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Critique de cedratier


«LA VEGETARIENNE» Han Kang (Le Serpent à Plumes)
NB : cette note un peu particulière et sans doute fort indigeste ( (:-) ) a été écrite en réponse au concours organisé par le Centre Culturel Coréen de Paris ; il fallait rédiger un texte personnel (maximum 10 pages) relatif à ce roman de Han Kang. Mes très sincères félicitations à la personne qui a gagné deux billets d'avion pour Séoul (et dont je serais ravi de lire ici la note couronnée).

N'avait-il pas raison, l'ami Montesquieu qui se demandait « Comment peut-on être Persan ? » Comment peut-on être Coréenne ? Et Coréenne du Sud, de surcroît ? L'Hexagone étant (évidemment) au centre de la surface du globe terrestre, on cherche à se rappeler où peut bien se nicher exactement ce demi-pays si lointain, royaume des téléphones portables, des voitures, d'une langue impossible à décrypter, et lieu de tous les fantasmes nucléaires de son demi-frère du Nord. Sans doute quelque part loin à droite, en bas ? Bref que connait-on de cette « petite » nation ? de sa population, de ses arts, de sa littérature ? Je l'avoue humblement, j'aurais bien eu du mal à citer un seul auteur coréen… jusqu'à cette rencontre avec « La Végétarienne », de Han Kang, roman inquiétant, envoûtant, étrange.

Voici donc, de nos jours en Corée du Sud, l'histoire bouleversante d'une jeune femme, Yŏnghye, éclairée en trois chapitres successifs par trois membres de sa famille.

C'est d'abord son mari qui nous la présente. L'employé modèle, le phallocrate banal s'épanouit médiocrement dans un univers rigide, dans un conformisme conventionnel et étouffant. Yŏnghye, modeste, réservée, discrète et simple, réunit toutes les qualités qui lui conviennent, et c'est justement pour cela qu'il l'a épousée. Cette union lisse et sans surprise bascule le jour où la jeune femme, suite à un rêve angoissant, décide de bannir du domicile toute viande ou poisson. Ce qui au départ n'aurait pu être qu'une excentricité intrigue le lecteur, et inquiète de plus en plus l'entourage de la jeune femme, d'autant qu'elle s'interdit tout produit d'origine animale, allant jusqu'à jeter ses propres chaussures en cuir. Plus que végétarienne, elle devient donc végétalienne rigoriste, ses cauchemars obsessionnels se font de plus en plus sanguinolents, elle s'alimente de moins en moins, son corps se décharne, elle ne fait plus l'amour (mais son mari la viole), elle ne dort plus, elle se dénude parfois, ses seins s'estompent, comme sa féminité. L'époux est dépassé, la famille de la jeune femme, en particulier son père, va la harceler pour la contraindre à ingurgiter de la viande… Cela conduira Yŏnghye, qui ne supporte plus de contact alimentaire qu'avec le végétal, au bord du suicide, au divorce exigé par le mari qui s'estime abusé, et dans un cheminement en spirale vers le déclassement social.

Deux ans plus tard, c'est Minho, le beau-frère de Yŏnghye, le mari de sa soeur, qui nous en fait découvrir une autre facette. Lui est un artiste vidéaste en panne d'inspiration, qui se cherche, peu reconnu, incompris de son épouse à qui il fait supporter toute la charge de l'éducation de leur fils et de la conduite du foyer. Depuis des années, son projet artistique inabouti vise à filmer des hommes et des femmes dont la nudité serait recouverte de fleurs peintes à même l'épiderme. Subjugué par l'idée de la tache mongolique que sa belle-soeur Yŏnghye a conservée depuis sa naissance au creux des reins, porté par un désir immaitrisable qui semble s'imposer à lui, bousculant toutes les conventions sociales et familiales, il propose à celle-ci, qui vit maintenant seule et assez marginalisée dans l'univers réduit de ses obsessions, le pari de la mise en scène érotisée de leurs corps nus, mais peints de représentations végétales, et en ébats captés par sa caméra vidéo. La fusion des peaux illustrées, les corps en transe dans une explosion exacerbée de sensualité semblent un bref instant entrouvrir une porte de la folle prison intérieure de Yŏnghye ; mais nul ne saura deviner ce qu'a pu représenter ce « mariage des fleurs » pour Yŏnghye, menant finalement l'héroïne vers l'internement en hôpital psychiatrique et une nouvelle étape de déshumanisation.

