Si vous ne craignez point "une confusion des sentiments", pour paraphraser notre bien-aimé
Stefan Zweig, faites comme moi, attaquez-vous à " La Tarnowka" de
Hans Habe. Ne vous laissez pas décourager par les critiques négatives de 2 babéliennes et une autre sans importance. Quand bien même qu'il s'agit d'un bouquin relativement volumineux et d'une histoire pas simple.
D'abord un mot sur l'auteur.
Hans Habe (1911-1977) qui est le plus souvent vaguement qualifié d'auteur autrichien, et ainsi à l'ombre de ses compatriotes
Stefan Zweig et
Joseph Roth. En fait, la réalité est légèrement plus compliquée et son parcours peu commun. János Békessy est né à Budapest de parents juifs convertis au protestantisme. Son père créa à Vienne un des premiers tabloïds. À Heidelberg, il étudia le droit et la littérature allemande. À 20 ans, il fonda son propre quotidien, qui fit de lui le plus jeune éditeur de l'histoire. de 1935 à 1939, il était correspondant de la Société des Nations ( le précurseur de l'ONU) à Genève. Après l'Anschluss (l'annexion de l'Autriche par Hitler), il se réfugia en France et joigna la Légion étrangère. En 1940 il fût capturé et interné à Dieuze en Moselle, d'où il s'échappa et réussit à joindre les États-Unis. En 1941, il devint américain et épousa, en 3ème noce, la riche héritière du fondateur de la mulinationale 'General Foods'. Après la naissance de son fils, il était incorporé dans l'armée américaine et envoyé en Afrique du Nord et Italie. En 1945, il retourna en Allemagne et créa dans la zone d'occupation américaine 18 journaux. Notre hyperactif auteur, maria, en 5ème noce, l'actrice Éloïse
Hardt qui lui donna en 1951 une fille Marina Elizabeth, tuée à Los Angeles en 1968 par un membre du gang de l'infâme gourou Charles Manson (meurtrier de l'actrice Sharon Tate et de 4 autres et toujours en prison). En 1953, il s'installa à Ascona, où il se maria pour la 6ème et dernière fois avec l'actrice hongroise Licci Balla. En Suisse sa vie devint plus calme, car il se contenta d' écrire des romans jusqu'à sa mort. Parmi ses oeuvres, je cite 'Ilona' de 1960 et traduit en français, tout comme son '
Zone interdite', paru en poche avec sur la couverture la mention optimiste : "Les règnes passent, les barbelés restent".
Et maintenant
LA TARNOWSKA. Même complications avec les noms et lieux, mais il y a plus, beaucoup plus !
La comtesse Maria Nikolaevna O'Rourke, née en 1877 à Poltava, actuellement en Ukraine, était la fille d'un haut officier naval du tsar, d'origine écossaise et d'une dame de la noblesse russe, d'origine cosaque. À l'âge de 17 ans, elle épousa le comte Wassilly Tarnowski et lui donna, un an après un fils, Wassilly junior, et à 21 ans, une fille Tatyana (qui mourra en 1994, presque centenaire). La jeune aristocrate menait une vie plutôt dissolue, marquée par une ribambelle d'amants et de drogues dures. Bref, une vie pas très exemplaire, même pas pour les normes d'une certaine haute société tsariste, mais pire allait suivre très vite. Lors d'un séjour à Venise, pour fêter dignement ses 30 ans probablement, elle persuada son amant n° 2, un certain Nicholas Naumov, de trucider son amant n° 3, un autre comte nommé Pavel Kamarovsky. "O tempora, o mores", comme aurait dit
Cicéron, "Quelle époque ! Quelles moeurs !".
La Tarnowska fût, bien sûr, vite arrêtée et il existe une photo, où on la voit flanquée par des carabinieri en splendide uniforme qui l'accompagnaient à la Cour de justice, Piazza San Marco, pour son procès. du procès, qui allait etre qualifié de procès du siecle par de nombreux journalistes - meme venus d'outre-Atlantique - et qui combinaient leur reportage avec un séjour pas nécessaisairement désagréable dans la merveilleuse cité des doges, il subsiste une carte postale bilingue italo-russe, sur laquelle même les caractères cyrilliques, en vieux russe, ne faisaient pas défaut !
En 1910, les 2 assassins furent reconnus coupables de leur crime, mais notre Maria n'écopa que de 8 ans de prison. Résultat surprenant grâce au boulot d'un avocat fort habile et d'un président de la Cour particulièrement clément. Détail intéressant : pour la première fois dans l'histoire juridique, des termes freudiens furent débattus.
La Tarnowska fût envoyée en taule à Trani, près de Bari sur la côte adriatique et libérée à peine 5 ans après, bénéficiant d'une amnestie générale. Naumov partit après sa libération en Suisse, où il est mort très jeune.
Apparemment toujours attractive, en compagnie d'un diplomate américain, elle traversa l'Atlantique et finit par s'installer à Buenos Aires, où elle vécut sous le nom de son nouvel amant, le Français Alfred de Villemer. Après sa mort en 1949, son corps fût transféré d'Argentine en Ukraine, pour être déposé dans la tombe familiale.
Malgré certaines longueurs et un style qui ne peut être comparé à celui de ses illustres compatriotes,
Joseph Roth et
Stefan Zweig, je trouve personnellement que l'oeuvre d'
Hans Habe ne mérite pas la mauvaise critique dont il a fait l'objet sur Babelio. Que
La Tarnowska n'est pas un personnage dont sont faits des rêves est évident, mais son parcours et son contexte contiennent incontestablement des éléments fascinants et l'auteur, en suivant patiemment pendant de longues années les traces de cette Messaline des temps modernes, a réussi à produire un ouvrage plus qu'honnête !