Ce livre se découvre avec la force d'une expérience sensorielle. Les mots affluent, s'accouplent, se tordent, se dressent parfois comme des serpents qui cherchent à s'étouffer mutuellement sous les contractions de leurs anneaux. Une bourrasque ouvre toutes les fenêtres du cerveau, s'y engouffre et fait tournoyer les images dans une gigue effrénée. le lecteur, pantelant, voudrait s'arrêter et il ne peut pas, surpris par une nouvelle audace de l'écriture.
L'écharpe d'Iris tournoie et embrase de ses couleurs le récit que nous livre le narrateur, comparse de bohème de Selim le Toqué et de Fatin, étudiants fauchés dans le Paris de leur jeunesse.
Revenus à Istanbul, Selim s'installe à la campagne avec la belle Gaël dans la ferme héritée de son père tandis que Fatin Kolgil poursuit en ville une carrière de médecin psychiatre, puis d'homme politique qui le conduira au poste convoité de préfet. Vingt-cinq ans ont passé et le haut fonctionnaire croise Gaël dans les bureaux de son administration. Cette rencontre inopinée enfièvre son imagination, le vertige le saisit ; tout maintenant l'indiffère, il n'aura de cesse de conquérir la superbe mécréante. Comme celle-ci est peu sensible aux avances de Fatin, il échafaude un plan pour provoquer le ruine de son mari. Il fera exploiter la source qui se trouve sur les terres de Selim en l'expropriant et lotir le domaine au profit d'affairistes.
le livre repose sur une construction très complexe qui allie l'allégorie à différentes métaphores, sur lesquelles se greffent des paraboles et l'utilisation récurrente de chiasmes.
L'allégorie tout d'abord, la mise en image qui se focalise sur le destin de Fatin, l'intelligent, l'homme de science, le rationnel, l'ambitieux, le porteur du progrès par opposition à Selim, le Toqué, le paresseux, le rêveur, le bouseux qui doute de l'idée même de progrès. L'allégorie est celle de la quête de l'essence profonde de l'être. Cette quête éperdue chez Fatin tourne à l'absurde. Elle ne peut aboutir puisqu'elle repose sur l'envie – la femme d'un autre, le bien d'un autre – et utilise des moyens coercitifs et arbitraires. Elle s'abreuve à l'ambition du toujours plus, s'égare sur des voies de plus en plus violentes et suscite l'effarement de son entourage. Fatin met tout en oeuvre pour posséder ce qui lui échappe, quitte à perdre son statut social, son mariage, sa famille. Il est à la poursuite d'un leurre, il cherche ce qu'il ne peut trouver encore : la paix de l'âme
Les métaphores se succèdent pour marquer les étapes de cette poursuite vouée à l'échec. Elles sont illustrées par les efforts de ses proches pour le sortir de son abattement : recours à la sorcellerie (le hodja), à la religion (le prêtre), au lucre (le festin des margoulins, prélude au démantèlement du domaine), à un esthétisme dévoyé (les toiles des patients pervers de Dr Kolgil que s'arrachent les convives).
Deux paraboles coiffent les errements de Fatin. La première est celle de Stavro, le marin grec qui réinvente le mysticisme des derviches dans sa petite mosquée blanche construite par les villageois, et passe de la douleur de la perte à l'apaisement de l'âme. La seconde est celle de Seyh Müslim, le médecin juif qui soigne les pauvres au point d'hériter d'une carrure de saint.
Quant aux chiasmes, ils se retrouvent dans la composition du récit – en diagonale – quand le premier chapitre reprend le dernier, lorsque les couleurs de l'arc-en-ciel sont évoquées au début et à la fin. Mais ils apparaissent aussi dans certaines images inversées. Ainsi, en été, lors d'une promenade à cheval de Gaël, la paille est comparée à des flocons de neige : « La paille triée, emportée par la brise, scintillait dans le soleil, voltigeait vers l'indifférence, comme la neige... la neige en poudre portée par la bise, une meule de blancheur » (p.54-55) et la neige est comparée à une meule d'épis. L'hiver est venu, Gaël se promène sur la lagune : « Gaël, hypnotisée par les reflets moites de deux glaçons, comme deux pendentifs d'opale d'une sultane lunatique, les regardait s'éloigner à travers une meule de blancheur […] Elle s'envolait avec la neige poussiéreuse négligée par la bise, et curieux dédoublement, la brise ! »
Quel est le propos de Gürmen sur le fond ? Exprime-t-il une méfiance à l'égard de la modernité, du progrès technique et de ses effets sur l'homme ? Sans doute. Il semble en appeler à une sorte de sagesse syncrétique, nourrie d'apports culturels multiples. Gaël la Bretonne trouve sa place à la ferme du Toqué, de même que Tevfik le poivrot ou Stavro la Pie. Chacun a ses occupations, ses lubies, ses blessures, mais comme les couleurs de l'arc-en-ciel, toutes « indécises et rondelettes », ils se fondent dans
l'écharpe d'Iris pour former la voûte qui ouvre sur l'infini. L'âme, en se dégageant de ce qu'il y a de plus matériel, peut atteindre une sorte de sérénité rendue possible par l'abandon, que cet abandon soit mystique (le sema du derviche), pure innocence (Tevfik), amour fidèle (Gaël) ou beauté (Mardik et ses couleurs).
Le personnage de Fatin Kolgil m'a fait penser à Fahrettin Kerim Gökay, vali et maire d'Istanbul dans les années 60, médecin psychiatre ayant étudié en Allemagne et en Autriche, entrepreneur, ayant mené avec succès une carrière politique jusqu'au coup d'État de 1960.
Rosie Pinhas-Delpuech évoque cette personnalité dans une nouvelle de ses
Suites byzantines.
Il faut lire
L'écharpe d'Iris comme un grand récit mythologique, porté par un souffle et une écriture exceptionnels.