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Critique de Moissagaise


En recevant ce livre, j'ai tout de suite été séduite par son apparence : je l'ai trouvé élégant, jeune, attrayant avec ses allures de dictionnaire.

Puis le titre m'a interpellée : « Cinquante ans d'occupations » au pluriel attire l'attention sur la diversité, la multiplicité, la variété des écrits et des formes de présences de Sacha Guitry dans l'histoire littéraire. Je trouve appréciable que les titres des oeuvres regroupées dans cet ouvrage figurent sur la couverture elle-même et mettent tout de suite en avant qu'il ne s'agit pas ici d'un recueil de pièces de théâtre mais d'écrits personnels de l'auteur, de réflexions, etc… Ce titre est lui-même inspiré du titre de l'ouvrage « Quatre ans d'occupation » dans lequel Sacha Guitry évoque les démarches qu'il a dû faire pour prouver qu'il n'avait pas collaboré avec les Allemands pendant la guerre.

Cet ouvrage est imposant (1325 pages), mais j'ai tenu à le lire en entier et en suivant l'ordre de présentation des documents. Et je dois avouer que je l'ai lu avec un plaisir extrême. N'en lire que quelques passages peut faire courir le danger de laisser de côté des pépites.

Le style de l'auteur est fluide, direct ; souvent ironique et humoristique, il ressemble à sa personnalité : « turbulent, touche-à-tout, d'une impatience folle et dévorant la vie – du reste convaincu que rien n'est impossible – et parfois, j'en conviens, me croyant tout permis - sans volonté suivie, sans ambition réelle et pas persévérant – opposant une force d'inertie déplorable aux choses qui m'ennuient – mais faisant toujours passer le bonheur des autres avant le mien – me sacrifiant sans le savoir, ou bien alors pour mon plaisir – négligeant ma santé jusqu'à la compromettre – prodigue, je m'en flatte, mais incapable de faire un pas par intérêt – et travaillant quinze heures par jour, comme si ce n'était pas permis – tel est l'homme que j'étais - et que je suis peut-être encore.» (p.65)

Dès les premières lignes de cet ouvrage, je me suis trouvée irrémédiablement entraînée. Très sensible à la manière dont un ouvrage est écrit tout autant qu'à son contenu (et il m'est souvent arrivé de mettre un livre de côté alors que le contenu en était intéressant, parce que j'en trouvais la rédaction ennuyeuse ou négligée), je dois avouer que Sacha Guitry m'a séduite par son style.

Ses réflexions sur la vie, parcourues d'aphorismes, sont amusantes et rendent concrètes bien des situations ou impressions auxquelles tout un chacun a été confrontées à un moment ou à un autre.

Ses propos et ses jugements sur les femmes sont parfois plus déconcertants et surprenants. Je les ai pourtant lus jusqu'au bout, entraînée par le flot de l'écriture sans plus pouvoir m'arrêter.

« Les femmes ne se rendent pas compte de ce que c'est pour l'homme qui les aime que de connaître ce penchant qu'elles ont presque toutes à se faire faire la cour !... » (p.125)

« Je conviendrais volontiers qu'elles nous sont supérieures – rien que pour les dissuader de se croire nos égales. » (p.107)

Ils sont représentatifs d'une époque où les femmes manifestaient leur désir de vouloir travailler :

« Les femmes sont indispensables à la vie, parce qu'elles en sont le plus merveilleux ornement. Mais comment ne comprennent-elles pas qu'elles risquent de perdre leur pouvoir infini en cherchant à singer les hommes ? […] le jour où elles travailleront toutes, le jour où elles auront toutes un métier, ce ne seront plus des femmes. Et les hommes n'auront plus en rentrant chez eux, le soir, cette joie exquise de trouver une femme en train de se coiffer ou de mettre une robe neuve.
Est-ce que ce n'est pas un spectacle délicieux pour un homme qui a travaillé toute la journée que celui d'une femme qui l'attend et qui n'est pas fatiguée ? » (p.126)

« L'homme, en se mariant, doit apporter l'argent, l'intelligence, la force et l'expérience – la femme n'a qu'à apporter sa virginité absolue pour que les deux dots soient égales. » (p.128)

« La femme devient la collaboratrice de l'homme, et son égale absolue, de ce fait même que l'homme a le cerveau bourré d'un tas de choses qui troublent son jugement – tandis que son cerveau, à elle, est complètement vide et pur – si bien que le conseil qu'elle donne, elle le donne avec son instinct qui est supérieur à celui de l'homme. » (p.128)

J'ai trouvé touchantes, et même amusantes, sa quête de l'amour, le questionnement et la curiosité qui en découlent, ses réflexions sur la vie de couple et les observations que ses nombreuses relations l'ont amené à développer. En tant que femme, j'ai été curieuse de découvrir ce qu'un homme du début du XXe siècle pensait des femmes qu'il fréquentait. J'ai pris mes distances par rapport à ce qui est dit, considérant cette lecture comme une forme d'apprentissage, et le contenu comme caractéristique d'une époque qu'il est intéressant de découvrir par le biais d'une personnalité.

