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EAN : 9782070294411
208 pages
Gallimard (06/05/1976)
5/5   2 notes
Résumé :
Entre la mer de Marmara et les collines d'oliviers s'étend la ferme de Selim, dit «le Toqué». Sans ambitions et sans besoins, il règne sur un monde encore épargné par le progrès. Fatin, préfet de la ville voisine, ancien camarade du Quartier latin, demain député, bientôt ministre, incapable de posséder la beauté, pratiquera la vengeance. Il fait lotir la ferme. Une kermesse monstre lui permet de profaner les lieux, la vieille bâtisse flambe, le sang coule. Par-delà ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
[Lu et présenté dans un club de lecture ayant pour thème la francophonie en Europe, en tant que 1er roman d'un auteur turc écrit à l'origine en français (publié par Gallimard en 1976), puis auto-traduit. Gürmen, auteur non-migrant à la biographie par ailleurs assez aventureuse, a ensuite écrit ses romans et nouvelles en turc. Son deuxième roman, L'Espadon - cf. ma note et mes souvenirs très enthousiastes - a été trad. par Anne Courcelle (Gallimard, 1978) ; les suivants non. Son plus récent date de 2010, publié dans sa 83ème année. Ce roman-ci, apparemment, a fait l'objet d'une rééd. récente en poche.]

Apogée du début (p. 15-16) identique à la fin (p. 191-192) :

"La vieille vieille bâtisse n'était pas belle mais sa vieillesse incarnait la valeur du passé. le long des boiseries de cet ermitage oblong, le temps avait gravé des hiéroglyphes pour annoter la légende de ce havresac ancestral, [...] pleine de ce dont peut l'emplir l'humanité avec ses torts et son espérance. [...]
Ce soir [/Hier soir], attifée d'un tutu à tissu imprimé de légendes obscènes, coiffée de lampions, enchevêtrée dans sa cornette et ses banderoles, telle une pedzouille sidérée, perdue dans la folie d'un bastringue la nuit de ses noces, elle rougit de honte ou d'exaspération. Elle flamba. Ses mèches de flammes perçaient son bavolet de tuiles, se dressaient comme des milliers de crotales prêts à bondir dans un bruit de crécelle sur des rongeurs affolés. Elle craquait, pétait, geignait, sifflait, hurlait plus que sa douleur. Gueule hirsute et démoniaque de croquemitaine se grisant de l'effroi. Tarasque paraissant fondre sur la foule fondue dans la frayeur. Elle flamba comme une torche. Elle employa la terreur pour préserver l'amour."

Chronologiquement : Selim le Toqué, Fatin l'ambitieux et le narrateur (qui restera spectateur anonyme dans le récit) sont trois jeunes amis turcs qui étudient à Paris, mais ils vont bientôt rentrer à quatre dans leur région bordant la mer Egée, Selim s'étant marié avec Gaël la Bretonne. Au départ tout semble opposer les deux premiers : le Toqué, qui a hérité d'un domaine et d'une source en bord de mer, y mène avec sa femme et quelques personnages de légende simples et sages une vie contemplative (voire méditative) et bucolique, à l'enseigne de ce que l'on pourrait qualifier aujourd'hui d'idéal de la décroissance. C'est ce qui lui vaut son sobriquet. Une harmonie profonde et passionnée règne dans le couple. Fatin, au contraire, dévoré par une ambition irrésistible, a obtenu tous les gages de la réussite : un mariage d'intérêt et un fils qui lui succédera, la profession insigne de psychiatre, une carrière politique comme préfet et bientôt député, ministre... tout "Et puis ? - Rien !". Peut-être lui manque-t-il la seule conquête qui se refuse à lui : Gaël, la femme de son ex-ami. Et ce manque se métamorphose en neurasthénie, en maladie mentale qui au passage révèle une personnalité beaucoup moins fruste et prévisible que ne l'aurait fait craindre la première moitié du roman. Mais lorsqu'il se libère de son carcan névrotique, s'est pour le remplacer par une haine destructrice contre son objet d'amour. La vengeance prendra la forme du "progrès" violant et ruinant le domaine vierge par le lotissement, les infrastructures touristiques et thermales, le développement économique. Rythme ancestral contre cupidité. Quiétude mystique contre réussite. Thème moderne et prémonitoire, en 1976...

Mais la victoire appartient incontestablement au Toqué exproprié, et non pas principalement parce que le narrateur nous le rendrait plus sympathique que son rival ou par notre propre sensibilité socio-politique de lecteur d'aujourd'hui ; elle lui appartient grâce au langage. Car outre sa richesse "inusitée" (dont on s'est sans doute rendu compte), la langue de Gürmen, toujours très travaillée comme peut l'être celle qui n'est pas maternelle, est ici d'une profonde poésie, d'un tel lyrisme tantôt épique tantôt contemporain, dans les descriptions de la nature aussi bien que des traits de chaque personnage, qu'elle ne peut appartenir qu'au Toqué. D'où l'interrogation ouverte par la "Confession" de Fatin à Gaël qui clôt l'ouvrage, qui paraît si détonnée dans sa bouche qu'on a envie de la définir une "Conversion".
