la réalisation, pensait-il, lui ferait accepter la mort qui, autrement, ne serait plus qu'un vol, une escroquerie honteuse ? Mais plus il vieillissait et plus il se disait qu'il faudrait aussi renoncer à cette espérance puisque le chagrin ne démissionnait pas et qu'en ce moment il serrait encore les dents sur sa douleur aussi fort qu'au lendemain de la catastrophe, après tant d'années.
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- Allons ! Allons ! Allons ! Vous ne me comprenez pas. Vous n’êtes pourtant pas bégueule, voyons, avec une petite figure comme ça, des yeux comme ça. Hein ? Comment est-il, le petit bon ami ? Un brun, hein, c’est un brun ?
La petite se recula jusqu’au pied de l’escalier.
- Oh, le mauvais caractère ! Allons, c’est bien, mademoiselle. Montrez-moi le chemin, puisque vous dédaignez mes conseils. Montez !
Pour qu’en la suivant, il la pince comme l’autre fois ? Elle ne bougea pas.
- Montrez-moi le chemin.
Elle s’élança, courut d’une traite jusqu’au premier étage où se trouvait le cabinet de Babinot et frappa à la porte comme on crie au feu.
Cela se fit si vite que Nabucet eut à peine le temps d’apercevoir un petit bout de mollet.
« C’est une gourde, se dit-il, étonnante pour une fille de l’Assistance Publique. » Il se demandait où celle-ci avait appris à être si farouche ? Pas dans les fermes où elle avait été élevée, tout de même !
Il prépara un regard « terrible » pour l’instant où il allait la croiser dans l’escalier, un regard qui voudrait dire qu’elle n’avait pas à faire la mijaurée dans sa situation. Qu’est-ce qu’ils lui donnaient, les Babinot ? Trente francs par mois ?
Mais la rusée lui échappa. Dès que Babinot eut ouvert la porte, au lieu de redescendre, elle grimpa au second.
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Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs et de Babinot en tête, bien que Babinot eût quelque grandeur dans sa folie, comme le Cloporte ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils, non pas pour vivre, mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient – bataille sans fin – rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non !
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Une île : Maurice. Quatre personnages : un oncle et sa nièce, une femme qui vient de quitter son mari, un chef de bande assoiffé de vengeance. Une journée où tout va exploser : la cité, les haines et les colères, peut-être l'île aussi. Enfin, d'étranges animaux qui attendent que les humains finissent de se détruire pour vivre seuls, en paix : les caméléons. Unité de lieu, de temps, d'action ; le compte à rebours est lancé, la tragédie peut commencer. Dans ce roman impossible à lâcher, tout à la fois drame social, fable contemporaine et méditation sur l'avenir de notre humanité divisée, Ananda Devi lie le destin de quatre anti-héros qui, sans le vouloir, vont allumer la mèche d'une révolte impossible à arrêter. Avec sa langue tour à tour tendre et ironique, tranchante et poétique, elle nous plonge dans le chaos des hommes, met à nu nos travers et nos fautes, et interroge la possibilité d'une rédemption rêvée. On ne sort pas indemne d'un livre si puissant. Mais on en sort réveillés.
Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l'île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment "Ève de ses décombres" (Gallimard, 2006, prix des Cinq Continents, prix RFO), "Le sari vert" (Gallimard, 2009, prix Louis Guilloux), et "Le rire des déesses" (Grasset, 2021, prix Femina des lycéens).
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