Sont encore reproduites dans cet ouvrage des « causeries », des conférences, des émissions, que j'ai trouvées passionnantes comme les « Lettres d'amour » où Sacha Guitry nous fait découvrir et commente des lettres écrites par Musset, Bonaparte, Henri IV, Marceline Desbordes-Valmore, etc…

La « conférence sur l'histoire du théâtre » l'est tout autant et m'a donné envie de découvrir ou de redécouvrir des pièces et des auteurs.

L'autobiographie de Sacha Guitry nous apprend nombre de détails sur la vie de l'auteur bien sûr, mais aussi, à travers elle, sur la vie d'une famille de comédiens à la fin du XIXème et au début du XXème siècle ; nous découvrons des personnalités qui ont émaillé sa vie à travers des portraits ou des anecdotes (observer la grande Sarah Bernhardt dans son intimité est saisissant ; il est émouvant de saisir un trait de la personnalité d'Edmond Rostand à travers une anecdote. Dans « Portraits et anecdotes », le portrait de Riesler est extrêmement touchant, plus loin celui de Colette vieillissante et tant d'autres.

Sacha Guitry a une manière bien à lui d'introduire ces grands artistes dans son oeuvre. Il ne laisse apparaître leur nom qu'au terme d'une anecdote ou d'un portrait. Il nous présente des hommes et des femmes comme les autres avant de dévoiler leur identité dans une sorte de coup de théâtre.
Les propos de l'auteur, qui est allé d'institution en institution et a tant souffert au cours de sa scolarité, livrent une réflexion touchante sur l'éducation. Même si le système éducatif a changé, ses paroles demeurent encore parfois d'actualité :

« Eh bien, le grand malheur c'est qu'au collège, justement, on ne nous apprend pas à vivre, on ne nous prépare pas à vivre — et c'est un crime de ne pas nous dire, avant toute autre chose, que le travail est la plus grande joie de la vie. Si nous avions, dès l'enfance, cette idée bien ancrée dans la tête que du choix de notre métier dépend notre bonheur, nous nous appliquerions davantage – et nous le choisirions, ce métier, avec infiniment de soin. » (p.352)

Ou encore :

« J'ai la conviction, je le répète, que nous sommes extrêmement intelligents entre huit et quatorze ans — et que la plupart d'entre nous le sont moins entre quatorze et vingt ans, beaucoup moins. Pourquoi ?
Parce que, au sortir du collège, nous ne savons rien de la vie, nous ne sommes pas armés, et c'est la raison pour laquelle nous faisons tant de bêtises vers l'âge de dix-huit ans. » (p.353)

« Mais, hélas ! Je le répète, — et je le répète exprès — pour nous apprendre ces choses-là, pour nous faire aimer le travail et la vie, il faudrait que nos professeurs fussent passionnés, intelligents et sympathiques. Oui, surtout sympathiques ! le physique d'un professeur a une importance considérable. On est en train de reformer le programme de l'instruction – on a bien raison de le faire. Mais ce ne sera pas suffisant.
Je crois que, en l'occurrence, la façon de donner vaut tout aussi bien que ce qu'on donne.
Comment voulez-vous qu'un enfant s'intéresse à des questions qui lui sont posées par un professeur qui semble ne jamais s'y intéresser lui-même ? » (p.354)

Connaissant très peu Sacha Guitry, j'ai trouvé intéressant de le découvrir par un autre biais, peut-être plus intime, plus privé, qui a avant tout mis en valeur sa vie et sa personnalité, et m'a donné plus qu'envie de découvrir son oeuvre.

Pour finir, je citerai ce passage qui me semble représentatif de l'oeuvre et de la vie de Sacha Guitry. Il est extrait de « Lettres d'amour », p.171 :

« Si je devais cesser d'aimer, la vie me semblerait d'une telle fadeur que, très probablement, je cesserais de vivre !
Je cesserais de vivre, également, d'ailleurs, s'il me fallait un jour cesser de travailler !
le Travail et l'Amour sont associés en moi d'une telle manière qu'il ne m'est pas possible d'imaginer l'un sans l'autre – ni de parler de l'un sans reparler de l'autre ! »

Je remercie les éditions Omnibus de m'avoir fait découvrir cet ouvrage passionnant et enrichissant.
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