La solitude
CARAVAGE
Yannick Haenel
essai
Des Vies Fayard
2019 327p
J'ai eu du mal à entrer dans ce livre, et par surcroît l'auteur m'a agacée avec l'emploi fréquent comme transitif indirect du verbe transmettre à qu'il a l'air d'affectionner.
La solitude (du titre et comme caractéristique du Caravage) a à voir avec l'absolu, et plus particulièrement avec l'exigence de l'art. C'est un artiste, Haenel, qui parle d'un autre artiste, Caravage. A 15 ans, Haenel, alors élève au Prytanée de la Flèche, est fasciné par un détail, Judith, pour l'adolescent une simple jeune et belle femme dotée d'une généreuse poitrine, du tableau du Caravage, Judith décapitant Holopherne. C'est beaucoup plus tard qu'il découvrira le tableau tout entier. Ce n'est pas tant une biographie du Caravage, 1571-1610, que Haenel cherche à écrire qu'une enquête sur le peintre révolutionnaire qui terrasse toutes les conventions. Car il faut faire voir ce qu'on ne voit pas. L'exigence du Caravage l'apparente à un mystique. Sa vie débridée, de mauvais garçon, reste anecdotique, même s'il finit complètement défiguré, et si le désir qui l'anime l'oblige à prendre des risques avec la mort. le coup de foudre de Haenel pour le Caravage le marque en profondeur, il le pousse à écrire, nourrit son écriture, l'aiguillonne à atteindre le mystère. Mon coup de foudre pour le Caravage me confirmait à quel point la vraie vie consistait à s'ouvrir à une parole qui vous nourrit, à lui offrir votre corps, à vous laisser transpercer par cette expérience, et à écrire. Formulée ainsi, l'expérience semble être celle de la sainteté, quand Sainte Lucie, ou Sainte Catherine d'Alexandrie, par exemple, deux saintes qu'a peintes le Caravage, se donnent totalement au Christ et se laissent transpercer par la lumière divine. le Caravage, c'est une histoire de solitude, l'histoire de la vérité, l'une et l'autre se tordant dans le noir, qui se révèle après une longue quête être la couleur de Dieu.
le Caravage eut tout de suite du succès, et un succès énorme. Il fut oublié pendant deux siècles. C'est à la fin du XIX°, quand l'idéalisme n'a plus cours, que Manet et Courbet font qu'on le redécouvre.
Les premiers tableaux du Caravage, MichelAngelo, parce que né un 29 septembre, Merisi, peut-être fils illégitime d'une princesse Sforza, sont emplis de sensualité, voire de sexualité, et peut-être d'homosexualité. le Garçon mordu par un lézard, efféminé, l'épaule complaisamment dévêtue, est peut-être un autoportrait du peintre qui avec le doigt mordu, le digitus impudicus, désigne ses parties génitales et font un doigt aux conventions, à la bienséance, c'est aussi un portrait en miroir du Caravage : le bras droit est celui qui peint et les roses de la carafe sont des pinceaux. le petit rectangle lumineux de la carafe suggère l'invisible ou ce qu'on ne voit pas ou qu'on n'a pas la curiosité d'aller voir. le Caravage n'est pas un réaliste. Aucun peintre n'a pensé plus puissamment ce qu'il peignait.
Haenel enquête sur la trajectoire du peintre : on le voit en concurrence avec les autres peintres de l'époque notamment quand il peint l'Amour victorieux qui peut paraître sacrilège, mais qui au moins permet le débat sur le sacré, le lieu du sacrificiel, où quelque chose meurt puis renaît. le Caravage se reconnaît ensuite en
Saint François d'Assise, puis de tableau en tableau, se rapproche très près du Christ. C'est donc qu'il vit la peinture comme un moyen d'atteindre le mystère, mais tout autant il traque le mystère pour atteindre la peinture. Il est sûr que, exilé après avoir tué un homme certainement en position de légitime défense, il a changé radicalement sa manière de peindre. La figure du bourreau prend de plus en plus de place, et quand Jean-Baptiste est décapité, c'est le Caravage en personne qui perd la tête, et d'ailleurs il signe son nom du sang de Jean-Baptiste. C'est ainsi que le Caravage est un aventurier, au sens où l'entend Debord, non quelqu'un à qui il arrive des aventures, mais quelqu'un qui fait arriver l'aventure.
le point de départ de Haenel, c'est Judith décapitant Holopherne. Il a 15 ans, l'âge du désir pour cette jeune femme de 18 ans, dont 40 ans plus tard, Haenel connaîtra le nom, Fillide Malandroni, qui fut d'abord une courtisane, et qu'aima le Caravage. C'est la vie du désir qui anime en secret tout ce que Haenel écrit. Son point d'arrivée est La Décollation de Saint-Jean Baptiste. Haenel qui tente de comprendre la peinture du Caravage veut ainsi comprendre son écriture à lui et ce vers quoi elle le conduit. le mystère n'affirme de toute façon qu'une chose qui manque. le livre est donc à la fois biographie et autobiographie.
Les analyses des tableaux sont intéressantes. Tout ce qui concerne l'absolu, la solitude, le mystère, se lit de façon avide. L'écriture de Haenel, qui capte des choses à force de contemplation et parce que l'auteur lui-même cherche ce qu'est un artiste, déçoit un peu, même si elle se réclame de
Diderot, rendant compte de
Salons et de Bataille qui a écrit sur Manet. Comment faire parler le silence de la peinture ? Mais au moins, il va au bout de sa quête, en se documentant, en étant à l'affût des nouvelles découvertes, le cas Caravage intrigue encore, en ne cessant de regarder les tableaux et en mettant en parallèle sa propre pratique et celle du Caravage. C'est que pour tous les deux , le salut, ça compte.