Les premières pages donnent le ton. On glisse d'une nuit de 1987 au jardin botanique de Tbilissi, Géorgie, nuit fofolle de quatre adolescentes libres et heureuses, au palais des Beaux-Arts de Bruxelles 32 ans plus tard, moment inquiet, solitaire et empesé. le récit ne cessera d'osciller entre passé et présent en suivant l'amitié de quatre jeunes filles - Keto, la narratrice, Dina, Nene et Ira. le présent s'ancre dans la rétrospective de Dina, devenue mondialement célèbre, qui les a photographiées durant toute leur jeunesse. On apprend que cette amitié est brisée, que l'une d'elles s'est suicidée. Et voilà le récit qui décolle telle une fusée : on veut absolument savoir pourquoi, comment, on est happé par l'histoire de leur attachement, de leurs brouilles, par leur apprentissage de l'amour et de la vie. On les aime, on les suit sans se poser de questions…
J'ai été d'emblée fascinée par ce quatuor féminin, qui permet des portraits d'une grande finesse, comme dans un kaléidoscope où le temps, les caractères et les destinées s'entremêlent pour renvoyer une lumière éblouissante et changeante. Ce sont des filles géniales, auxquelles on s'attache comme si on faisait partie de leur groupe, qu'on voit grandir, s'affirmer, se perdre. À cet égard, «
La Lumière vacillante » est un livre sur la noblesse de l'amitié, et la manière dont ces jeunes filles s'aident à devenir des femmes dans une réalité hostile. Ce lien leur donne l'audace de s'accomplir en tant que femmes libres et de ne pas tout miser sur l'amour qui asservit. Ce qui lit Keto et Dina, notamment, est ce genre d'amitié royale qui marque durablement un roman et en signe la réussite : avec elle, « je me sentais invincible, j'avais l'impression que nous étions les reines du monde », dit Keto. Et c'est bien là ce qui rend ce récit déchirant : la force de leur relation est montrée en même temps que sa destruction. le lecteur comprend très vite que seule la cruauté de l'Histoire a pu venir à bout d'une telle union.
L'enjeu profond de ce roman, en effet, est l'impact de l'Histoire sur des jeunes filles qui ne demandaient rien de plus qu'être heureuses, s'amuser entre copines et tomber un peu niaisement amoureuses. «
La Lumière vacillante » nous éclaire avec une rage lucide sur ce que fut la Géorgie avant la chute du mur, l'humiliation de leurs aïeux par les bolcheviques, les blessures à vif des grands-mères, puis comment elle plongea dans la violence avec la fin de l'empire soviétique, livrée aux règlements de compte, aux coupures de chauffage, d'électricité aux émeutes et aux « voleurs dans la loi », monstres créés par la répression stalinienne. Ces voyous tolérés par le pouvoir créent un « univers étrange, repoussant, qui a fini par ensevelir [leur] monde en apparence ordonné et paisible et tous [les] soumettre à ses lois ». L'autrice dit très bien la menace perpétuelle du passé sur le présent, le sentiment de mensonge qui lit les personnages à leur pays, la dépossession d'eux-mêmes, comme s'il leur manquait une pièce essentielle à leur identité. Keto se demande ainsi : « Notre propre enfance peut-elle jamais nous devenir étrangère ? ». Les personnages passent sans transition d'une bulle tiède, oppressante mais protégée, à un monde sans communisme, ouvert à toutes les violences et les vilénies. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la narratrice, double de l'autrice, devient restauratrice de tableaux anciens dans un récit qui tente de réparer le passé en l'exprimant.
Écrire pour tenter d'alléger le poids de l'Histoire sans en amoindrir la violence.
Voilà la force de ce texte, voilà son émotion.
Keto le formule ainsi : « c'était exactement ça que je voulais : partir sur les traces du passé, humer l'histoire, ne serait-ce que pour m'éloigner le plus possible de mon présent. Je ne m'évertuais plus à en chercher les raisons, elles n'avaient pas d'importance. Cette activité me semblait la seule qui pouvait me protéger de moi-même, de moi, et de l'époque dans laquelle j'étais condamné à vivre. »
L'énergie de l'entreprise est une autre des qualités de ce texte, animé d'un souffle puissant qui emporte la lecture. Nous sommes bien dans une épopée, vaste vaisseau où chaque rouage est parfaitement en place : début flamboyant, fin dramatique, nombreuses prolepses annonçant le pire, sens du fatum, destin se déroulant avec un sens de l'inexorable désespérant qui met à l'épreuve la confiance des protagonistes. C'est une énergie triste, piquée de regrets, mais qui a une force peu commune, comme si elle se nourrissait des antagonismes entre les personnages, entre les clans, entre les membres d'une même famille, entre les doubles qui s'opposent. La narratrice dit d'ailleurs de ses baboudas, ses grand-mères qui partagent leur vie et qui sont toujours en bisbille : « la friction permanente générait une énergie qui les maintenait en vie ».
Cette ligne verticale, qui oppose les personnages entre eux, croise la ligne horizontale entre le passé et le présent. Elles sont toutes deux tendues à se rompre. À l'intersection, la narratrice, qui restaure les objets anciens et répare les outrages issus de la mémoire. Keto, dans l'oeil du cyclone, courageuse et vibrante.
Un petit bémol toutefois dans cette lecture enthousiasmante : la force narrative vire parfois à la lourdeur - trop d'effets dramatiques, de redites, des longueurs. L'autrice, qui écrit aussi pour le théâtre, se sert de ses phrases comme de fouets, elle use d'une langue qui se clame plus qu'elle ne se lit et qui ne s'économise pas assez à mon sens pour garder tout son éclat. Disons que l'ampleur du souffle, indéniable et magnifique jusqu'aux trois-quarts du récit, s'épuise un peu sur la fin. Mais peut-être cette fatigue est-elle inhérente à l'entreprise, perdue d'avance, impossible à achever. Peut-être cette fatigue fait-elle toute la générosité du combat, comme dans les meilleurs passages de L'Iliade où les héros, fatigués, se sachant perdus, ne se rendent jamais.
Livre offert dans le cadre d'une rencontre avec l'auteur qui aura lieu le 3 septembre 2024 aux éditions Gallimard.
Sortie prévue le 5 septembre 2024.
Merci à Babelio, et aux éditions Gallimard, de m'avoir permis une telle découverte.