C'est enfin Inhye, la soeur aînée, la femme maintenant séparée du vidéaste, sans doute la plus « sensée » des personnages, qui nous fait parcourir la dernière étape. Elle ne comprend pas sa cadette, mais qui la comprend ? Elle lui reste pourtant fidèle, humainement très attachée, elle lui rend visite chaque semaine dans son établissement spécialisé. Yŏnghye est encore plus décharnée, elle est devenue quasi muette ; lors d'une fugue en forêt elle a imaginé se transformer en arbre, espérant « se dissoudre » dans l'ordre végétal. Et elle résiste de tout son être aux tentatives de gavage forcé de la part des médecins qui veulent la contraindre à vivre « normalement », malgré elle. Inhuy devra-t-elle accepter l'issue mortifère choisie par sa soeur ? Et d'ailleurs peut-on parler de choix ? le refus de viande et de tout produit d'origine animale s'impose avec une telle force irrésistible à la jeune femme ; pour elle, fuir, angoissée, la part d'animalité qui est en elle passe par sa végétalisation ultime. Elle a lentement glissé du végétalisme radical à l'anorexie grave et à la schizophrénie.

La question du regard est omniprésente dans ce roman. Dans sa construction-même, puisque ce sont trois points de vue qui nous donnent à voir, chaque fois sous un éclairage particulier et très subjectif, le calvaire de Yŏnghye. Il l'est aussi par la présence, à un moment particulièrement fort, de la caméra du vidéaste ; l'oeil de l'appareil, neutre et glacial, répond à l'étouffement obscène du regard social. Et c'est aussi le regard acide de Han Kang sur son monde, sur la rigidité des rapports familiaux et plus généralement humains, sur le poids des conventions qui asphyxient les plus fragiles.

L'une des surprises de lecture vient des tonalités très différentes de ces trois parties.
La banalité même de l'écriture du premier chapitre correspond bien au point de vue du mari, lui qui visiblement ne sait rien du verbe aimer et qui juge le contrat social de son mariage rompu par la dérive de sa femme.
La force intense, la visibilité des scènes du second chapitre, où le beau-frère vidéaste utilise au profit de son délire artistique et de son seul désir la folie de la jeune femme, rendent parfaitement l'ambiance charnelle, érotisée, d'une puissante sensualité, qui pourrait presque faire miracle. Mais ces deux inconsciences qui se rencontrent dans une étreinte brûlante sont trop étrangères l'une à l'autre, d'autant que le beau-frère est en fait tout centré sur son seul propre désir, lui qui n'est pas censé être fou.
Enfin c'est l'incompréhension de la soeur, mais surtout son inébranlable et solide fidélité jusqu'au bout qui s'expriment dans le troisième chapitre en contrepoint de la brutalité de certains passages.

Mais c'est surtout la violence qui sourd de plus en plus évidemment à chaque étape du livre qui marque. Elle est d'abord insidieuse, maligne comme une tumeur cachée chez le mari. Puis elle va crescendo dans le texte, elle explose avec rage dans le comportement terroriste du père qui veut contraindre par la force Yŏnghye à manger de la viande ; elle éclate dans les souvenirs des coups reçus par l'héroïne lorsqu'elle était enfant, ou dans la scène du chien qui la mord et qui, après torture, finit en ragoût dans le plat familial. Elle est insoutenable dans la tentative de gavage « médicalisé » des médecins en fin de roman.

