Trois magnifiques portraits de femmes :
Rachel, une jeune mère, prise dans une vie qu'elle a l'impression de ne pas avoir choisie. Sur un coup de tête, elle part de chez elle avec son bébé, au milieu de la nuit, laissant son mari endormi. Elle se rend chez sa grand-mère, dans la maison dans laquelle elle a passé tous les étés de son enfance, mais dans laquelle elle n'est plus revenue depuis huit ans : la Ferme.
Maddy, sa grand-mère, gravement malade, agée de près de 90 ans, qui oscille entre des moments de lucidité et des moments où elle perd la tête.
Diane, Indienne Ojibwé, infirmière à domicile, dont la famille a toujours vécu sur les terres sur lesquelles le père de Maddy a autrefois fait construire la Ferme. Ces terres, il les a rachetées au grand-père de Diane et il n'a pas fait qu'y bâtir la Ferme : il a fait construire un barrage qui a anéanti la vallée et obligé les habitants à en partir.
Au centre du problème : des terres indiennes accaparées par des "Blancs" et que Maddy veut transmettre à Diane, qui s'occupe d'elle depuis des années, comme pour une réparation. Mais c'est plus que ça. C'est l'histoire d'une terre malmenée par les hommes : soustraite aux Indiens, soustraite à tous ses occupants — hommes comme animaux — puisque transformée radicalement par la construction d'un barrage.
Ce qui semble être au départ une histoire de succession, se transforme peu à peu en une problématique bien plus large : un réflexion sur l'action de l'homme "blanc" qui s'approprie la terre à des fins de profit, au détriment aussi bien des populations autochtones qui sont chassées des lieux où elles vivent, qu'à celui du milieu naturel (animaux, arbres, paysages…) durablement détruit, voire dont la survie même est menacée (les esturgeons…).
C'est tout le regard du lecteur qui prend de la hauteur peu à peu : on se croit, au début, dans un récit de bisbille familiale autour d'une succession, et on finit avec une vue plongeante (c'est le cas de le dire…) sur les conséquences humaines et écologiques de la construction d'un barrage.
On pourrait d'ailleurs voir cette histoire de succession comme le symbole de quelque chose de plus large : un questionnement sur la terre que nous laissons en héritage.
Mais il n'y a pas que la vision du lecteur qui se modifie : les personnages évoluent, se transforment en profondeur. Rachel, partie sur un coup de tête, qui comprend peu à peu ce qui ne va pas dans sa vie et qui se refuse à faire marche arrière. Qui comprend peu à peu ce à quoi elle tient vraiment. Diane, campée d'abord sur ses positions — récupérer la Ferme — mais en même temps très mal à l'aise de la situation. Diane tellement inquiète pour son fils Joe, l'ancien amant de Rachel, qu'elle a joué les mères abusives pendant des années. Maddy, au bord de la mort, tiraillée entre l'amour pour sa famille et un souci de justice pour la famille de Diane.
Deux personnages d'hommes sont aussi très bien vus : Joe, "gueule cassée" de la guerre en Irak, et Mickaël, le mari, que l'on ne connait pendant longtemps qu'au travers de ce qu'en dit Rachel et qu'on découvre beaucoup plus en demies-teintes dans les derniers chapitres du roman.
C'est un très beau livre que
La Crue. Les chapitres adoptent successivement le regard d'un personnage, puis d'un autre : une construction qui nous donne la sensation de comprendre peu à peu la situation au travers de différents points de vue, sans jamais qu'aucun personnage ne donne l'illusion de détenir la seule vérité. Les personnages sont complexes, pétris de contradictions :
Amy Hassinger porte sur eux tous un regard bienveillant et chaleureux.