AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782207165102
384 pages
Denoël (01/12/2021)
3.98/5   145 notes
Résumé :
"Je suis un réfugié, un demandeur d'asile. J'ai débarqué à l'aéroport de Gatwick en fin d'après-midi le 23 novembre de l'an dernier. C'est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce qu'on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées." 1994. Saleh Omar, originaire de Zanzibar, se présente à la douane avec un faux passeport. Pas de vi... >Voir plus
Que lire après Près de la merVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (45) Voir plus Ajouter une critique
3,98

sur 145 notes
5
24 avis
4
17 avis
3
2 avis
2
1 avis
1
0 avis
Ils sont deux. Deux hommes africains, originaires d'une contrée considérée comme à l'autre bout du monde – le terme de Zanzibar fait toujours rêver - à se retrouver en asile au Royaume Uni.

Le premier porte un faux nom. Il se fait appeler Rajab Shaaban Mahmud, porte avec lui un sac de vêtements, un coffret en acajou qui recèle un bien précieux, et il est doté d'un conseil – bon ou mauvais on le saura plus tard : en dire le moins possible, et faire semblant de ne pas parler tandis qu'il maîtrise parfaitement la langue.

Le second est un peu plus jeune. Ironie de l'histoire – et on verra pourquoi par la suite – c'est le fils du vrai Rajab Shaaban. Il est arrivé un peu plus tôt au Royaume Uni et vit en tant qu'universitaire à Londres.

Abdulrazak Gurnah va nous faire vivre dans la tête du premier : qu'est-ce qui peut en effet pousser un homme de plus de 60 ans à tout quitter pour demander l'asile dans un pays dont il ne semble même pas parler la langue ? On comprendra plus loin que, après une vie de riche commerçant, il a fait de prison et aspire à la sérénité.

Ce sera ensuite le tour de Latif, d'abord appelé comme interprète pour traduire la langue de son compatriote, et surtout bien curieux de comprendre pourquoi l'homme qui lui fait face a emprunté l'identité de son père décédé.
Car les deux hommes, sans se connaître profondément, ont de forts liens communs.

On ne dira rien de ce qui les lie, pour ne pas divulgacher aux lecteurs le plaisir de lire ce conte qu'on pourrait croire issu des mille et une nuit.
Mais surtout on aura apprécié la langue : nul doute que c'est ce qui fait la force du récit de Abdulrazak Gurnah, couronné d'un Prix Nobel bien mérité.
En lui décernant le prix Nobel de littérature à l'automne 2021 pour les dix romans qu'il a publiés depuis 1987, l'Académie suédoise en effet souhaitait récompenser une oeuvre qui explore de manière « empathique et sans compromis les effets du colonialisme et le sort des réfugiés pris entre cultures et continents ». Bien vu.

L'écriture est ample, elle prend son temps, et cherche à décrire la subtilité des liens entre les êtres, fût-ce la haine ou le ressentiment.

On croisera aussi le personnage de Bartlleby que Melville a fait naître et qui restera célèbre pour son « je ne préfère pas ». Les deux hommes connaissent cette référence, qui a quelque chose à voir avec leur histoire à tous deux.

Peu de personnages secondaires (Rachel, qui s'occupe des réfugiés, un autre homme qui aura été providentiel pour l'asile politique) mais peu importe : c'est avec beaucoup de sagesse que l'auteur nous raconte ses vies que le destin forge de toute part.

Devenu spécialiste des études postcoloniales à l'Université du Kent, à Canterbury, aujourd'hui à la retraite, Abdulrazak Gurnah s'est intéressé à des écrivains comme Wole Soyinka, Salman Rushdie ou encore Conrad nous dit-on.
C'est quoi qu'il en soit une réelle découverte pour moi : ce roman sur fond de thématique très contemporaine ne devrait laisser aucun de ceux qui se soucient de littérature indifférent.

