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Critique de berni_29


Je viens à peine de refermer La route du retour, livre que Jim Harrison a écrit dix ans après Dalva, je suis encore sous le coup de l'émotion des toutes dernières pages de ce véritable chef d'oeuvre crépusculaire, foisonnant et magique.
J'ai été emporté dans ce long récit qui n'est ni tout à fait un roman, ni une autobiographie. Je ne sais pas comment le qualifier d'ailleurs, une sorte de saga familiale, une fresque chorale qui parcourt des vies, où plusieurs voix parlent, écrivent, déploient comme des battements d'ailes, chacune à tour de rôle, un journal de manière intime. Et tout cela traverse cinq générations d'une même famille. L'âme de Jim Harrison est un peu éparpillée dans chacune de ces vies, une sensation très personnelle je vous l'avoue...
« L'écriture est-elle une forme de retour continuel à nos blessures ? » Cette question fut posée à l'écrivain par une journaliste française. Il lui répondit par la citation d'un de ses poètes préférés, Federico García Lorca : « Il n'y a que trois choses à propos desquelles on peut écrire : l'amour, la souffrance et la mort ».
Alors, nous voici comblés car tous ces thèmes sont visités dans ce livre de manière magistrale. Souvent, la mort et le deuil submergent en effet l'écriture de Jim Harrison. Je m'en suis aperçu ici plus fortement que jamais. La mort est là, rôdant parfois comme un autour guettant sa proie, venant mettre un point final à certains des journaux intimes dont la lecture nous est confiée. Mais l'histoire de nos vies ne serait rien sans l'amour, ses rêves, ses enchantements, ses illusions, ses blessures, ses vertiges.
Voilà pourquoi je tiens Jim Harrison pour un écrivain incroyablement romantique.
À travers ces journaux, ces voix qui nous invitent aux escapades et à la confidence, nous découvrons les personnages de cette saga comme si nous faisions déjà un peu partie de la famille. Pour peu que nous ayons lu Dalva, ils nous sont déjà familiers.
Voici tout d'abord le vieux John Wesley Northbridge, le patriarche de la famille, truculent, tyrannique pour les siens sauf peut-être pour Dalva sa petite-fille pour laquelle il va endosser le rôle de second père, à la suite de la mort du premier durant la guerre de Corée. On le devine bagarreur étant jeune, donnant facilement le coup de poing, amateur de femmes et de whisky... Mais on le découvre aussi touché par l'art, passionné par les peintures de William Turner ou de Paul Cézanne, dessinateur éperdu devant la fougue d'un hongre, le vol d'un passereau, une jeune femme se baignant nue dans une rivière ou bien ce qui nous demeure éternellement invisible et secret... Je le soupçonne de ressembler trait pour trait à Jim Harrison...
Et puis il y a les autres, Nelse le fils biologique de Dalva adopté très tôt par une famille aisée new-yorkaise. Il y a Naomi la mère de Dalva, Paul, l'oncle de Dalva et frère de son père, et enfin celle pour qui ce livre est sans doute dédié, traversant le paysage des pages, portée sublimement jusqu'au dénouement de l'histoire : Dalva.
Dalva est là, on la voit toute jeune, enfant de onze ans, puis plus tard adolescente de quinze ans enceinte, et encore plus tard trente ans après... Dalva, sauvage, entière, généreuse et entêtée, adorable et fougueuse. Elle a sans doute le tempérament de son grand-père et pourquoi pas carrément celui de Jim Harrison...
Ce livre est peuplé aussi de fantômes.
Chaque personnage de ce récit est saisi à un moment crucial de son existence, à un tournant... En pleine crise existentielle profonde, ils font face à leur destin et affrontent leur vie comme ils peuvent. Des vagues de mélancolie étreignent les personnages. Une violence intérieure, un sentiment d'impuissance traversent parfois ce livre.
