Romanesque à souhait cet excellent livre « le Chat, le Général et la
Corneille » de la géorgienne
Nino Haratischwili, titre qui peut faire penser de prime abord à une fable. Or, loin de la fable, nous avons là une épopée, un tourbillon mêlant savamment sentiments, aventures, événements historiques, un roman superbement construit, intelligemment documenté et divinement écrit.
Nino Haratischwili a un sens de la dramaturgie certain. le coeur de son livre : la vengeance et la rédemption.
Je l'ai littéralement dégusté et je remercie Babelio et les éditions Belfond pour cet envoi. Sans cette masse critique peut-être serais-je passée à côté d'un livre hors norme en cette rentrée foisonnante 2021.
Qui se cachent derrière ces drôles de surnoms ?
Le Chat est le surnom de Sesili, jeune femme géorgienne ayant émigrée durant l'enfance, avec sa mère et sa soeur, en Allemagne pour fuir la guerre, à une époque où les frontières venaient tout juste de s'ouvrir, où l'Ouest était encore curieux de découvrir les pays situés derrière le rideau de fer. Son parcours fait beaucoup penser à celui de l'auteure. Même nationalité, même ville de naissance (Tbilissi), même destination, l'Allemagne, elle partage aussi la même passion pour le théâtre, passion maintes fois relatée dans le livre où j'ai cru entendre la voix de
Nino Haratischwili. Chat est déracinée, son arrivée en Allemagne, petite fille, a été compliquée (est-ce le cas de
Nino Haratischwili, je suis à deux doigts de le penser), écorchée, toujours coincée entre le passé et l'avenir, entre les époques, entre ce qui avait été et ce qui allait suivre, « comme si elle n'était jamais vraiment partie d'où elle venait ou qu'elle n'était jamais vraiment arrivée ». Elle a du mal à trouver sa place dans ce pays, dans la société, au sein même de sa famil
le, dont elle ne comprend pas tous les codes. Son malaise est amplifié par une rupture récente. C'est sans doute le personnage le plus complexe du livre, le plus alambiqué. Son surprenant surnom s'explique par son agilité à grimper aux murs lorsqu'elle était enfant, par sa capacité à rebondir sur ses pattes dans certaines situations critiques, par sa façon de se glisser dans des personnages variés, d'avoir plusieurs vies en tant que comédienne, qualités qui vont lui être nécessaires pour accomplir la mission qui lui est ici confiée.
Le Général est Alexander Orlov, richissime homme faisant partie de l'oligarchie russe avec ses zones d'ombres, son pouvoir, ses propres règles. Un pouvoir froid qui ne connait ni compassion, ni miséricorde. Sa précieuse et unique fille Ada (tirée de l'héroïne de
Nabokov) s'est suicidée, elle qui ne supportait plus le monde depuis qu'il s'était révélé être un lieu où les hommes devenus monstres restent impunis. Ada demandait justement à son père de revenir sur son passé, sur les événements tragiques qui ont trait aux exactions commises par les militaires russes lors de la guerre de Tchétchénie 20 ans plus tôt. de revenir sur une certaine nuit, tragique, une nuit dans ce village perdu au milieu des montagnes, où le Général a été parmi ces militaires, cette nuit où sa vie a été réduite en cendres et où son surnom de Général a émergé de l'horreur, alors que pour lui l'humanité ne valait plus rien. Il est prêt à mettre tous les moyens et à exercer tout son pouvoir pour mener son objectif à terme, à savoir solder ses comptes pour que sa fille repose en paix. Pour cela il doit retrouver la trace de trois hommes, liés à lui par cet épisode macabre de sa vie.
Onno Brender, dit la
Corneille, journaliste allemand, spécialisé dans l'Europe de l'Est, dans les déplacements de population, dans les guerres multiples de cette zone sensible, véritable poudrière. Il s'intéresse particulièrement aux tsars officieux dont les manigances échappent à toute loi et toute morale. Homme affaibli, sombre, rongé par la culpabilité et le deuil. Il doit son surnom de
Corneille à un conte mythologique dans lequel la jalousie d'Apollon envers Ischys transforme ce dernier en oiseau noir croassant au lieu de chanter, symbole de l'annonce du malheur à venir.
