AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de hrousset


La récente rentrée littéraire a déversé dans le champ médiatique trop de livres inutiles, en particulier d'autobiographies fictionnelles ou hagiographiques, billets d'humeur, ou confessions par des « écrivants » pour qu'apparaisse et surnage dans l'actualité ce que l'on peut attendre de la « littérature » et qui peu ou prou émergera avec le temps et appartiendra aux classiques de notre époque. « Idiotie » de Pierre Guyotat est de ceux là

Il est possible qu'il échappe à l'attention du grand public parce que si l'auteur : Pierre Guyotat est connu, c'est souvent par sa personnalité et le caractère sulfureux et d'accès difficile de ses écrits. On se souvient en particulier de « Tombeau pour cinq cent mille soldats »(1967) et « Eden, Eden, Eden »(1970) reconnus et encensés par le milieu littéraire pour saluer une « langue » originale (Sollers, Debray, Leiris, Barthes, Foucault…),en même temps que d'autres intervenaient pour défendre son propos face à une polémique qui avait conduit pour « Eden » à l'interdiction de publicité et de vente aux mineurs , avant même que « Prostitution » et « Progénitures »(2000) ne viennent à nouveau bousculer, le long fleuve tranquille de la littérature, par le style et l'obscénité (au sens étymologique du terme) des descriptions.

« Idiotie »participe à une autre ligne d'ouvrages : des récits au présent de fragments de vie : « Coma »,(2000), « Formation » (2007), « Arrière Fond » (2010), récits d'apprentissage (de transformation) de celui qui très tôt, né en Province dans un milieu bourgeois, s'était reconnu poète . « Idiotie » est la suite des deux derniers et couvre ici l'entrée dans l'âge adulte, de 18 à 22 ans, de 1958 à 1962. Il a actuellement 76 ans. Il ne s'agit pas d'une biographie, encore moins de souvenirs, mais de la suite de scènes marquantes, d'un corps à corps littéraire revécu en direct comme pourrait le faire le cinéma, sous réserve qu'il puisse traduire aussi bien l'hyperesthésie du narrateur où tous les sens sont en éveil (l'odorat, la vue bien sûr : à la fois voyant et voyeur, l'audition : bruit et fureur racontés par un idiot ,c'est-à-dire un singulier selon l'étymologie : « idiot, simple ,particulier, unique, toute chose, toute personne sont ainsi idiotes, dès qu'elles n'existent qu'en elles-mêmes »). Une alchimie des sens…Des mots au service des images fortes, saturées, (« les mots sont déjà dans le noir interne de ma tête, quand se ferment les yeux. Je ressens que j'y trouve le moyen de vivre et déjà de dominer la vie et le monde »). Des mots servis avec un rythme saccadé, en staccato, entrainant le lecteur à la fin de longues phrases marquées par une ponctuation originale, avec scansion par des points-virgules. Une langue orale qui pourrait être déclamée, proférée,comme l'ont fait pour d'autres ouvrages l'auteur lui-même, Patrice Chéreau, Antoine Vitez… Une langue de « gueuloir », où la musique des mots s'allie à la force des images. Mais une langue directement accessible, une langue « normative » (pour reprendre les termes de Guyotat, qui porte les traces sans en avoir la difficulté d'accès de la langue originale d'autres ouvrages .On conseille au lecteur encore hésitant de lire les deux dernières pages qui donnent un bon exemple du style.)

Le livre a deux parties d'inégale importance. La première est le récit de la fugue à Paris à 18 ans, après neuf ans de pensionnat où il se retrouve sans toit et tiraillé par la faim, sous le pont de l'Alma, en proximité des prostituées, en proie à des visions obscènes qui évoquent les tentations de Saint Antoine telles que les a évoquées Flaubert. Quête d'humanité dans un monde hostile, nourri de l'affection d'une mère trop tôt disparue et de la bouche de laquelle il a appris « les dogmes et les mystères chrétiens », et en marche vers le père, « prêt à en découdre mais avec quelle force de chair renouvelée… » La deuxième partie plus étoffée est le récit de son engagement en 1961, dans la guerre d'Algérie, rompant volontairement le sursis, long cri anticolonialiste, en proie aux horreurs d'une guerre fratricide, en echo du « Tombeau pour cinq cent mille soldats ». Il sera arrêté par la police militaire pour des notes subversives, et ce que l'on apprendra sur lui à travers le roman qui vient d'être publié. Il sera emprisonné trois mois. Cette seconde partie est très fluide et comporte des séances assez cocasses comme le décryptage de ses écrits par un gradé…

Au total, une chance d'aborder une écriture qui devrait compter dans l'histoire de la littérature. Un récit au plus près des sensations : « Abattre mon je, vivre sans retenue, les seuls sens, animal. Exister sans être.»

Hugues Rousset
Commenter  J’apprécie          110



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}