Isabelle ne comprenait pas comment des gendarmes français pouvaient-ils faire ça aux Parisiens ?
– Les enfant ne peuvent tout de même pas travailler, monsieur. Il doit y avoir des milliers d’enfants là-dedans, et des femmes enceintes. Comment…
– Est-ce que j’ai l’air d’être le cerveau de tout ça ? Je fais juste ce qu’on me demande. On me dit d’arrêter les juifs étrangers à Paris, je le fais. Ils veulent qu’on les sépare en deux groupes : les hommes célibataires à Drancy, les familles au Vel’ d’Hiv’. Eh bien, voilà ! C’est fait. Braquez vos fusils sur eux et soyez prêts à tirer. Le gouvernement veut que les juifs étrangers de toute la France soient envoyés à l’Est dans des camps de travail, et nous commençons comme ça.
Toute la France ? Isabelle sentit jaillir l’air de ses poumons. L’opération Vent printanier.
– Vous voulez dire que ça ne se passe pas qu’à Paris ?
– Non, ce n’est que le début.
– Toi, tu étais seule, dit-elle. Moi jamais. J’ai rencontré Antoine à quatorze ans, je suis tombée enceinte à seize et j’avais à peine dix-sept quand je l’ai épousé. Papa m’a donné cette maison pour se débarrasser de moi. Alors tu vois, je n’ai jamais été seule. C’est pour ça que tu es si forte et moi non.
Je ferme les yeux, dans une obscurité où règne une odeur de moisissure et de vies lointaines, mon esprit replonge dans le passé, ouvrant une brèche à travers les années et les continents. Contre ma volonté - ou peut-être en accord avec elle, qui sait encore cela ? - je me souviens.
Une génération d’hommes partait pour la guerre.
À nouveau.
Si j'ai apprit une chose dans cette longue vie qui a été la mienne, c'est ceci: dans l'amour, nous découvrons qui nous voulons être; dans la guerre, nous découvrons qui nous sommes.
Les hommes racontent des histoires, [...]. Les femmes continuent d'avancer. Pour nous, ça été une guerre de l'ombre. Il n'y a pas eu de parade pour nous quand ça s'est fini, ni de médailles ou de mentions dans les livres d'histoire. Nous avons fait ce que nous devions pendant la guerre, et quand elle s'est terminée, nous avons recollé les morceaux et recommencé nos vies.
Un coeur brisé fait autant souffrir en temps de guerre qu'en temps de paix.
" Les lumières s'éteignent dans toute l'Europe.
Nous ne les reverrons pas s'allumer de notre vivant ".
– Rachel est née en Roumanie, expliqua Vianne d’une voix tendue. Voilà, avec le fait d’être juive, quel est son crime. Le gouvernement de Vichy se fiche qu’elle ait vécu vingt-cinq ans en France et qu’elle ait épousé un Français qui s’est battu pour la France. Elle a donc été déportée.
Vous n'êtes pas seule, et vous n'êtes pas responsable, dit la Mère avec douceur. Demandez de l'aide quand vous en avez besoin, et donnez en quand vous le pouvez. Je pense que c'est comme ça qu'on sert Dieu - et qu'on se sert les uns les autres et soi-même - dans les moments aussi sombre que ceux que nous vivons.