Trois personnes dont nous suivons alternativement les pensées, les failles, l'histoire, à tour de rôle. A chaque retour d'un personnage via un chapitre dédié, comme un retour de manivelle, son histoire est narrée de manière plus approfondie, l'auteure reprend les éléments déjà expliquée dans les chapitres précédents mais va plus loin dans la présentation de sorte que nous acquérons petit à petit une connaissance approfondie et subtile de chacun d'eux. Trois personnes très différentes, qui n'ont a priori rien à voir les unes par rapport aux autres, et qui vont se retrouver malgré tout liées du fait d'un point commun partagé avec une histoire tragique vieille de vingt ans : le viol et l'assassinat d'une jeune Tchétchène Nura au milieu des années 90, il y a donc une vingtaine d'années.
Les chapitres s'alternent ainsi, s'entremêlent, se superposent et constituent peu à peu les faces colorées du Rubik's cube complexe qu'est cette histoire. Certaines faces, rouge sang, ont trait à la guerre de Tchétchénie au milieu des années 90, à la vie dans ce Caucase Nord, à l'irruption de la guerre, aux exactions commises par les russes, aux tortures endurées par les civils. D'autres faces, rouge sombre, racontent l'histoire de la Russie, notamment lors de la Pérestroïka de
Gorbatchev. le roman n'est pas manichéen et nous arrivons à comprendre, par ce point de vue chez l'ennemi, les conséquences dramatiques pour le peuple russe de l'escalade guerrière de ses propres hommes politiques. D'autres faces, davantage pastels, mettent en lumière avec beaucoup de douceur et de beauté la mélancolie des déracinés, « toujours un peu décalés, un peu en avance ou un peu en retard, ils n'arrivaient jamais à se fondre dans la masse pour ne plus se faire remarquer, jamais ». Certaines facettes dans les tons de vert nous présentent les superbes paysages montagneux de la Tchétchénie.
Quelques chapitres enfin, aussi lumineux que tragiques, faces blanches et noires de notre casse-tête, les faces clés autour desquelles tournoient toutes les autres, racontent l'histoire de cette jeune Tchétchène, Nura, libre, fière et belle, et de sa rencontre avec Malisch, soldat russe, enrôlé dans l'armée non par conviction mais par désespoir amoureux. Malish va être témoin des violences commises par ses camarades d'armée sur Nura. Violée puis tuée, quelle est la part de responsabilité de Malish dans ce drame ? Il en sortira détruit et sa destinée en sera complètement transformée.
Les multiples chapitre alternés vont permettre peu à peu de comprendre et de résoudre ce rubik's cube. Tout va finir par s'imbriquer, par s'aligner. du grand art.
Nino Haratischwili nous fait part à travers cet écrit du thème complexe de la culpabilité, de la responsabilité, de la vengeance et du pardon. Elle exprime également ses prises de position féministes à travers le portrait de Nura, femme indépendante, forte, en rupture avec le milieu dans lequel elle évolue, qui n'aspire qu'à vivre pour elle-même et pour ses idéaux. Elle exprime son dégout pour la guerre et pour le socialisme; sa méfiance envers les hommes. Elle raconte avec émotion le déracinement et ses conséquences. Mais avant tout, sa plume permet de mettre en lumière tout un pan de l'histoire de l'Europe contemporaine afin de ne pas oublier certaines tragédies. le tout capté au moyen d'une belle écriture ciselée, fluide et riche qui enveloppe évènements et personnages avec précision et poésie. La vision de l'auteure sur notre monde occidental pointe par moment, avec ironie et amertume :
« Il regrettait qu'elle n'ait pas gardé en elle le socialisme de son enfance. Elle l'écoutait en se disant que c'était vraiment dommage qu'il n'ait pas vécu quelques mois dans les ruines du soviétisme réel, privé de chauffage et d'électricité, sans ses festivals de musique, ses chichas et ses burgers adorés. Elle l'imaginait en train de mâcher des chewing-gums à la résine au lieu de Toffifee pour doper sa glycémie après avoir fumé. En train de franchir trois barrages sous surveillance militaire, des colonnes de chars et une armée de kalachnikovs pour aller voir ses amis. »
Est-il possible d'être l'ennemi, l'envahisseur, tout en parvenant à ne pas se salir les mains, tout en gardant sa part d'humanité ? Comment peut-on réparer l'impardonnable ? « Est-ce que faire des choses inhumaines n'est pas ce qu'il y a de plus humain ? ». Quelle est la part de responsabilité de tout un chacun dans les exactions commises d'un pays contre un autre pays ? La vengeance permet-elle d'apaiser sa conscience ? Ce livre nous offre de magnifiques réponses, sans manichéisme, tout en nuances, nous présente quelques clés avec lesquelles méditer en cette rentrée littéraire !