C'est aussi un livre sur la solitude. Celle de Yŏnghye de plus en plus recluse dans sa folie, mais aussi celle de ses proches. Après le scandale et des ennuis judicaires conséquents (l'adultère est alors puni par la loi coréenne), Minho l'artiste n'a plus qu'à fuir ; pathétique est la scène du coup de téléphone qu'il passe à son ex-épouse en suppliant d'entendre la voix de son fils, et le seul bruit qui parvient aux oreilles du lecteur est celui des pièces qui tombent dans le réceptacle de la cabine publique lointaine. Toute aussi poignante est la prise de conscience de la soeur aînée non seulement de sa propre solitude, mais également du non-sens total de son existence, de ses choix de vie ; seule la présence de son jeune fils la retient de mourir. Au fond, le destin tragique de Yŏnghye devient le révélateur de la vacuité, de l'inanité du parcours de Minho et de Inhye. Alors sont-ils fondamentalement si différents, tous ces personnages ?

L'incommunicabilité radicale dans laquelle se retrouve enfermée Yŏnghye plonge le lecteur dans un univers angoissant, tant les émotions de la jeune femme, saisissantes, sont incompréhensibles, ce qui donne à ce roman une tournure si étrange, onirique. Elle s'imagine pleine de toutes les chairs qu'elle a ingurgitées. C'est rarement elle qui prend la parole directement, et quand elle le fait, c'est presque exclusivement pour raconter ses cauchemars qui la réveillent en permanence. Ses attitudes parlent pour elle : la jeune femme mange et dort de moins en moins, n'accorde plus la moindre attention à sa tenue vestimentaire ni à son apparence physique, et lorsqu'elle laisse voir ses seins nus, c'est sans la moindre notion d'exhibition, car elle ignore littéralement le regard des autres. A la fin du roman son corps est en déliquescence.

Le paradoxe fondamental et troublant de ce roman est que le seul personnage qui, apparemment du moins, réussit presque à sortir Yŏnghye de son gouffre mortifère, c'est le beau-frère égocentré, l'artiste qui n'a comme seules préoccupations que son « chef-d'oeuvre » et son désir, celui qui ne la juge pas car il n'en a pas réellement le souci. Car elle ne souffre plus, elle « revit » (c'est ce que signifie son orgasme) lorsque, fleur, elle se fond dans la peau végétalisée de son amant. Et sans le savoir, la soeur aînée, la soeur aimante n'a-t-elle pas, en sollicitant un hôpital psychiatrique, empêché une « rédemption », ou du moins un apaisement qui aurait pu jaillir de là où on l'attendait le moins ? En fait, c'est bien ce qui bouscule le lecteur : le seul qui, presque accidentellement, aurait pu être visiblement « réparateur », c'est celui qui ne vise que sa propre satisfaction, et c'est aussi celui par lequel l'orgasme advient. Pire, c'est la plus responsable, la plus attentionnée, celle dont notre « morale » nous rapproche sur le plan humain qui, sans le vouloir, brise l'effet curatif incident de la jouissance.

A moins que… A moins que cette histoire nous rappelle que l'emboitement absolument concordant de deux désirs dans un tout complet n'est qu'un leurre ? Que le nirvana achevé de l'imbrication parfaite de deux obsessions n'est qu'un fantasme, une illusion fugace, une impasse mortifère ?

La folle et douloureuse différence qui bouscule l'ordre établi, l'intolérance radicale comme unique réponse, la solitude absolue, la tromperie de la complétude, voilà ce que nous raconte ce livre, qui est loin de s'épuiser à la première lecture. Ce n'est pas un roman facile d'accès, c'est un roman noir et désespéré, dense, à tiroirs, ou plutôt à gouffres, qui s'adresse à une part non rationnelle de nous. En ce sens c'est vraiment un roman très contemporain, bien loin d'une écriture consensuelle ou politiquement correcte ; un livre très fort.

Merci à Han Kan de m'avoir ouvert les portes d'un nouvel et immense espace de lecture. Grâce à elle, je viens d'y rencontrer Gong Ji-young dans son bouleversant « Nos jours heureux », et déjà frappe à ma porte Gu Byeong-mo
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