Lien : http://versionlibreorg.blogs..
Commenter  J’apprécie          5010
Livre assez paradoxal. Tout l'intérêt réside dans le style de l'auteur, dans sa manière de mener la narration à travers le prisme des personnalités de ses deux protagonistes.
Alors que leur histoire est épique en elle-même, ce n'est pas sur ce plan factuel que mise l'auteur pour faire pénétrer dans son univers africain. Il choisit deux regards, deux façons d'être, deux manières d'appréhender la vie qui vont nous narrer une seule histoire.
Quelque part, notre histoire tellement on peut se sentir concerné par les soubresauts de l'humanité partout où des intérêts s'affrontent, des sentiments s'exacerbent.
On y trouve un humour léger, presque acerbe.
S'il fallait retenir une raison de lire ce livre, ce serait le regard posé par l'auteur sur ces trajectoires individuelles prises dans le mouvement global des civilisations.
Je préférerais ne pas le faire.
Commenter  J’apprécie          530
Étrange, parfois, les hasards de la vie. Je prédisais l'attribution du prix Nobel à Ngugi wa Thiong'o mais, étant dans l'impossibilité de trouver un de ses livres à ma bibliothèque locale, je m'étais rabattu sur Près de la mer, un bouquin d'Abdulrazak Gurnah. Ironiquement, c'est ce dernier qui a été sacré. J'avais lu un de ses livres cet été, j'avais éprouvé de la difficulté à accrocher à l'histoire mais quelque chose m'avait tout de même plu et je m'étais promis de lire autre chose de lui. Voilà pour la petite histoire.

Je ne peux pas dire que ce roman est un coup de coeur mais il m'a laissé une bonne impression, c'était une lecture intéressante, pertinente.

Près de la mer commence avec Saleh Omar, un homme d'un âge certain arrivant à Londres et demandant asile sous une fausse identité, celle de Rajab Shaaban Mahmud. Là, il plonge dans ses souvenirs en racontant son histoire aux autres réfugiés du camp où il a été emporté, sinon au traducteur parlant le kiswahili (langue parlée à Zanzibar) dépêché sur place pour communiquer avec lui. Et ce dernier en fait autant. Éventuellement, la narration passe au véritable Rajab Shaaban Mahmud qui, lui aussi, cherche refuge au Royaume-Uni (plus légalement, via un visa obtenu en Allemagne).

Près de la mer, c'est l'histoire de ces gens, promenés par la vie, par l'existence. C'est surtout l'histoire des membres de leurs familles (pères, grands-pères) et de leurs amis. Ainsi, à travers leurs destins, l'on découvre le Zanzibar et la Tanzanie du début du siècle dernier, avec ses marchands qui commerçaient sur leurs dhows jusqu'en Inde, jusqu'en Malaisie. Cela, jusqu'à ce que les Anglais et autres puissances occidentales ne se montrent de trop féroces compétiteurs, ruinent les marchands locaux.

Tout un pan du roman est supposé faire un lien avec un autre roman (une nouvelle, plutôt) ou son protagoniste, Bartleby the Scribe, mentionné à quelques reprises. J'ai lu ce roman mais il y a tant d'année que l'histoire est un peu floue dans ma tête. Conséquemment, le lien m'est passé au-dessus de la tête. Tant pis.

Pour le reste, Près de la mer, c'est la colonisation anglaise et ses conséquences sur le quotidien des gens. Mais bon, tout n'est pas si mal et certains n'ont qu'eux-mêmes (ou leur propre famille) à blâmer pour leur ruine. Et puis il y a la révolution qui apporte son propre lot de conséquences. Entre autres, la persécution puis la déportation des Omanais (individus d'ascendance arabe). À mon avis, c'est surtout un roman sur l'histoire personnelle, l'identité, la famille et l'exil. Ce dernier thème en particulier, le sort des migrants, leurs conditions, devrait résonner chez plus d'un.

