Le Troisième Reich avait sa « Lingua Tertii Imperii » (
Victor Klemperer),
Eric Hazan dote la Ve République française de sa « Lingua Quintae Reipublicae » -LQR. La novlangue de
George Orwell est une bonne blague quand on la compare à cette LQR dotée du funeste privilège de son actualité.
Eric Hazan postule l'existence d'une LQR créée par les dominants bourgeois et capitalistes pour assurer leur domination sur le peuple. le but de cette langue serait de rendre les conflits politiques et sociaux inaudibles.
Eric Hazan n'analyse pas ce phénomène d'un point de vue scientifique mais il procède par associations d'idées en rapprochant les faits, les auteurs et les phénomènes qui ont retenu son attention au cours de la période dévolue à l'observation de la LQR dans son milieu. Cette langue se définit moins par la création de mots et expressions nouveaux que par le détournement de leur utilisation classique. Les procédés utilisés à cet égard sont :
- L'euphémisme qui permet de déployer des techniques d'évitement et de contournement. Citons en exemple l'utilisation du mot « crise » qui ne devrait désigner qu'une période ponctuelle et de brève durée, et non pas un état de fait long et chronique.
- le déni, ainsi que le montre l'emploi schizophrénique des mots « communication », « échange » ou « diversité » au moment où ils semblent convenir le moins à notre société.
- L'essorage sémantique défini par
Eric Hazan comme « une bouillie dont le sens s'évapore peu à peu » par une utilisation répétée et abusive. C'est le cas, par exemple, du mot « réforme ».
- L'antiphrase.
- L'amplification rhétorique qui permet de dramatiser une idée sans prendre le risque par ailleurs d'être pris à la lettre. Citons par exemple les métaphores guerrières comme le concept de « guerre de civilisation », « opération coup de poing » ou « prise en otage ».
L'analyse d'
Eric Hazan relève des processus incontestables et parfois éclairants, même s'ils tombent parfois dans le piège du consensus incorrect. Même s'il ne le dit jamais clairement,
Eric Hazan souligne l'idée selon laquelle le véritable pouvoir est passé du groupe politique au groupe financier. En témoignerait l'opposition entre société civile et gouvernement qui n'aurait pas d'autre but que de mettre le pouvoir politique dirigeant et électeur dos contre dos pendant que le pouvoir financier se faufile discrètement et inonde le marché de ses inventions.
« En attribuant les vices du système politico-financier au manque de vertu des dirigeants, on fait coup double. D'un côté, ceux qui jouent le rôle de censeurs manifestent leur courage et leur indépendance. […] de l'autre, le tournant éthique permet à la LQR de fournir, pour l'essentiel des maux, des explications tenant à des personnes, les responsables. »
Autre écueil de l'ouvrage que nous pouvons signaler :
Eric Hazan cède parfois lui aussi à l'amplification rhétorique en faisant passer les dominants financiers pour les maîtres de la LQR. Alors que
Pierre Bourdieu écrivait dans son livre
Sur la télévision : « Je crois que la dénonciation des scandales, des faits et des méfaits de tel ou tel présentateur […] peut contribuer à détourner de l'essentiel, dans la mesure où la corruption des personnes masque cette sorte de corruption structurelle (mais faut-il encore parler de corruption ?) qui s'exerce sur l'ensemble du jeu […] »,
Eric Hazan préfère dénoncer des groupes ou des institutions, légitimant ainsi la séparation entre dominants et dominés de la LQR. Il aurait été pourtant beaucoup plus riche de se demander en quoi les classes financières et bourgeoises sont elles aussi manipulées par un langage qu'elles modifient en fonction de leurs besoins, et de quelle manière les classes populaires légitiment cette langue en l'intégrant à leur discours quotidien. Il faudra essayer de prendre du recul vis-à-vis des dénonciations de l'auteur pour prendre conscience que nous utilisons tous, tous les jours et à notre insu, cette LQR qui a vidé certains mots de leur signification classique pour les doter d'une signification imagée que notre bon sens diplomatique (notre langue de bois) n'oserait pas prononcer franchement.