Françoise Héritier disait de ce magnifique roman de
Thomas Hardy,
Les Forestiers, qu'il était le livre de sa vie, celui qui l'avait bouleversé.
La littérature classique anglaise m'apparaît toujours avec ce charme particulier, je ressens ce plaisir que je ne sais jamais bien définir. L'autre matin, j'écoutais sur France Culture Mona Ozouf évoquer cette particularité qui la touche aussi, elle trouvait avec justesse les mots pour décrire la littérature anglaise du XIXème siècle, disant que "celle-ci faisait entrer
L Histoire dans le concret des vies, faisait descendre le politique dans le domestique. Il y a chez les romanciers anglais, un sens du concret, du détail, de la saveur, de la couleur, du grain des choses..."
Voici le troisième roman de
Thomas Hardy que je lis. Autant vous l'avouer sans détour : cette rencontre fut un enchantement.
Ici nous sommes au rythme de la forêt, ceux qui travaillent ici dépendent de cette ressource quel que soit leur niveau social : propriétaires forestiers, bûcherons, négociants, cidriers... Jusqu'à ces étroites chaumières où des femmes taillent à coup de serpe de petites baguettes à usage domestique... J'ai trouvé cette fresque sociale peinte avec beaucoup de finesse et de justesse. On s'y croirait.
Et puis il y a l'amour... C'est une histoire anodine à première vue, mais violente lorsqu'on avance dans ce roman, violente comme la passion, non pas une passion exacerbée, mais quelque chose de contenu, une force souterraine tout au long du récit. Violente et poignante.
L'intrigue repose sur trois fois rien, quoique
Thomas Hardy n'en finit pas de nous égarer dans les méandres de l'âme humaine, de démêler les fils ténus qui sous-tendent cette histoire, qui emportent dans un destin partagé plusieurs personnages aux velléités parfois différentes.
Il y a tout d'abord ce personnage principal qui m'a totalement séduit, cette jeune femme Grace Melbury qui revient dans son village natal, Little Hintock, après ses études à la ville. Son avenir est déterminé par une promesse faite entre son père et celui de Giles Winterbone, décédé. Grace et Giles sont promis l'un à l'autre, c'est décidé, c'est écrit, ils se marieront. Mais voilà, Grace a grandi. Elle a découvert, hors des frontières de son village, une tout autre vie, d'autres rêves, d'autres horizons...
Et puis, un autre homme, en la personne d'un certain Edred Fitzpiers, médecin, beau, irrésistible et troublant, va en décider autrement et venir troubler ce chemin si bien tracé d'avance...
Grace appartient au milieu des forestiers, mais elle est déchirée entre deux mondes, comme si elle venait brusquement d'une autre classe sociale, comme si elle était devenue autre... Elle entre dans cette histoire avec cette déchirure.
Les personnages, leurs itinéraires qui se croisent, se vivent au rythme de la forêt, celle-ci est tantôt apaisée, tantôt tourmentée, tantôt rebelle ou mystérieuse.
J'ai aimé le personnage de Giles Winterbone, élégant et rustre, ce fiancé pressenti, promis à Grace, admirable forestier, taiseux magnifique, fidèle dans son amour, d'une noblesse de coeur, avec un rapport aux arbres qui est touchant, tandis qu'Edred Fitzpiers, le médecin qui courtise Grace, est si éloigné du coeur et des préoccupations de la jeune femme. Si éloigné des arbres aussi.
Vous l'aurez compris, derrière les ramures et les feuillages, parmi les sapins, les hêtres et les chênes, se dessine une sorte de triangle amoureux.
Quatuor amoureux plutôt puisqu'il y a aussi la belle et mystérieuse Felice Charmond, la châtelaine qui réside tout là-haut à Hintock House, traversant le paysage parfois furtivement, dans son carrosse noir, laissant deviner à travers la vitre opaque un visage énigmatique...
Dans une ambiance rustique, c'est aussi un roman aux accents modernes, dans la manière qu'a l'auteur de vouloir rompre les codes amoureux établis, dont souffrira Grace Melbury tout au long du récit, contre lesquels elle se battra, aidée du reste par l'entremise de celui qui l'aime et qu'elle aime, Giles Winterbone.
J'ai beaucoup aimé aussi le père de Grace, ce père qui voudrait aider sa fille à sa manière ; à certains moments il s'indigne des règles qui condamnent une femme une fois mariée à devoir se résigner à jamais, s'accommoder de son sort en silence. J'ai beaucoup aimé ce père, austère et digne.
Les personnages secondaires sont également attachants, comme cette Marty South, jeune fille pauvre du village, aux cheveux magnifiques et tant convoités...
La distinction des différences sociales ici est forte, dévastatrice, dicte les destins amoureux, imprime des chemins irrémédiables qui vont à la fois rassembler, séparer, unir, désunir, rendre malheureux en définitive. Chercher la compassion.
Thomas Hardy est un peintre, au geste ciselé, touchant l'intime des coeurs. C'est une peinture aux touches délicates. Peindre l'âme, c'est un peu aussi peindre une forêt, aimer l'âme humaine, c'est presque le même rapport aux arbres.
C'est fin, c'est intelligent.
Parfois je me suis demandé ce que Grace Melbury serait devenue si elle s'était emparée de son destin d'une toute autre manière, se révoltant contre les biens pensants, la bienséance, le poids d'un monde façonné par les hommes, si tant de fois on n'avait pas décidé pour elle...
Parfois aussi le destin est capricieux, tient à trois fois rien ; à quelques millimètres près à l'échelle romanesque, le sort d'un amour peut peut être sceller dans un sens comme dans l'autre...
Elle est au milieu du gué, déchirée entre deux chemins possibles et cela rend ce roman d'une incroyable beauté.