Abdulrazak Gurnah ne fait pas que décrire, raconter la colonisation : il fait le lien avec le présent. Tous les événements racontés sont passés (ils peuvent paraître très lointains pour le jeune lecteur des années 2020), toutefois, ils ont encore des conséquences aujourd'hui. Par exemple, avec cet homme qui cherche asile en Angleterre, sur qui il est et sera. L'histoire n'est pas terminée. L'histoire n'est jamais terminée.
Commenter  J’apprécie          420
Ce roman s'ouvre sur l'arrivée au Royaume-Uni d'un demandeur d'asile. On ne saura pas tout de suite qu'il vient de Zanzibar*, comme Abdulrazak Gurnah, d'ailleurs l'île et la ville ne sont même pas nommées, si je me souviens bien. On ne comprendra qu'à la fin les raisons de son exil, à un âge avancé. Dans la première partie, ce narrateur nous fait découvrir le début de son histoire familiale et professionnelle. Un narrateur différent raconte dans la deuxième partie son départ de la même île pour des études en RDA et son arrivée en Angleterre. La dernière partie, on s'en doute, fait se croiser les histoires de ces deux émigrés.

Ce qui m'a frappé dès le début est le ton des récits: les narrateurs sont passés par des épreuves douloureuses, mais ne s'en plaignent jamais vraiment, gardent du recul par rapport à leur histoire, souvent racontée avec humour. Rassurez-vous, futurs lecteurs : la lecture n'est jamais ni difficile ni douloureuse (faites juste bien attention aux noms et prénoms des personnages, une fausse identité est importante dans le récit). le plus admirable peut-être dans ce magnifique roman est la façon de faire découvrir au lecteur petit à petit le détail et les motivations d'événements anciens. Les personnages principaux ne connaissent pas toutes les informations nécessaires et, surtout, doivent reconnaître peu à peu que leur mémoire imparfaite et nourrie de points de vue extérieurs ne leur donne pas une compréhension correcte de certaines étapes décisives de leur vie. Cette révélation progressive avec des rebondissements inattendus m'a tenu en haleine pendant toute la lecture

La toile de fond est très intéressante aussi : dès le début, les officiers d'immigration se demandent, et le lecteur avec eux, ce qui a poussé un homme de plus de 60 ans à tout quitter pour demander l'asile dans un pays dont il ne semble même pas parler la langue. Cette question soutient toute la narration, qui est alimentée par une vision de la colonisation puis de la décolonisation extrêmement prenante, même si elle comprend distance, tolérance et parfois humour. Outre ce point de vue politique, le livre revient régulièrement, mais toujours discrètement, sur le rôle de la religion (ici islamique) dans la vie privée et publique.

J'ai été un peu surpris au début par le choix de la traductrice Sylvette Gleize de garder de nombreux mots sans même les traduire par une note ni les grouper dans un glossaire. Mais cela ne nuit pas du tout à la compréhension, peu importe qu'un lecteur ignorant du kiswahili ne sache pas exactement ce qu'est telle ou telle pièce d'habillement, par exemple. Et je viens de réaliser que le lecteur du texte anglais original se trouve dans la même situation que moi.

Pour finir, il faut mentionner la référence fréquente à Bartleby (une bonne occasion de lire ou relire cette nouvelle de Melville, qui me fascine autant que le narrateur principal?) Puis-je conclure qu'il est toujours intéressant de découvrir un auteur récemment lauréat du prix Nobel (surtout avec le challenge de Meps) ? Peut-être pas, mais Gurnah est déjà pour moi un grand auteur.

*profitez-en pour réviser votre géographie et votre histoire ; je ne savais même pas ou plus (honte sur moi) que ça se situait en Tanzanie.
Commenter  J’apprécie          352
« Près de la Mer » est un des rares romans de Abdulrazak Gurnah a avoir été publié en français, après avoir été traduit par Sylvette Gleize (2006, Editions Galaade, 313 p). Histoires compliquées de cet auteur et de ce pays, la Tanzanie. Hélas, la maison d'édition, fondée par Emmanuelle Collas, spécialiste de l'Antiquité, l'a dirigée jusqu'à la cessation de son activité en 2017. L'auteur vient d'être couronné par le prix Nobel.

