Citations sur Le seuil du jardin (19)
Il se leva, s'approcha de la fenêtre couverte de buée. De la rue, elle devait produire un halo rose et Masson se rappelait, au temps de sa misère, l'hiver, la fascination exercée par ses lumières qui signifiaient un repas, un feu, une nuit à couvert - ces vies frôlées mais jamais surprises dans leur déroulement secret derrière les murs et les vitres troubles.
Il travaillait alors à une toile (elle figure aujourd'hui dans la collection Beuckler, de New York) intitulée Le seuil du jardin. Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l'insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D'une nuit à l'autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s'en dégageait. Masson approchait d'un jardin à l'abandon, désert, touché par la lumière d'été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n'éprouvait pas l'envie d'y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu'à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. Un sentiment bizarre retenait Masson sur le seuil : le soupçon qu'il valait mieux remettre à plus tard l'exploration de l'enclos, le pressentiment d'une obscure défense d'entrer. Il longeait le mur, regardait par les brèches, dans l'attente d'un évènement qui ne survenait pas, mais une attente sans impatience et sûre d'être satisfaite. Puis, à un moment donné, il se trouvait à l'intérieur du jardin, bien qu'il n'ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l'entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. Ce sommet dans la joie annonçait la fin du rêve ; de toutes ses forces Masson s'accrochait à l'image du jardin désert, mais celle-ci se défaisait inexorablement, par lambeaux, devant lui en dérobant son énigme ensoleillée.
Projeté obliquement sur un chevalet, un rayon de soleil venait toucher le vert intense d'un motif plongé jusqu'alors dans la pénombre - une futaie. Il en jaillit une émeraude qui détenait dans son scintillement l'éclat des feuilles et de l'herbe surpris au débouché d'un chemin sur une clairière.
page 103
[...] Comprenez-moi, Masson, je voulais l'âge d'or pour tout le monde, le paradis sur terre, à la portée du premier venu. On appelle cela une utopie. Pendant des années j'ai piétiné, soutenu par ma seule conviction. Mes élèves se moquaient un peu de moi, quelques-uns du moins ; dans l'ensemble, je crois qu'ils aimaient bien le père Swaine. Le soir, une fois les devoirs corrigés, je me figurais la merveilleuse "cinémathèque" onirique qu'on aurait pu composer avec une sélection des plus beaux rêves, depuis le début de l'humanité. Je plaisante, bien sûr, mais j'avais des projets plus sérieux : je pensais aux névrosés, aux demi-fous, à ceux que des échecs répétés ont conduit au désespoir. Le désespoir est mon ennemi personnel, Masson. Je voulais fonder une homéopathie spirituelle, traiter l'illusion par une illusion bienfaisante. Je ne suis pas tout à fait sincère, d'ailleurs, en employant ce mot : je n'ai jamais tenu le rêve pour un simple leurre. [...]
Saisi tout entier par le besoin de peindre, il s'enfermait entre des cloisons que ne perçait plus l'idée d'une mort inévitable. Ses brosses en main, il ne vivait plus que pour l'oeuvre à accomplir, périssable certes, mais nécessaire dans son jaillissement. Puis, l'oeuvre accomplie, ou le plaisir dissipé, il redevenait l'homme désarmé devant le non-sens de son existence promise au vide.
Le paradis perdu ne devient accessible qu'à ceux qui s'en souviennent et, dans le fond, vous préférez votre regret à l'oubli.
Il attendait tranquillement dans le vestibule, entre les deux valises posées à ses pieds. Un mince pardessus de loden, râpé, l'enveloppait. Il était assez grand, mais frêle, âgé d'une soixantaine d'années. Dans sa contenance, presque humble, se devinait la patience de ceux que la vie n'a pas beaucoup gâtés et qui en ont pris leur parti. Néanmoins, le regard, d'une acuité extraordinaire, démentait partiellement cette résignation : il "mangeait" tout le visage aux traits tirés, marqués de lassitude.
En marchant, le peintre réfléchissait aux analogies qu'offraient ces décors avec ses rêves : ruines, sous-bois crépusculaires, plages sans limites, stades déserts, jardins à l'abandon, tous baignant dans une commune torpeur. Ces lieux ne s'ouvraient que sur d'autres lieux semblables, laissant toujours en suspens l'inquiétude ou l'émerveillement du rêveur - et c'était ce prolongement même qu'il fallait suggérer, du moins Masson le croyait. Ainsi, le père Cézanne y était-il parvenu : ses baigneuses, par exemple, évoluaient dans un espace privilégié, au coeur même d'un loisir à l'écart du temps...
Son enfance était entrée subitement dans la pièce comme une odeur de sapins, si vivante, si actuelle encore que le choc lui donna le vertige. Liée sans doute à une idée de jouets, la réminiscence dilata le présent jusqu'à des zones d'ordinaire incessibles ; l'espace d'un éclair, il entrevit des bougies roses, perçut le son grêle d'une boite à musique.
Il se leva, s'approcha de la fenêtre couverte de buée. De la rue, elle devait produire un halo rose et Masson se rappelait, au temps de sa misère, l'hiver, la fascination exercée par ces lumières qui signifiaient un repas, un feu, une nuit à couvert --- ces vies frôlées mais jamais surprises dans leur déroulement secret derrière les murs et les vitres troubles.