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Ce livre se découvre avec la force d'une expérience sensorielle. Les mots affluent, s'accouplent, se tordent, se dressent parfois comme des serpents qui cherchent à s'étouffer mutuellement sous les contractions de leurs anneaux. Une bourrasque ouvre toutes les fenêtres du cerveau, s'y engouffre et fait tournoyer les images dans une gigue effrénée. le lecteur, pantelant, voudrait s'arrêter et il ne peut pas, surpris par une nouvelle audace de l'écriture. L'écharpe d'Iris tournoie et embrase de ses couleurs le récit que nous livre le narrateur, comparse de bohème de Selim le Toqué et de Fatin, étudiants fauchés dans le Paris de leur jeunesse.
Revenus à Istanbul, Selim s'installe à la campagne avec la belle Gaël dans la ferme héritée de son père tandis que Fatin Kolgil poursuit en ville une carrière de médecin psychiatre, puis d'homme politique qui le conduira au poste convoité de préfet. Vingt-cinq ans ont passé et le haut fonctionnaire croise Gaël dans les bureaux de son administration. Cette rencontre inopinée enfièvre son imagination, le vertige le saisit ; tout maintenant l'indiffère, il n'aura de cesse de conquérir la superbe mécréante. Comme celle-ci est peu sensible aux avances de Fatin, il échafaude un plan pour provoquer le ruine de son mari. Il fera exploiter la source qui se trouve sur les terres de Selim en l'expropriant et lotir le domaine au profit d'affairistes.
le livre repose sur une construction très complexe qui allie l'allégorie à différentes métaphores, sur lesquelles se greffent des paraboles et l'utilisation récurrente de chiasmes.
L'allégorie tout d'abord, la mise en image qui se focalise sur le destin de Fatin, l'intelligent, l'homme de science, le rationnel, l'ambitieux, le porteur du progrès par opposition à Selim, le Toqué, le paresseux, le rêveur, le bouseux qui doute de l'idée même de progrès. L'allégorie est celle de la quête de l'essence profonde de l'être. Cette quête éperdue chez Fatin tourne à l'absurde. Elle ne peut aboutir puisqu'elle repose sur l'envie – la femme d'un autre, le bien d'un autre – et utilise des moyens coercitifs et arbitraires. Elle s'abreuve à l'ambition du toujours plus, s'égare sur des voies de plus en plus violentes et suscite l'effarement de son entourage. Fatin met tout en oeuvre pour posséder ce qui lui échappe, quitte à perdre son statut social, son mariage, sa famille. Il est à la poursuite d'un leurre, il cherche ce qu'il ne peut trouver encore : la paix de l'âme
Les métaphores se succèdent pour marquer les étapes de cette poursuite vouée à l'échec. Elles sont illustrées par les efforts de ses proches pour le sortir de son abattement : recours à la sorcellerie (le hodja), à la religion (le prêtre), au lucre (le festin des margoulins, prélude au démantèlement du domaine), à un esthétisme dévoyé (les toiles des patients pervers de Dr Kolgil que s'arrachent les convives).
Deux paraboles coiffent les errements de Fatin. La première est celle de Stavro, le marin grec qui réinvente le mysticisme des derviches dans sa petite mosquée blanche construite par les villageois, et passe de la douleur de la perte à l'apaisement de l'âme. La seconde est celle de Seyh Müslim, le médecin juif qui soigne les pauvres au point d'hériter d'une carrure de saint.
Quant aux chiasmes, ils se retrouvent dans la composition du récit – en diagonale – quand le premier chapitre reprend le dernier, lorsque les couleurs de l'arc-en-ciel sont évoquées au début et à la fin. Mais ils apparaissent aussi dans certaines images inversées. Ainsi, en été, lors d'une promenade à cheval de Gaël, la paille est comparée à des flocons de neige : « La paille triée, emportée par la brise, scintillait dans le soleil, voltigeait vers l'indifférence, comme la neige... la neige en poudre portée par la bise, une meule de blancheur » (p.54-55) et la neige est comparée à une meule d'épis. L'hiver est venu, Gaël se promène sur la lagune : « Gaël, hypnotisée par les reflets moites de deux glaçons, comme deux pendentifs d'opale d'une sultane lunatique, les regardait s'éloigner à travers une meule de blancheur […] Elle s'envolait avec la neige poussiéreuse négligée par la bise, et curieux dédoublement, la brise ! »
Quel est le propos de Gürmen sur le fond ? Exprime-t-il une méfiance à l'égard de la modernité, du progrès technique et de ses effets sur l'homme ? Sans doute. Il semble en appeler à une sorte de sagesse syncrétique, nourrie d'apports culturels multiples. Gaël la Bretonne trouve sa place à la ferme du Toqué, de même que Tevfik le poivrot ou Stavro la Pie. Chacun a ses occupations, ses lubies, ses blessures, mais comme les couleurs de l'arc-en-ciel, toutes « indécises et rondelettes », ils se fondent dans l'écharpe d'Iris pour former la voûte qui ouvre sur l'infini. L'âme, en se dégageant de ce qu'il y a de plus matériel, peut atteindre une sorte de sérénité rendue possible par l'abandon, que cet abandon soit mystique (le sema du derviche), pure innocence (Tevfik), amour fidèle (Gaël) ou beauté (Mardik et ses couleurs).