Le pays tous d'abord, c'est la réunion de l'ancien Tanganyika et de l'île de Zanzibar. Comme tout pays, il a une capitale officielle, Dodoma, située à l'intérieur du pays, mais c'est Dar es Salam, le grand port sur la côte qui forme le pôle économique. Zanzibar City est l'ancienne capitale de la grande île. Deux autres îles, Pemba et Mafia, au nord et au sud, sont rattachées au pays. Anciennement colonie allemande, le Tanganyika s'est donc réuni avec Zanzibar, qui était sous protectorat britannique, et qui servait essentiellement de réservoir d'esclaves pour le sultanat d'Oman. le premier président de la nouvelle république, en 1964, Julius Nyerere essaye de mettre en place un régime, plutôt socialisant, avec une société égalitaire et un gros effort sur l'éducation. Des communautés villageoises, les Ujamaas, sont organisées sur des principes collectivistes. le développement se fait non sans mal, avec des déplacements de population à la chinoise. Nyerere se retire en 1985. Des nouvelles élections ont lieu et actuellement le pays est dirigé par l'ancienne vice-présidente, Samia Suluhu depuis mars 2021. le pays a deux langues officielles, l'anglais et le swahili. Tout comme la culture qui est sous influence allemande, avec des chrétiens luthériens, des animistes et des musulmans, ces derniers étant notamment à Zanzibar. La découverte et l'exploitation d'hydrocarbures apportent une certaine richesse au pays.
On comprend donc que la vie de Abdulrazak Gurnah n'a pas toujours été facile, puisque né sur l'île de Zanzibar, il appartient à une communauté arabe persécutée. Il part à 18 ans pour l'Angleterre, change de langue en passant du swahili à l'anglais, langue de son écriture. Il obtient un doctorat à Université of Kent avec une thèse « Criteria in the Criticism of West African Fiction ». Une dizaine d'ouvrages publiés, dont trois traduits, qui traitent tous de ses thèmes préférés : l'appartenance, le déracinement et les migrations, suite au colonialisme, ainsi que de la mémoire.
« Près de la Mer » raconte l'histoire de Saleh Omar, originaire de Zanzibar, qui se présente à la douane à Gatwick, à sa descente d'avion avec un faux passeport. « Je suis un réfugié, un demandeur d'asile. J'ai débarqué à l'aéroport de Gatwick en fin d'après-midi le 23 novembre de l'an dernier ». le passeport est au nom de son ancien ennemi Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein, un marchand persan qui l'a floué.

Tout commence avant la réunification du pays. Omar Saleh, trente et un ans est propriétaire d'une entreprise de meubles prospère. Il se lie d'amitié avec Hussein, un marchand marin de Bahreïn sans scrupules. Omar accepte de lui prêter une grosse somme d'argent, en échange de quoi on lui donne en garantie les titres de propriété de la maison de Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein. le marchand avait prêté une somme d'argent identique et avait reçu ces titres en gages. Comme Omar le soupçonne, Hussein disparait et Omar est obligé de réclamer le remboursement de la dette. Là-dessus se greffe une sombre histoire de tante qui joue double jeu. Elle orchestre une campagne pour discréditer Omar et le faire arrêter et envoyer en détention, d'où il libéré onze ans plus tard. Sa famille s'est dispersée. Ruiné, Omar, se fait passer pour Rajab Shaaban Mahmud, et obtient l'asile politique en Angleterre. Sa seule richesse, un petit sac dans lequel se trouve son bien le plus précieux : une boîte en acajou contenant de l'encens (ud-al-qamari).
C'est un homme déjà âgé de 65 ans, qui apparemment ne parle que swahili, qui débarque dans les années 90 en Angleterre. On lui trouve un traducteur, lui aussi originaire de Zanzibar, Latif Mahmud. Les deux hommes ont a priori des relations communes. « C'est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce qu'on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées ».