On retrouve quelques thèmes chers à Jim Harrison : le rôle du hasard dans les inclinations humaines, la fatalité, la destinée humaine, le sentiment d'abandon, la liberté, l'existence vue comme une longue errance, mais ici le thème central que j'ai vu est bien celui de la filiation.
Chaque page semble questionner le sens de la vie et c'est beau.
Et puis brusquement il y a la nature sans laquelle ces personnages seraient comme des barques sans attaches. Nous voici en effet au milieu des plaines et des collines du Nebraska, là où coule la rivière Niobrara.
La Route du retour, c'est s'enfuir non pas du monde, mais dans le monde.
J'ai aimé retrouver ici le style abrupt et poétique du grand romancier américain, où nous oscillons de scènes cocasses, parfois coquines où souvent l'absurde a le dernier mot à des rêves follement oniriques. Parfois, étrangement tout cela va d'une phrase à l'autre, comme passant du coq à l'âne, et je dois vous avouer qu'au début du récit ces digressions m'ont un peu dérouté, puis je me suis laissé couler, emporter dans la phrase insolite et tumultueuse de Jim Harrison.
L'âme des indiens lakotas vibre dans chacune des veines de ce livre. On l'entend battre dans le frémissement de la terre, des rituels presque oubliés reviennent parfois dans les gestes les plus simples comme celui de poser un peu de tabac au pied d'un arbre ou d'enrouler son corps de cendres pour célébrer le deuil d'un proche.
Toutes les choses de la nature semblent ici à la fois éphémères et éternelles, uniques, ramènent nos existences à leur vacuité.
Aimer La route du retour, c'est peut-être comprendre que la vie se réduit à ce qu'on en fait au jour le jour.
C'est en regardant le feuillage d'un prunellier, ses pétales blancs, ou bien en découvrant le vol d'un martin-pêcheur ou celui des oies cendrées dans le voile du matin, que l'on comprend peut-être cela...
Alors ce sont parfois de longues fuites en pick-up... qui peuvent amener deux amants tout d'abord vers la chambre d'un motel minable, où se retrouver en toute discrétion pour faire l'amour. Mais quitte à entendre des glapissements, des roucoulements, des feulements, à droite, à gauche des parois aussi minces que du papier à cigarettes, quitte à entendre les mêmes bruits mais de manière plus harmonieuse et naturelle, pourquoi ne pas filer alors en pleine nature, au bord d'un lac, en pleine clairière, faire l'amour à ciel ouvert, se laisser prendre avec le chant des roitelets, des loriots, des alezans au loin, dans le parfum des amélanchiers... À ciel ouvert, au bord de cette frontière spirituelle entre vie et mort. C'est ce sentiment d'ivresse et de liberté qui étreint parfois avec fulgurance les pages de la Route du retour.
Plus tard, très tard dans le récit, Jim Harrison laisse la parole à Dalva, comme si cette attente devait venir vraiment après, à la fin, clore le livre par sa parole. C'était important que Dalva ferme la porte de ce récit choral qui lui était dédié comme un chant d'amour, avec toutes ces voix.
Les retrouvailles de Dalva avec son fils Nelse, trente ans plus tard m'ont émues. Ici pas de grandes effusions de sentiments, pas de joie hystérique, pas de larmes, ce n'est pas le style de la maison. Une joie simple, pure, touchante comme un rendez-vous d'amour, un rare moment de bonheur, tout en pudeur, tout en retenue, un regard, deux mains qui se frôlent, un instant de justesse dans les mots pour dire cela... On voudrait presque s'éloigner des pages pour les laisser seuls dans cette intimité...
Chère Dalva, mes yeux tremblent un peu de vous quitter, à moins que ce ne soit l'air iodé qui vient du large.
Je connais une femme à Brest, dont la fille s'appelle Dalva, en souvenir de vous.
Je veux croire que vous avez existé, du moins vous existez pour moi, pour tant d'autres parmi nous aussi qui aimons les récits de Jim Harrison et l'âme de ses livres qui nous aide parfois à tenir debout.
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