Le personnage de Fatin Kolgil m'a fait penser à Fahrettin Kerim Gökay, vali et maire d'Istanbul dans les années 60, médecin psychiatre ayant étudié en Allemagne et en Autriche, entrepreneur, ayant mené avec succès une carrière politique jusqu'au coup d'État de 1960. Rosie Pinhas-Delpuech évoque cette personnalité dans une nouvelle de ses Suites byzantines.
Il faut lire L'écharpe d'Iris comme un grand récit mythologique, porté par un souffle et une écriture exceptionnels.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
Agacé, zieutant cet homme guindé qui s'était tu :
Connais pas le nom du capitaine qui t'a déchargé ici ! Mais toi, connais-tu la renommée des capitaines à qui vous soumettez les fruits de la science, pour nous les faire parvenir ? Hé ? Le « isme » est leur raison sociale. Ils sont tous les spermes du patriarche Avide.
Capital..., fit la voix nasillarde de Tevfik.
« Isme » ! trancha le Toqué. Capital des synthèses frustrées par le besoin, telle une cellule cancéreuse qui n'est plus de nos jours qu'un ogre insatiable. Fourbe...
Social..., ajouta Tevfik.
« Isme » ! reprit le Toqué. La guérisseuse ! La mamma des fausses couches, elle n'a pu mettre bas qu'un seul avorton : l'envie des masses.
Catèche..., sourcilla Tevfik vers l'étranger.
« Isme » ! hurla le Toqué. Le Cancre !
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- Sciences ? soupira Selim sans se renfrogner. Enseignant ? Je ne le suis guère. J'hésite tout bonnement à fourrer mon doigt dans la destinée de ces petits. Doivent-ils prendre part au progrès de la science ?
"Sans doute ! ajouta-t-il, incertain. Ce que j'eusse aimé ? C'est les rendre conscients d'un bien-être qui existe et dont... La Providence leur a fait cadeau à leur naissance, avant la science du progrès ou le progrès de la science.
Turlututu acheva cette réflexion indécise, assenant le coup de massue :
- Et s'ils ne veulent pas de votre bonheur de bouse de vache ?
- Personne ne les oblige..., traîna Selim, persistant dans sa perplexité. Directeur comme toi, préfet, comme lui. Exiger d'eux le bonheur tel que je le conçois ? Et comment ?
Puis hochant la tête, étonné :
- Bouse de vache ? Traite-moi de bouse de vache, si cela te fait plaisir, mais pourquoi te répugne-t-elle ?
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Assis dans la mahonne échouée sur la plage, il écoutait, incognito, les élucubrations de Selim :
Gaël, regarde l'arc-en-ciel ! Pas de stries ni de trait à l'encre de Chine entre ses couleurs indécises et rondelettes. Elles viennent de l'infini, elles vont vers l'infini. L'homme et son âme traversent la nef d'une voûte posée sur deux piliers sans soubassement. On dirait qu'ils ont jailli avec les couleurs et qu'ils trottinent en saccageant la ligne plate de l'horizon pour disparaître par où s'évanouissent ces couleurs. La terre fume, les spirales de fumée s'envolent, c'est la seule correspondance des êtres avec le sillage colorié d'une déesse fugitive soucieuse de masquer son aspect d'outre-tombe pour éviter la raison qui tue.
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Il se vendait une nuit de l'an pour redonner la lumière à ses aveugles, ranimer ses paludiques et ses tuberculeux grâce aux derniers des mélomanes, à l'obole des snobs, à l'aide des Croix et des Croissants écarlates, de dons à desseins multiples...
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Aucune strie, aucun trait à l'encre de Chine entre les couleurs indécises de l'arc-en-ciel. La petite mosquée a repris ses causeries. La mer, la plaine, les roches sont submergées par un tumulte de sons psalmodiques ou dévergondés, ivre d'un bonheur dépassant l'être. Les spirales de la mélodie s'envolent pour rejoindre ce sillage coloré d'une déesse fugitive soucieuse de masquer son aspect d'outre-tombe pour éviter la raison qui tue. Seyh Müslim est seul.
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