En fait, ce roman d'Abdulrazak Gurnah, le sixième, aborde deux points particuliers de l'écriture actuelle en Afrique, tout comme dans les cinq autres rpmans. En effet, l'auteur se penche tout d'abord sur les sur le fonctionnement de la mémoire et pour cela il décrit la manière dont elle traduit les récits historiques.
Dans le roman, on trouve face à face Omar Saleh et Latif Mahmud. Ce dernier a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. Il mène une vie confortable en Angleterre en tant que poète et professeur à l'Université de Londres. Par comparaison, Saleh Omar est dans l'esprit de Latif, l'homme qui a ruiné sa famille et leur a volé leurs biens dans les années qui ont précédé l'indépendance de Zanzibar. Il a cependant déchu d'une situation de prospère homme d'affaires, puis progressivement petit commerçant, suivi d'un long séjour en prison comme prisonnier d'État, puis enfin migrant sans papiers à Londres dans un pays qu'il ne connait pas.
L'auteur montre tout d'abord le fonctionnement de la mémoire et son façonnement de l'histoire. Puis, il donne un aperçu du rôle des modes culturels islamiques dans la formation de l'identité nationale avant et après l'indépendance et la révolution. On retrouve alors la vie à Zanzibar avant la réunification lors de courts flashbacks. Naturellement, ces récits des vies antérieures des deux hommes à Zanzibar sont assez contradictoires.
Omar décrit le parfum de l'« ud-al-qamari » comme « la sensation d'une expérience », car l'odeur de l'encens déverrouille une série de souvenirs passés qui reviennent et déclenchent son processus d'introspection. C'est en quelque sorte la madeleine de Proust revisitée par Omar. « C'est peut-être cela vieillir, quand le soleil et la pluie ont effacé les uns après les autres les contours et changé les images en une ombre pelucheuse. Même si tout ce flou et ce vague laissent encore des traces, fragments, toujours plus rares de ce qui constituait le tout : le regard chaleureux d'un visage oublié, un parfum, une musique dont la mélodie échappe, une chambre, alors que le souvenir de la maison ou son emplacement nous fuit, une prairie le long d'une route au milieu du néant ». Omar Saleh, c'est un « raiiya », un citoyen arrivé de l'île de Zanzibar car contraint de fuir sa maison, qui réclame le statut de réfugié qu'il obtient, et qui finit par vivre en exil dans une petite ville anglaise au bord de la mer.
Omar Saleh se replie dans le mutisme pour contrer toute « contamination » européenne, toute pollution de son intégrité et de son monde originaire. Comme cet Angolais, Alfonso, rencontré dans un centre de détention qu'il refuse de quitter tant qu'il n'aura pas fini d'écrire son livre, par crainte de perdre le fil de ses souvenirs au contact des Anglais. « Parfois, je pense que c'est mon destin de vivre dans les décombres et la confusion de maisons en ruine ». Il a choisi de ne pas parler anglais et se conforme au rôle imposé du réfugié sans défense, à l'histoire toute tracée. Il rejoint en celà ses compagnons de rencontre : Alfonso l'Angolais, Ibrahim du Kosovo, Georgy un Rom de Tchéquie et Ali le Guinéen.
Latif Mahmud a suivi une autre voie. Il part pour l'Allemagne de l'Est grâce à une bourse en 1966, donc juste après la réunification, et le début d'une vie socialisante. Très vite, il se rend compte de s'être fourvoyé. Il s'échappe de la République démocratique allemande, déguisé en réfugié politique et arrive en Grande-Bretagne. Là, il préfigure ironiquement la fuite d'Omar de Zanzibar. Cependant, entre temps, il est devenu professeur à l'Université de Londres, donc, c'est quelqu'un de respectable. Il a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. C'est une appropriation de l'histoire, tout comme des politiciens sans scrupules et égoïstes l'ont fait en Tanzanie, plus soucieux d'assurer leur propre avenir que celui de la nation naissante. Cela apparait encore plus fortement dans ses derniers romans, dans lesquels Gurnah décrit de façon cinglante le despotisme irrationnel des nationalistes africains. C'est cette dénonciation d'absence de tout discours hégémonique est récompensée par la Nobel.

