Ce matin, Nicolae peut se targuer de beaucoup mieux connaître Patrick Landais. Suivant sa méthode habituelle, il a d’abord tenté de découvrir l’enfant qu’il fût.
Mais il s’est heurté à une évidence telle, qu’il en est resté troublé un moment. Cet homme, comme tous les êtres de sa génération, n’a d’existence digitale que depuis son âge adulte puisqu'Internet n’existait pas lorsqu'il était jeune. Les cinquantenaires furent des enfants et des adolescents intégralement de chair, sans avatar virtuel et plus généralement sans aucune réalité numérique, quand aujourd’hui, certains fœtus ont déjà leur compte Facebook. Ce truisme l'a plongé dans l’image vertigineuse de ces milliards de vies qui se sont écoulées avant Internet et qui subsistent au mieux sur quelques pâles photos argentiques, lettres froissées, sinon dans les mémoires défaillantes des vivants. Donc dans l’oubli, soyons honnêtes.
Pourquoi Nicolae n’a-t-il pas pris conscience de cette réalité plus tôt, lui qui n’a justement jamais tenté aucune recherche sur son père disparu ?
Hervé entre dans le café et longe le bar jusqu’à la porte au fond, à gauche du flipper en panne. Le mètre carré dans lequel il pénètre, il le connaît par cœur. Avant que Mireille et Michel décident de fermer à 22 heures et de repeindre les toilettes, ces murs racontaient vingt années de nuits bruyantes, longues et enfumées. Les esprits embués par les pétards et l’alcool exposaient ici leurs troubles obsessionnels compulsifs. Des bites dans toutes les situations, des insultes misogynes à l’envi, quelques numéros de téléphone que personne n’appelait et des prénoms parfois reconnaissables. Cette logorrhée étalée sans pudeur avait une certaine beauté. Celle d’une anarchie immonde où la bêtise humaine, presque exclusivement mâle, griffonnée, coloriée, éjaculée, vomie, noyait dans son fluide obscène les quelques poèmes et « je t’aime » timides.
Aujourd’hui, les murs sont blancs.