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Critique de cprevost


Il existe de grands livres d'entretien qui éclairent les travaux d'intellectuels de premier ordre. La confidence autobiographique n'est pas le fort des savants, ils se sont généralement très peu livrés préférant s'effacer derrière leurs oeuvres. Ils acceptent cependant, parfois, de se raconter, de faire le récit de leurs carrières, de leur vie intellectuelle. Ils donnent de nouveaux éclairages sur leurs travaux, et les conditions dans lesquelles ils se sont développés et imposés. Ils offrent ainsi un témoignage capital sur la vie des idées de leur temps. Ils n'hésitent pas à parler aussi de leurs amis, de leurs goûts littéraires, philosophiques et artistiques. Mais surtout, ils donnent à un large public de non-spécialistes une voie d'accès à leurs pensées, dont ils font comprendre la portée et les enjeux. Dans « La sociologie à l'épreuve de l'art » nous n'avons malheureusement absolument rien de tout cela.


Cet entretien avec Julien Ténédos donne l'impression, à tort ou à raison, d'un travail de Nathalie Heinich, sans aucun doute ponctuellement et pratiquement utile pour telle ou telle administration, mais sans véritable portée intellectuelle. Simple compilation, il semble rien nous apprendre que nous ne sachions par ailleurs et notamment en ce qui concerne le monde de l'art. Il y a passage du professionnel au vocationnel. Il existe une pluralité des cadres de perception, une opposition entre des registres de valeurs, des frontières entre le monde de l'art et le monde ordinaire. L'art moderne et contemporain transgressent les frontières générant des réactions négatives des non-spécialistes qui refusent la violation des lignes et tentent de les rétablir et des réactions positives des spécialistes qui au contraire les ouvrent afin d'intégrer les propositions nouvelles et problématiques. Les transgressions de l'art moderne sont formelles tandis que celles de l'art contemporain portent sur les frontières elles-mêmes. Nous assistons un jeu à trois : public, artistes mais aussi intermédiaires dont le rôle est essentiel mais reste voilé, etc. … Pas d'avantage de surprise en ce qui concerne l'identité et sa perception chez l'écrivain et l'artiste. L'identité est la mise en cohérence nécessaire de trois moments : l'auto perception, la représentation et la désignation par autrui, le lien communautaire est un moyen de gérer les problèmes d'identité. L'artiste a beaucoup de mal à se définir dans une catégorie très valorisée qui engendre des écarts de grandeurs (diversité des systèmes de valeurs) et où la limite entre amateurisme et professionnalisme est flou. L'artification représente l'ensemble des phénomènes par lesquels le producteur en vient à être considéré comme artiste. Encore moins de surprise en ce qui concerne la singularité et la capacité, néo religieuse, de construire des communautés autour d'elle. Ce qui est en jeu ainsi avec la reconnaissance de van Gogh, c'est un déplacement de la sainteté dans le monde laïque.


Il faudrait reprendre, point par point, les considérations un peu à l'emporte-pièce de Nathalie Heinich sur les différents courants de la sociologie de son temps. Mais là aussi, avec le déplacement vers un certain conservatisme, depuis les années 70 et le début des années 80, du centre de gravité de la vie intellectuelle française, rien qui n'ait été répété ad nauseam et qui mériterait que l'on s'y attarde. Elle s'insurge contre la pensée critique de Bourdieu sans que l'on sache vraiment si c'est la pensée, la critique ou les deux à la fois qu'elle lui reproche. Bourdieu souffrirait énormément de sa pulsion normative. Rien en revanche de tel chez Nathalie Heinich. Elle est partisante d'une sociologie inductive, empirique, descriptive, pragmatique et compréhensive qu'elle a découverte, avec ses pourtant incontournables classiques, assez tardivement. Il semble qu'elle pratiquait avant cela cette forme de sociologie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Son travail, à la lecture de ce pensum qui en reprend la trame, apparait comme une succession d'enquêtes, de commandes administratives diverses dont elle tire des conclusions d'une grande trivialité et des livres. Sans originalité, son travail s'emble s'apparenter à une sorte de taxinomie sociologique et de la sociologie.


Nathalie Heinich a publié un « Bêtisier du sociologue », ce qui est assez courageux. Nous lui proposons cependant d'y ajouter quelques notes plus personnelles prises au hasard parmi beaucoup d'autres dans « La sociologie à l'épreuve de l'art ». Page 9, première ligne de l'ouvrage, « (…) je ne viens pas d'une famille qui connaissait vraiment le monde intellectuel. Mais ma première approche de la sociologie de l'art s'est faite à travers un livre de Pierre Francastel trouvé dans la bibliothèque de mes parents, quand j'étais encore au lycée». Page 95, « Je me passionne pour cette autobiographie qui a l'avantage de n'être pas un matériau sollicité par le chercheur, comme c'est le cas d'un entretien, mais un témoignage spontané, ce qui a une garantie de pertinence ». Quelques lignes plus loin, « J'avais donc trois études de cas, que j'ai pu rédiger pour en faire le thème d'une communication à un colloque sur « la gloire » à l'été 1992, et un article – tout en me disant qu'un jour il faudrait que je pousse cette question ». Page 105, « D'ailleurs, j'oublie en général ce qu'il (mes livres) y a dedans et je dois m'y replonger pour m'en souvenir et pouvoir en parler, parce qu'une fois publié, c'est derrière moi … ». Page 127, « Je crois que de ce point de vue les sociologues ont – ou du moins peuvent avoir – une perspective diamétralement opposée à celle des historiens, qui ont plutôt tendance à s'étonner que les choses changent, et à s'interroger sur les raisons des variations. Alors que moi, en sociologue, je trouve que ce qui est normal c'est que tout bouge, ne serait-ce que parce que le temps passe ; ». Page 130, « Encore une fois, c'est une faute de raisonnement grossière, car si une chose est socialement construite, c'est que justement elle est nécessaire du point de vue de la collectivité humaine (…) ». Page 181, « J'aime beaucoup travailler avec la fiction, d'abord parce que c'est un matériau qui préexiste à l'enquête, qui n'est pas constitué par le chercheur, qui est donc forcément pertinent pour les acteurs ; ensuite parce que c'est un matériau collectif, dès lors qu'il est publié (…) ».


Les pages de « La sociologie à l'épreuve de l'art » sont pleines du ressentiment de l'auteure et, à la fermeture du livre, elles vous laissent une impression d'incontestable malaise. Nathalie Heinich vous fait penser à ces musiciens d'orchestre toujours insatisfaits parce qu'ils ne seront jamais solistes, du moins dans une formation prestigieuse (« je me suis vue marginalisée par Bourdieu » (page 30) ; « Boltanski élaborait ses « économies de la grandeur » en m'interdisant l'accès à son séminaire, et me demandait ensuite de venir y plancher devant ses étudiants, qui me prenaient pour une demeurée ! » (page 78) ; « Comme le van Gogh, il (mon livre) a guère était lu par mes pairs, et mal ou peu lu par le public qui s'intéresse aux prix littéraires. Quant à mes collègues du GSPM, qui auraient dû en être les premiers lecteurs, j'avais renoncé, à l'époque où le livre est paru, à trouver en eux des interlocuteurs », etc.). Enfin, il faut également ajouter au bénéfice de la sociologue que le questionnement indigent et hagiographique de Julien Ténédos dessert grandement le livre.
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