Le second point important des romans de Abdulrazak Gurnah traite du rôle des modes culturels islamiques et leurs implications dans les modifications des identités traditionnelles africaines. Et ceci avec le point de vue de la Tanzanie, nation pourrait-on dire au passé double avec Zanzibar et la Tanganyika, malgré son colonialisme allemand. Sur ce point, le roman est écrit du point de vue musulman. En effet, les pratiques musulmanes de Zanzibar sont le ciment qui unit la société, mais qui elles peuvent devenir gênantes si elles deviennent trop oppressives pour le reste de la nation. Tout d'abord, il y a le passé de l'île, qui a été longtemps un point de passage des négriers du Golfe Arabique et un lieu d'échange et de commerce maritime. « Il était une fois des cartes commerciales coloniales qui transformaient la corne de l'Afrique, affectant les petites villes le long de la côte avec leurs balisages. Après l'indépendance de ces pays, les commerçants sont brusquement partis, laissant les villes au bord de la mer dans le désarroi, ne faisant plus de commerce du ghee et de la gomme, des chiffons et des bibelots grossièrement martelés, du bétail et du poisson salé, des dattes, du tabac, du parfum, de l'eau de rose, de l'encens... ». Cette coexistence entre africains, arabes et indiens ne va pas sans poser des problèmes. Il y a eu à Zanzibar une révolte des natifs contre les Omanais. Les rabes commencent à coloniser la côte de Zandj, comme ils la nomment, à partir du Xeme siècle, installant des comptoirs commerciaux actifs durant tout le Moyen Âge. Ils assurent le commerce et les relations de l'Afrique de l'Est avec le monde arabo-persan du Nord-Est, mais aussi avec l'Indonésie et la Chine. D'ailleurs, Sayid Saïd, imam de Mascate (1804-1856) se fait construire un palais à Zanzibar, où il séjourne fréquemment, en faisant sa véritable capitale à partir de 1840.
L'Afrique de l'Est est alors un espace de migrants, avec des relations quelquefois très éloignées des jeux de pouvoir politique. Cela se répercute sur les relations à l'intérieur même des familles. Gurnah traduit ce contexte par des narrations multiples. le tout est enveloppé dans un contexte d'ironie, de coïncidences involontaires, avec des silences et des élisions. C'est un peu le jeu double que pratique la tante qui orchestre une campagne pour discréditer Omar, le faire arrêter et envoyer en détention d'où il sortira ruiné.
Il faudra que les deux hommes, Omar et Latif, se retrouvent en Angleterre, après une quinzaine d'années pour que la discussion se rétablisse et que la vérité soit enfin révélée. Il a fallu pour cela que le terrain change, que ce soit dans un pays « neutre », loin de l'Afrique de l'Est. Entre ces deux épisodes, il y a eu bien des désertions, de pays, d'amis de rencontre, et des reniements, envers son pays, mais aussi sa famille. Les premières rencontres sont pleines de suspicion et presque de haine. Ruine pour l'un, perte de son identité pour l'autre, avec en plus des conflits provoqués par la famille.

Par ailleurs, le livre est plein d'allusions explicites à Bartleby dans la nouvelle éponyme d'Herman Melville « Bartleby » traduite par Michèle Causse (2012, Flammarion, 201 p). C'est l'histoire d'un employé qui commence à travailler dans un bureau, puis refuse d'effectuer diverses tâches, puis tout son travail, et enfin décide de rentrer chez lui en disant à chaque fois «I would prefer not to » (Je préférerais ne pas).

Commenter  J’apprécie          145


critiques presse (2)
LeJournaldeQuebec
28 février 2022
Un beau livre, grâce auquel on apprendra beaucoup sur le colonialisme européen et ses dérives.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
LeDevoir
31 janvier 2022
Rien n’est tout à fait noir ou blanc. C’est l’une des grandes forces d’Abdulrazak Gurnah que d’explorer les zones de gris d’où émergent l’Histoire et les comportements humains.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
Citations et extraits (35) Voir plus Ajouter une citation
Je veux aller de l'avant, mais je me retrouve toujours à regarder en arrière, à fouiller un passé lointain qu'estompent tous les évènements survenus depuis, des évènements tyranniques qui occupent le premier plan et dictent les actes de la vie ordinaire. Pourtant, quand je regarde en arrière, je vois encore certains objets briller d'un éclat malveillant, et chaque souvenir saigne. C'est un lieu austère que celui de la mémoire, un entrepôt sinistre et désolé aux planches pourrissantes, aux échelles rouillées, où l'on passe parfois du temps à fureter parmi les marchandises abandonnées.
Ici, l'après-midi glacial s'enfonce dans la nuit qu'illumine déjà la lumière réconfortante des réverbères; la nuit qu'agitent le grondement sourd de la circulation automobile, la multitude des passants, un bourdonnement d'essaim incessant.
L'autre lieu que j'habite est tranquille comme un murmure, la parole y est muette et personne ou presque ne bouge - le silence une fois la nuit tombée.
Commenter  J’apprécie          260
J'ai consulté mon Concise Oxford Dictionnary aussitôt arrivé au bureau et je n'y ai pas trouvé grand chose. Moricaud(e) : homme, femme de couleur. On fait mieux. J'ai alors regardé au mot "noir" et son emploi m'a accablé : "bile, humeur noire", "colère noire", "messe noire", "liste noire", "marché noir", "caisse noire". Si bien que j'ai fini par me sentir misérable, sali par ce torrent de boue. Je savais, évidemment, que le noir c'était l'autre, le mauvais, le bestial, le perfide, inscrit au plus profond de l'être chez l'Européen même le plus civilisé, mais je ne m'attendais pas à contempler tant de noirceur sur cette page. Tomber là-dessus sans y être préparé a été pour moi un choc plus grand que d'être traité de mowicaud hila' (moricaud hilare) par un homme qui tenait le rôle du grincheux dans un film daté.
Commenter  J’apprécie          70
Puis le président déchanta à propos des Américains. En raison notamment du concert grandissant de reproches qu’on entendait alors dans toute l’Afrique à leur encontre. Ils avaient trop ouvertement montré leur rôle dans l’assassinat de Patrice Lumumba au Congo – des vantard de la CIA n’ayant pu s’empêcher de diffuser des informations qui auraient dû rester anonymes. Dans leur pays, on tuait des Noirs pour avoir simplement réclamé le droit de vote et l’égalité des citoyens. Ces aspirations nous étaient chères à tous à l’époque et rejoignaient notre révolte contre l’arrogance et l’oppression qui s’exerçaient sur les peuples non-européens partout dans le monde. Des photographies de la police américaine lâchant les chiens sur des manifestants noirs ont paru dans la presse en miroir d’images montrant la redoutable police de l’apartheid agissant de la même façon. Les Américains et la CIA semblaient vouloir interférer en tout, manipuler et contrôler chaque évènement, petit ou grand, qui attirait leur attention.
Commenter  J’apprécie          50
Je m'étonne que les heures d'obscurité me soient devenues si précieuses, et le silence nocturne si plein de chuchotements et de murmures quand il était auparavant si terriblement calme , si tendu par l'absence inquiétante des bruits qui planent au-dessus des mots. Comme si venir vivre ici avait refermé une porte étroite en en avait ouvert une autre sur un espace toujours plus grand. Dans le noir, je perds la notion d'espace, et dans ce nulle part je ne me sens plus complètement moi-même, j'entends plus nettement jouer les voix, comme si elles existaient pour la première fois.
Commenter  J’apprécie          90
Le vestibule était exigu et triste, le sol recouvert d'un tapis râpé dans lequel des bribes de fil rouge étaient encore visibles parmi le gris élimé. L'escalier - à peine quelques marches - opérait un premier virage en angle droit à droite, suivi d'un second virage en angle droit toujours à droite - une bonne position de défense. Le visiteur, qui avait toutes les chances d'être droitier, n'aurait pas eu la place de manier une arme et aurait également été vulnérable à un tir bien ajusté, à un chaudron d'huile bouillante, ou bien d'autres choses encore.
Commenter  J’apprécie          80

Videos de Abdulrazak Gurnah (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Abdulrazak Gurnah
Abdulrazak Gurnah vous présente son ouvrage "Les vies d'après" aux éditions Denoël. Entretien avec Lucie Leroy. Traduction par Sylvette Gleize. Rentrée Littéraire automne 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2929801/abdulrazak-gurnah-les-vies-d-apres
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
Visitez le site : http://www.mollat.com/ Suivez la librairie mollat sur les réseaux sociaux : Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat Linkedin : https://www.linkedin.com/in/votre-libraire-mollat/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Vimeo : https://vimeo.com/mollat
+ Lire la suite
autres livres classés : littérature tanzanienneVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (384) Voir plus




{* *} .._..